La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 60 : Les Souvenirs de Laïn

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Le soleil n'est pas encore levé mais Laïn n'a pas réussi à fermer l'œil. Trop de pensées se bousculent dans son esprit. De souvenirs aussi. Et un pressentiment la tenaille. Bon ou mauvais, elle est incapable de le dire. Quoi qu'il en soit, quelque chose se prépare.

Alors, veillant silencieusement sur le sommeil d'Anya, la femme-louve s'attèle à nettoyer son arme. Un sabre à un seul tranchant dont la lame très courbe est aussi longue que son bras et dont la poignée travaillée est tressée de satin sombre et de laine vermeille. Elle ne le dira pas mais c'est sans doute la seule chose qu'elle a pu sauver de son passé. Son compagnon portait encore cette lame à la ceinture lorsqu'il a disparu… Et c'est tout ce qu'elle a pu garder de lui, ses souvenirs mis à part…

Elle ne pensait pas devoir s'en servir avant longtemps. Malheureusement, les choses prennent un dangereux tournant et pour protéger le magicien et son amie, l'inévitable approche vers elle à grand pas. Elle ne fera rien pour l'empêcher. Elle aidera Anya et Dante autant qu'elle le peut car elle sait que la finalité leur incombera, puisqu'elle ne sera plus là ni pour les accompagner ni pour la voir. En effet, son instinct lui dit que bientôt elle ne pourra plus les épauler dans leur quête de vérité et de justice.

Elle, ne voit pas cela comme une mauvaise chose. La culture des Veilleurs leur inculque que rien n'est une finalité, encore moins ce passage vers l'Autre-Monde. C'est le sentiment d'Anya sur la question qui inquiète la femme-louve. La jeune femme a tellement été affectée par la disparition de Gautier. Comment réagira-t-elle à la perte d'un autre proche ? Laïn ne veut pas y songer. Pas tout de suite… Il lui reste encore un peu de temps, espère-t-elle.

 

Profitant du sommeil d'Anya, elle a soigné ses blessures, fait disparaître les ecchymoses et les éraflures. Si le peu de magie qui lui reste peut servir à aider une amie… Elle n'a pas hésité. Autrement, la jeune femme aurait été trop fragile pour ce qui s'annonce. Bien qu'elle lui ait affirmé le contraire. Les humains se surestiment parfois un peu trop lorsqu'il s'agit de protéger ceux qu'ils aiment. Mais après tout, ce n'est pas une tare. Toute Veilleuse qu'elle est, elle est un peu comme eux, elle aussi.

Bientôt, il lui faudra réveiller son amie. Il lui faudra se changer, se préparer. Le temps est compté car elles doivent arriver à Félinin avant que le soleil ne perce l'horizon. Profiter que la Brigade du Lynx soit encore ensommeillée est leur meilleure option pour fuir avec Dante sans que les soldats ne les rattrapent aussitôt. Gagner du temps quand il n'en reste plus vraiment…

 

La nuit n'est pas encore achevée quand elle sort Anya du sommeil. Cette dernière a bien du mal à quitter la chaleur des oreillers et se muche un peu plus sous la couette. Mais très vite, elle se décide à se lever, pour Dante. Avec étonnement, elle n'a ni courbature ni plus aucune douleur tandis qu'elle s'étire comme un chat.

- Je ne sais pas avec quelle plantes magiques tu prépares tes onguents, Évy, mais ils ont fait des merveilles !

- Tu es surtout plus robuste que tu le pensais, plaisante la femme-louve sans lui avouer que les plantes n'y sont pour rien. As-tu faim ?

- Comme toujours, évidemment, sourit Anya.

Son amie lui désigne une tasse de thé chaud et un morceau de brioche.

- Comment allons-nous sortir Dante de prison ? Demande la jeune femme entre deux gorgées.

- C'est simple. Il va nous falloir profiter de la fin de la nuit pour tromper la vigilance des gardes et avoir le temps de vous mettre à l'abri tous les deux avant qu'ils ne se rendent compte que leur principal suspect a disparu. En espérant qu'ils soient encore ensommeillés et qu'ils ne s'aperçoivent pas trop tôt que Dante s'est échappé.

- Espérons.

Anya jette un œil au dehors. Il ne fait pas encore jour.

- Quand partons-nous ?

- Dès que tu seras prête. J'ai pensé que tu souhaiterais peut-être passer quelque chose de plus adéquat à la situation.

- Merci.

- Il y a des vêtements propres. Et si tu as envie de te faire un brin de toilette, n'hésite pas.

- Ai-je le temps ?

- Oui, ne t'inquiète pas. Nous avons encore deux bonnes heures avant que le soleil ne pointe ses premiers rayons.

- Et toi ?

- Je me changerais pendant que tu te débarbouilles.

La jeune femme sourit. Elle oublie parfois que son amie est en grande partie louve et que la pudeur est un concept très humain.

 

Tandis qu'elle se rend au fond de la grotte pour se changer, Anya ne peut s'empêcher de s'arrêter près du petit autel. Les figurines de bois y sont posées de façon à ce que la jeune femme ait le sentiment qu'elles l'observent. Elle ne résiste pas à l'envie de les toucher, d'en caresser le matériau sculpté. C'est un travail si minutieux. Le détail qu'il y a sur chacun est un indice évident du temps passé à les confectionner, et du cœur mis à l'ouvrage.

Elle songe alors à ce que Laïn lui a conté. Ces histoires de chasses, de sorcière et de magie. Et un détail la turlupine. Elle doit poser la question, pour savoir. Elle abandonne les vêtements propres derrière le paravent et retourne près de la femme-louve. Cette dernière, affairée à nettoyer son sabre, lui adresse un regard par-dessus son épaule.

- Tu ne voulais pas te changer avant d'aller sortir Dante de prison ?

- Si, mais… dis-moi… Je me suis toujours demandé comment tu as survécu. Pourquoi es-tu la seule de ton peuple à être toujours là ?

- Un maudit coup de chance sans doute, lui répond Laïn, évasive.

- Évy, plus sérieusement, gronde Anya.

La femme-louve garde le silence, songeuse. Elle semble concentrée sur son arme quand finalement, elle la pose devant elle et son esprit plonge dans ses souvenirs. Mais elle ne prononce pas le moindre mot et laisse Anya avec sa question. Cette dernière remarque pourtant sa mine triste, ses oreilles lupines qui se baissent et sa queue qui s'enroule autour d'elle comme pour lui apporter du réconfort.

- De quelle façon ton peuple a disparu ? retente la jeune femme.

- Lors d'une énième et dernière attaque, soupire Laïn. La sorcière avait trouvé où se cachait notre village et ça a été horrible. Elle a massacré tout mon peuple, aspirant notre magie, ce qui faisait de nous des Veilleurs.

- L'alliance des animaux et des hommes, murmure Anya.

- Oui. Tout Veilleur a la force et la magie des deux. Nous sommes donc bien plus que des bêtes et bien plus que des humains. Avant, nous étions même le lien entre les uns et les autres. Mais ce temps est révolu… La sorcière nous a volé cette essence que les divinités nous ont octroyée, pour se l'accaparer et devenir plus puissante. Elle a même tué les louveteaux…

- Les enfants aussi ? Quelle horreur ! s'offusque Anya.

- La magie des Veilleurs est un privilège que nous n'obtenons qu'une fois adulte. Et ce sont les Dieux qui nous choisissent. Et parmi les miens, nous n'étions pas tous Veilleurs. Mais ça, la sorcière n'en avait que faire. Tout ce qu'elle voulait était de nous prendre notre magie. Son ignorance l'incitait à tuer toute créature qui se présentait sur son chemin dans sa quête insatiable de pouvoir. Les anciens, les louveteaux, les louves, les guerriers… Elle a massacré tout mon peuple dans sa quête du pouvoir.

- Tous, sauf toi.

Le regard de Laïn s'éteint.

- Je n'étais pas au village quand elle est arrivée, raconte-t-elle. Avec les autres Veilleurs de mon clan, nous étions allés défendre la lisière du bois contre l'armée des hommes. Ce n'était qu'une diversion. Elle en a profité pour débusquer nos anciens, nos petits et celles et ceux qui n'avaient pas été choisi et qui n'étaient pas fait pour être des guerriers. Quand nous nous en sommes aperçus, il était déjà trop tard. Elle avait commis un crime atroce. Un véritable carnage... Pour tenter de sauver ce qu'il restait, nous l'avons combattu sans relâche. Elle était puissante, trop puissante bien que nous soyons encore nombreux. Et chaque fois que l'un des miens tombait, elle puisait sa magie et gagnait en force et en puissante. Quelque part, nous savions le combat perdu et pourtant nous tenions bons malgré tout. Il en allait de la survie de la magie tout entière. Nous ne pouvions pas la laisser l'emporter.

"Mais quand j'ai découvert les corps sans vie de mes louveteaux... J'ai honte de l'avouer… Mes jambes ont flanché, mon arc m'a échappé des mains, et je n'ai pu que prendre mes petits contre moi pour pleurer. Mon compagnon, lui, est entré dans une rage indescriptible. Avec les autres Veilleurs, ils ont tenté de l'arrêter. De la tuer. Mais elle avait accumulé tellement de pouvoir qu'il leur était impossible de la contrer. J'ai vu mes amis mourir les uns après les autres sans que je ne puisse rien faire…"

Anya aperçoit les larmes glisser sur les joues de la femme-louve, mais elle n'ose l'interrompre. Le regard de Laïn est absent, comme si elle était entrée dans ses souvenirs, comme si elle les revivait. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle pose la question, se maudit la jeune femme.

- Je serrais mes petits sans vie contre moi et j'étais incapable de combattre. J'assistais au massacre des derniers Veilleurs de mon clan sans parvenir à bouger. J'étais comme paralysée, là, au milieu de mon peuple assassiné... Je voulais voir ma petite louve me sourire encore une fois, mon louveteau jouer avec mes cheveux… Tout ça m'avait été volé et je ne parvenais pas à l'accepter…

Anya ne peut que l'imaginer berçant ses enfants sans vie contre elle, les yeux pleins de larmes. Elle en pleurerait elle aussi si elle n'était pas pendue aux paroles de la femme-louve, comme hypnotisée.

- Quand j'ai réalisé qu'il ne restait que mon compagnon et moi, poursuit Laïn, il était devenu… un monstre incontrôlable. Je ne l'avais jamais vu comme ça… Je n'avais jamais eu peur de lui avant ce jour-là. Il n'était que haine déchaînée et image cauchemardesque du loup. La sorcière ne parvenait qu'à le blesser, mais pas à l'achever, ce qui le rendait plus hargneux et dangereux encore. Je savais qu'il allait mourir… et que je ne pourrais rien faire pour l'éviter… Alors, je n'ai pu m'empêcher de hurler son nom, comme si j'allais le retenir. Comme si, naïvement, j'allais empêcher tout ça. Mais cela n'a fait que rappeler ma présence et forcer mon compagnon à se mettre d'avantage en danger. La sorcière a tenté de me frapper d'un sort. Et je n'ai alors vu qu'une ombre s'abattre sur moi. Par reflexe j'ai fermé les yeux, pensant que c'était terminé. Et un silence sourd est tombé… J'ai pourtant rouverts les yeux, découvrant que mon compagnon m'avait sauvé la vie, en perdant la sienne…

Laïn ne peut décrire ce qu'elle a vu à cet instant, mais l'image reste gravée dans sa mémoire. Elle ne se souvient que trop bien du corps sans vie de son compagnon, la serrant contre lui en son dernier geste. Elle se souvient encore de ce sentiment déchirant et de cette douleur insupportable dans la poitrine, de ce souffle glacé qui l'envahit et de sa respiration qui s'arrête, du pelage froid sous ses doigts, du cri dans sa gorge et des larmes sur ses joues...

La jeune femme le voit à son expression hantée, à ses mains tremblantes et à ces perles salées qui ne cessent de couler sur son visage. Comment aurait-elle réagi à sa place, si ça avait été Dante ? Anya ne saurait le dire, et elle ne veut pas le savoir.

- Il s'est sacrifié pour te sauver, admire-t-elle en serrant son amie dans ses bras. Mais, et la sorcière ? Comment lui as-tu échappé ?

- Anya, si tu savais… J'ignore même pourquoi je suis encore là. J'aurais dû suivre mon compagnon dans cette après-vie, mais je suis toujours là…

- N'a-t-elle pas cherché à s'en prendre à toi ?

- Quand j'ai découvert que j'étais encore de ce monde, je n'étais plus au village et j'étais seule. Est-ce le sort qui m'a projeté si loin de cette scène de carnage ou une intervention du Seigneur Lion, je ne saurais le dire. Quoi qu'il en soit, j'avais atterri dans la Tanière.

- Tu as été téléporté ?

- C'est le mot, oui.

- Hiamovi t'a sauvé, affirme Anya.

- Peut-être. Mais pourquoi n'est-il pas intervenu avant alors ?

- Parce qu'il ne restait que toi, ose timidement la jeune femme.

Laïn reste silencieuse.

- Qu'est-ce que j'ai dit ? culpabilise son amie aux cheveux clairs.

- Rien. Je me demande simplement pourquoi il a choisi de me sauver moi. Il y avait d'autres Veilleurs plus émérites parmi les miens.

- Je ne sais pas. C'est à Lui qu'il faut demander.

- Je lui ai souvent demandé, sourit Laïn avec une certaine amertume, mais Hiamovi ne répond jamais à ces questions-là…

- Et ton compagnon ? Qu'est-il devenu ?

Anya craint la réponse, car vu l'histoire que vient de lui raconter la femme-louve et ce qu'elle a pu lui conter avant cela, elle sait ce qu'il en est.

- Disparu. Comme s'il n'avait jamais existé… lui répond son amie la voix brisée.

Les larmes ne tarissent pas sur les joues de Laïn. De ses doigts tremblant, elle les essuie doucement sans les sécher vraiment. Elle n'arrive pas à taire ce sanglot qu'elle contient. Elle revoit encore les images, claires et précises, comme si tout ceci était arrivé la veille. Pourtant, les évènements datent sans doute du siècle dernier. La Veilleuse ne sait plus. Elle a perdu la notion du temps depuis ce jour où les hommes lui ont tout pris.

- Comment ça « disparu » ? s'inquiète Anya.

- Après cette terrible nuit, j'ai réussi à retourner au village. Il n'était plus que ruines. Mon peuple massacré gisait là et étant la seule survivante, je leur devais des funérailles dignes. Il m'a fallu deux jours entiers pour que tous puissent redevenir poussière et retourner à la terre. Ça a été un véritable déchirement quand j'ai dû dire au revoir à mes louveteaux et les regarder rejoindre nos ancêtres avec les flammes. Quant à mon compagnon, je… je n'ai jamais re… retrouvé… son corps…

Elle n'aurait jamais cru que le dire soit une telle épreuve.

L'émotion est sur le point de la submerger. Sa voix se perd dans sa tristesse. Elle ne parvient plus à garder les idées claires et seule sa mémoire vient l'assaillir. Elle perdrait presque pied. L'insupportable souvenir de n'avoir retrouvé que le sabre de son compagnon est comme une flèche plantée dans son cœur, une douleur atroce qu'elle n'arrive pas à taire.

 

La jeune femme aux cheveux clairs se sent fautive d'avoir abordé le sujet sans penser que le deuil de Laïn puisse être encore si vif. L'a-t-elle fait au moins ? Car malgré le temps passé, elle reste éternellement attachée à son compagnon disparu. Son amie n'est pas à moitié louve pour rien. L'image de fidélité de ces animaux va au-delà de la seule expression littérale. Laïn l'est vraiment, qu'importe ce monde qui la sépare de celui à qui elle s'est liée. Anya la soupçonne même d'être prête à l'y rejoindre à n'importe quelle occasion et elle n'aime guère cette idée.

- Je suis désolée, parvient-elle seulement à dire.

Elle n'a jamais vu Laïn pleurer ainsi et elle ne sait pas comment réagir, comment sécher ses larmes et illuminer son visage à nouveau. Si seulement elle pouvait effacer les sombres souvenirs les sombres souvenirs qui la hantent. Au fond, elle ne supporte pas de la voir si triste, son deuil encore à vif et dont elle a malencontreusement rouvert la plaie. Kylian saurait-il la consoler, se demande-t-elle. Lui qui semble si attentionné à son égard…


© Lynn RÉNIER
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