La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 62 : Le Symbole de la Chimère

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Félinin dort encore profondément. Le soleil ne dessine qu'un mince liseré jaune à l'horizon et seul un chat solitaire croise leur route en cette heure indue. Ce n'est pas pour leur déplaire, bien au contraire. Pas de regard curieux de la part de badauds, Anya et Laïn passent inaperçu.

Sitôt le bois derrière elles, Anya sait que l'apparence de son amie s'est modifiée légèrement, retrouvant le visage de l'humaine Évelyn. Elle n'y prête plus vraiment attention désormais. Ses changements ne la perturbent plus. Elle en a l'habitude et ne s'en formalise pas. Elle trouve même cela captivant.

Mais en lui jetant un bref regard, elle remarque que, les attribues lupins de Laïn disparu, seules dépassent les petites pointes de ses oreilles humaines dans ses cheveux sombres. Des oreilles dont le cartilage de l'hélix est légèrement étiré en pointe. Comme celles des elfes dans les romans, s'amuse à penser Anya.

Quoi que c'est sans doute plus subtil, un détail à peine perceptible si l'on ne s'attarde pas en observation. Car il n'y a rien de difforme. Les oreilles de Laïn sont de petite taille, discrètes. Elles ont quelque chose de très humain, à la seule différence que le cartilage de l'hélix forme une petite pointe. Un rappel de leur forme lupine, assurément.

La jeune femme n'y a jamais vraiment fait attention jusqu'à présent. Or, maintenant qu'elle connaît le secret de Laïn, elle ne peut s'empêcher de le remarquer, comme une évidence.

- Comment n'ai-je jamais vu ça ? sourit-elle.

- Quoi donc ?

- Tes oreilles.

Laïn lui adresse un regard d'incompréhension.

- Sous ta forme humaine, elles sont pointues. Je n'y ai jamais fait attention.

La femme-louve vient toucher la pointe de ses oreilles du bout des doigts.

- Est-ce si… particulier ?

- Nos oreilles, à nous humains, sont bien plus rondes.

- C'est un détail sur lequel je ne me suis jamais attardée… avoue la femme-louve.

- Si on y prête vraiment attention, on ne peut que remarquer que ce n'est pas commun. Surtout maintenant que je sais qui tu es vraiment.

- Je n'ai pas été démasquée jusqu'à présent, pourtant.

- Parce que peu sont observateurs. Et comme tous pensent que la magie n'existe pas…

- Peut-être que cela va changer.

- Crois-tu ?

- La Brigade du Lynx ne taira pas l'affaire longtemps. Le sorcier finira par se montrer, et ainsi faire prendre conscience à tous que la magie n'est pas qu'une légende. Frank Hotch est intelligent, il le sait si son enquête a abouti aux mêmes constatations que nous.

- Pourtant, je ne le trouve pas très actif depuis la mort de Gautier.

- Détrompe-toi. C'est un vrai limier. Il manque assurément de preuve tangible pour passer à l'action. Ce que nous faisons, il ne peut pas se le permettre. Avec les éléments découverts par le légiste, l'Inspecteur Hotch a compris qu'il est à la recherche d'un sorcier. Mais comment trouver un sorcier alors que tous pensent qu'il n'en existe plus depuis la purge ? Le seul à s'être présenté est Dante, malheureusement pour lui. Alors, les soupçons se sont aussitôt portés sur lui. L'Inspecteur ne doit pas avoir assez d'éléments en sa possession qui tendent à incriminer le Comte de Richwel, ou son complice. Il faut se mettre à sa place. Même s'il a émis des hypothèses, elles le resteront sans preuve pour les étayer. D'autant que l'Inspecteur a toujours mené ses enquêtes avec une discrétion notable.

- Je comprends.

- La Brigade du Lynx a tenu son rôle depuis que Félinin existe. Fais lui confiance. Elle n'en a pas après Dante en particulier. Il a seulement la malchance d'être le coupable idéal au vue des preuves obtenues. Je suis certaine que l'Assemblée des Hauts-Mages appuiera le fait qu'il n'était pas présent dans la cité au moment des meurtres.

- Ce serait dévoiler leur existence et leurs réelles activités, dans ce cas.

- Peut-être. Mais rien ne les oblige à dire la vérité à ce sujet. Depuis des décennies, les Hauts-Mages ont su cacher ce qu'ils étaient, je n'ai pas d'inquiétude pour eux. Ils sauront juger par eux même s'ils doivent protéger leur secret ou non.

- Et l'évasion de Dante ne l'incriminerait-elle pas d'avantage ?

- A fortiori, si. Malheureusement, nous n'avons guère le choix. Tant que Dante n'aura pas démasqué le sorcier, il est impossible de rester les bras croisés à attendre que l'enquête aboutisse aux bonnes conclusions. Nous devons forcer les choses. Le plan du sorcier est en marche, son exécution imminente. Je le sens. La magie dans l'air a quelque chose de… quelque chose d'inquiétant.

- Ne peut-on pas apporter nos déductions à l'Inspecteur ? Ne nous écouterait-il pas ?

- Frank Hotch saurait nous écouter si nous avons les preuves de ce que nous avançons. Or, ce n'est pas le cas. Les preuves en question nous manquent. Nous n'avons que nos déductions et rien de concret à lui présenter. Il ne peut pas nous croire sur parole, il lui faut des indices palpables pour nous accorder du crédit et pas uniquement des mots.

- Alors, il ne nous reste que peu de temps…

Laïn ne renchérit pas. Et le silence retombe entre elles. Anya ne serait pas contre discuter. Ce mutisme la gêne et bavarde comme elle est, elle aurait tendance à parler de tout et n'importe quoi, juste pour que le silence se brise. Mais le regard lointain de Laïn la convainc de tenir sa langue.

Quelque chose chez son amie a changé. La jeune femme ne saurait dire quoi avec certitude. Elle perçoit seulement que l'esprit de la Veilleuse est ailleurs. Est-ce à cause de ses questions ?

- Anya, à quoi ressemblait le blason ? demande brusquement Laïn.

La jeune femme reste interdite une seconde, ne s'attendant pas à ce que ce soit la femme-louve qui brise le silence, encore moins pour cela.

- Heu… Je ne sais plus très bien.

- Essaie de te souvenir.

Anya plonge dans sa mémoire. Son cerveau doit bien avoir stocké l'information quelque part !

- Comme je te l'ai dit, j'ai d'abord pensé à un dragon. Mais ça n'en était pas un. Il y avait bien une tête de serpent, oui. Elle n'était tout simplement pas au bon endroit.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- La tête de serpent était au bout de la queue.

- Continue.

- La créature avait un corps de chèvre et deux têtes. En plus de celle de la queue, précise Anya. L'une portait des cornes de bouc et l'autre avait quelque chose de félin.

- Trois têtes sur un seul corps, reprend Laïn.

- Oui. C'est étrange… Est-ce qu'une telle bête peut exister ?

- Il n'y en avait déjà plus quand je vivais aux pieds des Sommets Dentelés.

- En somme, ça fait très longtemps, conclue la jeune femme.

- Un siècle ou deux, lâche la femme-louve. Peut-être d'avantage.

- Est-ce que tu plaisantes ?

Laïn élude la question d'un simple sourire malicieux.

- Tu ne plaisante pas. N'est-ce pas ?

La femme-louve ne lui répond pas. Anya commence à penser que son amie est plus vieille encore qu'elle ne le pensait et ça l'effraie un peu.

- Cette créature mi-chèvre mi-reptile est une chimère, siffle Laïn.

- Une chimère ? Qu'est-ce que c'est ?

- Ce que tu viens de me décrire.

Le regard que lui lance Anya l'informe qu'elle ne comprend pas.

- De façon plus concrète, il s'agit d'une créature composite possédant les attributs de plusieurs animaux. Quoi que pour certains, c'est plus un symbole qui désigne les fantasmes et les utopies impossibles. Habituellement, elle est décrite comme un hybride avec un corps et une tête de lion, une tête de chèvre sur le dos et une queue de dragon se terminant par une tête de serpent.

- Un bien étrange mélange.

- C'est un tel mélange qui donne naissance à une chimère. Et j'ai peur de savoir à qui cet emblème fait référence.

- L'aurais-tu déjà vu ?

- C'est possible, oui. Il y a longtemps. Et j'espérais ne jamais avoir à le revoir un jour…

- La couleur des uniformes m'a immédiatement fait penser au Roi. Mais c'est impossible.

- Tu as raison. Le Roi n'est pas impliqué. Bien que mettre la main sur un magicien talentueux ou un Veilleur l'intéresserait…

- Alors qui ?

- Quelqu'un d'assez présomptueux pour prétendre à un aussi haut titre que celui de souverain.

- Le Comte semble tout indiqué.

- Il n'est pas le seul à être ambitieux ici-bas. La plupart des hommes le sont.

- Vas-tu garder le mystère encore longtemps ?

- La chimère est le symbole que le sorcier s'est choisi. Et le sorcier en question serait plutôt du genre… féminin.

- Une femme ? Notre encapuchonné est donc bien une femme. Ma première impression était la bonne.

- Ne t'ai-je pas déjà dit de faire d'avantage confiance à ton instinct ?

- Si, répond Anya penaude. Si je comprends bien notre sorcier est une sorcière. Mais qui est-elle? Si tu as déjà vu le blason, est-ce que cela veut dire que…?

La jeune femme hésite à le dire tout haut. Dans les yeux de Laïn, l'inquiétude s'est installée.

- La sorcière qui a massacré mon peuple est toujours là, lâche cette dernière dans un souffle.

- Comment est-ce possible ? Elle ne devrait plus être en vie depuis longtemps.

- En s'accaparant notre magie, elle a acquis notre longévité…

- Alors, elle est de retour. Pourquoi ?

- Finir ce qu'elle a commencé il y a un siècle de cela…

- C'est un cauchemar !

La femme-louve s'enferme alors dans un mutisme pesant. Anya n'est pas décidée à la laisser plonger dans l'obscurité de ses souvenirs.

- Sais-tu qui elle est ? Connais-tu son identité ?

- Je ne connais malheureusement que son visage. J'ignore quel est son nom, et donc comment elle se fait appeler désormais.

- À croire que le sort s'acharne, se lamente Anya.

Laïn se fige soudain, et son amie l'imite. La Veilleuse pose sur elle un regard lourd de sens.

- Anya, il faut l'arrêter, quoi qu'il en coûte. Elle vient voler la dernière essence de magie qui subsiste dans le Bois de Hiamovi. Si elle y parvient, tout sera terminé. Toutes les créatures qui peuplent ce dernier refuge disparaitront… et la magie des mages disparaitra avec eux. Cette sorcière ignore tout de ce qu'elle va provoquer. Il faut l'en empêcher à tout prix !

Jamais Anya n'avait vu la femme-louve aussi effrayée. Et ça ne la rassure pas. Son amie affiche une expression presque hantée et dès lors, la jeune femme n'ose plus prononcer le moindre mot. Elles reprennent le chemin de la caserne, silencieuses et préoccupées.

 

Alors qu'elles approchent des bureaux de la Brigade du Lynx et de la prison, la femme-louve stoppe son amie à l'angle de la rue. Une fraction de seconde, ses yeux reprennent une couleur fauve et ses oreilles lupines apparaissent dans ses cheveux. Elle lève le nez, comme pour humer l'air à l'image d'un prédateur en chasse. Puis, elle retrouve le visage humain d'Évelyn en un clin d'œil.

- C'est curieux, dit-elle. Je ne perçois pas la présence de Dante.

- Comment dois-je traduire cela ?

- Il n'est pas ici. Les mercenaires qui l'ont capturé ne l'ont pas remis à la Brigade.

- Où est-il alors ?!

- Me fais-tu confiance ?

- Toujours.

- Dans ce cas, suis-moi.

D'un pas rapide, elles grimpent la colline, rebroussant chemin.

- Nous revenons sur nos pas, constate Anya. Aurait-il réussi à s'échapper pour trouver de nouveau refuge dans ta tanière ?

Son amie garde le silence, concentrée sur cette piste qu'elle renifle. Bientôt, elle la guide à travers les villas. Elles laissent le Domaine des Arflors dans leur dos, longe celui du Comte de Richwel pour gagner peu à peu l'orée du bois.

- Attends, une minute… murmure la jeune femme pour elle-même.

Le chemin lui est familier. Avec Dante, elle l'a emprunté à plusieurs reprises déjà. Elles prennent le chemin de l'alcôve adossée au Domaine de Gast.

- Ils l'ont emmené dans le tunnel.

- Il semblerait. C'est donc le fameux tunnel…

- Oui. Dante serait-il enfermé dans la cellule que nous avons découverte ?

- Il n'y a qu'une façon de le savoir.

Sans attendre, les deux amies s'engouffrent dans le tunnel. Pour ne pas attirer l'attention, la femme-louve a pris soin de débrancher le réseau d'ampoule qui circule au plafond. Il est préférable d'éviter toute source de lumière, leur ombre les trahirait. Sa main dans celle de Laïn, la jeune femme la laisse la guider dans le noir. La vue de prédateur de la Veilleuse est un atout dans cette obscurité.

Par chance, elles arpentent le long couloir sans croiser quiconque. Mais à l'approche de la porte, des voix résonnent. Laïn intime à Anya de ne pas bouger. Cette dernière proteste mais la femme-louve ne lui permet pas de discuter, lui signifiant de garder le silence d'un doigt sur les lèvres.

Les voix qui leur parviennent sont masculines. Sans doute les mercenaires sont-ils chargés de monter la garde. Ils rient d'une blague de l'un d'entre eux. Impossible de savoir combien ils sont, les sons résonnent et l'écho rend impossible d'identifier chacune des voix. C'est alors que Laïn laisse Anya dans l'ombre pour s'avancer vers la pièce. Elle voudrait la retenir, ou se joindre à elle, mais réagit trop tard.

Dans le rayon de lumière qui s'échappe de l'entrebâillement de la porte, la jeune femme aperçoit la silhouette de la louve. Sans un bruit, elle s'est transformée, prenant cette forme animale proche du chien en allure et en taille. Dans l'ombre, Anya croirait presque voir Fidèle. Un instant d'hésitation peut-être avant d'entrer, et la bête déboule dans la pièce avec un grondement sourd. Un renard dans un terrier de lapins, songe Anya.

Surpris, les mercenaires mettent une seconde de trop avant de réagir. Deux d'entre eux sont déjà tombés sous les crocs de la bête quand ils se mettent en action. Les grognements qui résonnent et les râles des hommes font frémir la jeune femme tapis dans l'ombre. Elle ne voit pas ce qui se passe, mais les ombres qui dansent sur les murs du tunnel lui suffisent bien assez.

Soudain, la porte claque et le noir l'engloutit. Seuls les bruits assourdissants de la bagarre lui parviennent. Et son imagination fait le reste. Elle est tiraillée entre inquiétude et peur. Elle voudrait courir porter main forte à son amie, et en même temps ses jambes la trahissent. Saurait-elle vraiment d'une grande aide face aux mercenaires, elle qui n'a jamais tenu une arme de sa vie ? Laïn est une guerrière, depuis des lunes. Pas elle. Pourtant ça ne l'arrête pas. Elle ne peut pas laisser son amie faire le sale boulot toute seule.

Brusquement, le silence tombe. Lourd. Anya ne peut plus rester dans l'ombre. Qu'importe la peur, elle doit vérifier ce qui se passe. Tandis qu'elle prend son courage à deux mains et fait un pas, la porte grince. Anya retient sa respiration. Elle ne doute pas de la réussite de la Veilleuse, mais une petite voix angoissée lui intime de prendre garde. Et si l'un des mercenaires avait survécu?

La porte s'ouvre sur un museau lupin et la louve se glisse dans l'entrebâillement. La jeune femme ne retient pas son soupir de soulagement.

- Il faut faire vite, la relève ne tardera pas à arriver.

Anya remarque son poil noir collé et poisseux sur son dos. Est-ce son sang ou celui de ces hommes ? Elle n'a pas le loisir de lui poser la question. Une voix la coupe avant qu'elle ne prononce un mot.

- Laïn ? Est-ce toi ?

Sans attendre, la jeune femme entre dans la pièce. Elle tente d'ignorer les corps sans vie des mercenaires et les tâches de sang, çà et là, qui trahissent la férocité libérée ici. Puis, elle pousse la seconde porte pour découvrir le magicien derrière les barreaux.

- Cat ! s'exclame-t-il. Qu'est-ce que vous êtes venues faire ici ?

- Nous sommes venues te sortir de là, idiot.

Un sourire barre le visage de Dante.

- Je ne suis pas contre une évasion. Cette cellule ne me plait pas.

- Pourquoi ne pas t'être évadé ? Je t'ai vu forcer des serrures d'un simple mot.

- Avec ces chiens de garde pour m'accueillir aussitôt passé cette porte ? Non merci. Je suis un mage, pas un soldat.

- Ne trainons pas, leur rappelle la louve. Vous vous chamaillerez plus tard.

Acquiesçant, les deux jeunes gens ne se le font pas dire deux fois. D'une parole, Dante déverrouille la porte de la cellule.

- Tu n'y es pas allée de main morte, dit-il à Laïn en constatant l'état de la pièce et des hommes qui montaient la garde. C'est un carnage…

- Nous parlerons éthique une autre fois, veux-tu, gronde-t-elle en retour. Dois-je te rappeler que je suis avant tout un prédateur.

Anya et la louve s'engagent dans le couloir du tunnel et le magicien leur emboîte le pas vers la sortie.


© Lynn RÉNIER
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