La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 72 : Le Masque Tombe

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Tenant l'insecte mécanique entre ses mains, le magicien lui murmure quelques mots chantant. Les yeux de la guêpe s'éclairent d'une lueur blanche et il la pose sur la carte. Faisant vrombir ses ailes, l'automate parcourt le plan. Ses pattes métalliques cliquettent tandis qu'elles suivent les rues et artères de la ville dessinées sur le papier.

Puis, le frelon se fige soudain. Un sursaut le prend, ses yeux clignotent. Et il plante son dard sur la carte pour marquer un emplacement. Tous se penchent au-dessus de lui pour voir ce qu'il désigne et l'étonnement les saisit.

- Le Domaine de Gast ?

- Il semblerait, Inspecteur. Un sort de localisation se trompe rarement.

- Êtes-vous bien sûr de cela ?

Le jeune magicien lui adresse un regard vexé. Pourquoi Frank Hotch persiste-t-il à douter de sa magie ? Il peut comprendre l'esprit très cartésien de l'Inspecteur, mais tout de même. N'y met-il pas de la bonne volonté, ne cherche-t-il pas à les aider sur l'enquête ? Alors pourquoi cette méfiance ?

- Du peu que j'ai pu en voir, intervient Anya, je n'ai jamais vu la magie de Dante échouer. Et je suis convaincue de ce qu'il avance. À enquêter à ses côtés, j'ai pu faire les mêmes constatations que lui. Inspecteur, ne mettez pas sa parole en doute. Nous essayons d'aider.

- Certes, mais permettez que je garde quelques réticences quant à votre art, jeune homme. Ce n'est pas courant d'avoir affaire à un magicien. Vous comprendrez donc que je sois suspicieux. Vous pourriez très bien user de votre magie pour nous persuader que vous dites la vérité.

- La magie ne sert pas à cela, s'attriste Dante. Elle est pure et ne peut être utilisée pour tromper. Un bon magicien sait cela et use de son art à bon escient.

- Expliquez-moi donc pourquoi la magie ait été utilisée sur le corps du jeune palefrenier pour dissimuler la vérité ? Expliquez-moi pourquoi la magie a servi à nous cacher ce tunnel ?

- Il s'agit là de magie détournée.

- De la « magie détournée » ? Qu'est-ce donc ? s'enquit Matt.

- Ce n'est ni plus ni moins que de la fausse magie. En d'autres termes, le sorcier qui en use à détourner ses pouvoirs pour les utiliser à ses propres desseins. Lorsque nous faisons preuve de magie dans notre propre intérêt, elle s'étiole et finit par nous abandonner. Pour conserver ses pouvoirs, un magicien doit alors voler la magie des autres. D'où ce terme de « magie détournée ».

- Ce que fait notre coupable.

- Oui.

- Nous n'avons pourtant eu vent d'aucun crime avant les meurtres des deux employés du Comte de Richwel.

- Il y a deux raisons possibles à cela. Soit le sorcier a accumulé suffisamment de pouvoir par le passé pour ne plus avoir besoin d'en voler jusqu'à présent, soit il a su être discret et a frappé dans d'autres villes du royaume.

- Qu'entendez-vous par « par le passé » ?

- Vous ne me croirez peut-être pas, mais la légende du peuple-félin est sans doute liée à notre affaire.

L'Inspecteur ne cherche même plus à lui poser de questions. Son regard surpris et inquisiteur suffit à Dante pour connaître le fond de sa pensée. Il devine les interrogations de Frank et s'attèle d'y répondre aussitôt :

- Cette ville s'est bâtie telle que nous la connaissons, ou du moins en grande partie, grâce au peuple-félin. Et elle lui doit son nom et son symbole. Le lion affiché partout vient de là. Mais ce qu'il vous faut savoir est que ce peuple a été décimé il y a des siècles. Et qu'après cela, les créatures qui peuplent le bois se sont vues chassées pour leur magie.

- Par qui ? questionne Matt.

- Par un sorcier. Les gardiens du bois se sont vus voler leur magie. Et ces êtres n'étant que le fruit de la magie, ils ont disparu avec elle. Mais cela, nous autres humains n'en n'avons jamais rien su. Ce n'est qu'en faisans mes recherches que je l'ai découvert. La Légende du Lion Sorcier relate tout cela et j'ai trouvé des preuves de son authenticité dans les archives de l'Académie d'Armonis. Si je me fie à ce que j'ai découverts, voler la magie des autres ne suffit plus à notre suspect. Le sorcier cherche désormais à voler la magie elle-même.

- Vous êtes en train de dire que le sorcier qui a œuvré il y a plus de deux cents ans est de retour ? Comment aurait-il pu vivre aussi longtemps ? C'est insensé.

- Si nous ne l'arrêtons pas, Inspecteur, vous n'aurez plus l'occasion de chercher un sens à tout cela. Il sera trop tard. La magie que le sorcier a dérobée lui a permis de vivre tout ce temps sans s'inquiéter. Car les êtres nés de la magie sont dotés d'une vie bien plus longue que la nôtre et en la leur volant il a ainsi pu en bénéficier. Mais il y a peu, cette magie a commencé à s'épuiser. Et pour ne pas perdre ses pouvoirs, le sorcier a besoin de voler ceux d'un autre. Il aurait pu s'en prendre aux Hauts-Mages. Mais il aurait été difficile de pénétrer dans l'Académie sans être arrêté aussitôt, et de toute façon, ça n'aurait fait que repousser l'échéance. Alors, il a pour projet de voler la magie elle-même en pensant que cela règlera définitivement son problème.

- Ce qui ne sera vraisemblablement pas le cas, si j'en crois ce que vous m'avez révélé plus tôt.

- Ça ne résoudra rien. À avoir utilisé ses pouvoirs pour ses objectifs personnels ce sorcier a trahi les divinités et elles ne lui accordent plus le don. Il est maudit. Même s'il parvient à voler la magie primaire, elle finira tôt ou tard par s'étioler elle aussi et par disparaître.

- Et nous serons alors tous en danger.

- Exactement. C'est difficile à croire mais la magie se trouve en chacun de nous. Certains peuvent en user car ils ont été choisis par les divinités pour pouvoir en faire usage. Quoi qu'il en soit, la magie est source de vie pour tout ce qui est sur cette terre. Sans elle, tout disparaît. Soit le sorcier ignore que son action engendrerait l'impensable, soit il s'en moque.

- De toute évidence, peu lui importe le sort du royaume, puisqu'il compte mener son projet à bien. Il nous faut l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard. Il y a déjà bien assez de victimes.

- Ravi de vous l'entendre dire, Inspecteur. Commenceriez-vous à me croire ?

- C'est possible.

Ils ne peuvent échanger d'avantage, le jeune assistant les coupe dans leur conversation.

Il les a écouté exposer les faits et leurs conclusions, et bien qu'il trouve cela cohérant, un détail le turlupine. Depuis que le sort de Dante a désigné l'emplacement du dit sorcier, Matt n'a pas quitté la carte des yeux. Il l'étudie comme si elle pouvait lui fournir une réponse. Mais ce n'est vraisemblablement pas le cas puisqu'il se tourne vers l'Inspecteur et le jeune mage, une question lui brûlant les lèvres :

- Je comprends que l'affaire qui nous occupe soit grave, mais je n'arrive pas à saisir pourquoi la guêpe indique le Domaine de Gast. La Baronne serait-elle impliquée ? Nous n'en avons pourtant pas connaissance.

- Peut-être loge-t-elle le sorcier, hypothèse Anya.

- C'est une piste.

- Mais qui nous dit que le sorcier est un homme ? Cela pourrait être une femme.

- Et je suis de votre avis, jeune homme. La silhouette, que nous avons vue grâce à votre sort, est fine, féminine irais-je jusqu'à dire. Malheureusement, rien ne nous permets de savoir qui est cette personne. Hormis votre sort de localisation, nous n'avons aucun indice.

- Serait-ce possible que la Baronne puisse…

Mais Matt n'a pas le loisir d'aller au bout de sa pensée.

- J'ai bien peur de ne pouvoir vous laisser terminer votre enquête, Inspecteur, coupe une voix dans leur dos.

Ils n'ont pas vu arriver la forme encapuchonnée qui se tient dans l'encadrement de la porte.

 

L'intrus, habillé d'un manteau de brocard dont la capuche dissimule son visage, leur bloque le passage. Les agents de la Brigade du Lynx s'apprêtent à l'interpeller mais l'inconnu les envoie valser d'un simple mouvement de la main. Les hommes s'effondrent au pied du mur, inconscients, laissant Frank, Matt, Dante et Anya seuls face à l'intrus.

- Qui êtes-vous ?

- Oh, Inspecteur, vous me peinez. Je pensais que vous aviez déjà découvert mon identité. Une chance pour moi que ce ne soit pas le cas.

Frank grince des dents :

- Je finirais par le savoir.

- Quand je pense que j'œuvre sous votre nez depuis des mois et que vous n'avez rien vu. Votre réputation est surfaite, Inspecteur. Je vous imaginez plus malin que cela. Même mon imbécile de mari avait fini par découvrir ce que je préparais. Il m'a fallu le faire taire…

- Votre mari ? s'étonne Matt.

À ses côtés, l'Inspecteur Hotch, lui, commence à assembler les pièces du puzzle.

- Vous êtes trop bavarde, Madame. Ce pauvre Henri de Votigern aurait dû se méfier d'une aussi belle femme que vous. Ou l'auriez-vous ensorcelé peut-être ?

Un rire sonore échappe à l'inconnue. La capuche de son manteau tombe sur ses épaules, révélant son visage à l'Inspecteur. Sa déduction est bonne. Devant eux se tient une magnifique femme d'une trentaine d'années, aux épais cheveux blonds et aux petits yeux gris : Mélissa Wanda.

- Auriez-vous enfin compris ? se moque-t-elle. Bravo. Vous m'offrez là une bonne raison de vous éliminer. Je ne peux me permettre que vous me mettiez des bâtons dans les roues. J'ai une réputation à préserver et un projet à mener à bien.

- Dans ce cas, vous n'avez rien à perdre à nous dire ce que vous préparez.

- Nul besoin que je perde mon temps à cela. Ce fouineur de magicien vous a déjà tout dit. Si vous n'aviez pas été si long à le croire, peut-être auriez-vous pu m'arrêter à temps.

La silhouette encapuchonnée éclate de rire et l'Inspecteur peste dans sa barbe. La sorcière à raison. Son entêtement à écouter son esprit trop cartésien lui vaut cet échec. Il enrage. Comment a-t-il pu passer à côté de ça ? C'est pourtant d'une évidence monstre !

À l'époque, Frank se souvient que le décès du Baron de Gast lui a semblé suspect. Pourtant, aucune enquête n'a été menée, faute d'élément probant. Sa veuve s'est alors déclarée, sans que personne ne sache d'où elle vienne. L'acte de mariage étant authentique, personne n'a remis en doute son droit à la succession. Mais personne non plus n'a soulevé le problème que cette femme puisse sortir de nulle part pour revendiquer la fortune du Baron.

Se révélant être une sorcière, Mélissa Wanda aurait-elle jeté un sort à Henri de Votigern pour lui voler son titre et ses biens en l'assassinant ? Cette hypothèse semble convaincre l'Inspecteur. Le personnage qu'elle s'est créé toutes ces années ne pouvait cacher ses ambitions, ce que confirme également son amitié presque ambigüe avec le Comte de Richwel.

Et Charles de Olstin à propos, quel rôle joue-t-il dans cette histoire ? Participe-t-il au sombre projet de la sorcière ou a-t-il ses propres desseins ? Frank tourne et retourne la question sans oser la lui poser. Puis, comme si la femme sous le manteau de brocard a lu dans ses pensées, elle lui répond :

- Charles œuvre à ses propres ambitions. Nous avons trouvé un arrangement commun mais nous n'avons pas le même objectif.

- Qui est coupable de l'enlèvement ? lâche soudain Anya.

- Ne me regardes pas comme cela, petite fouineuse, je n'y suis pour rien. Charles a simplement profité de l'occasion pour s'armer d'un nouveau moyen de pression et ainsi arriver à ses fins. Je n'ai œuvré qu'au déclenchement de cette tempête.

- Qu'avez-vous fait ?!

L'étonnement se lit sur le visage de Matt. Cette plongée dans le monde de la magie le trouble. Il n'arrive pas à y croire, bien qu'il y soit réellement confronté. Et si cette sorcière prétend bien avoir influé sur les éléments et le climat, alors le jeune homme ait saisi d'un sentiment d'abîme sans fond.

L'assistant de l'Inspecteur ne parvient pas à détacher son regard de la sorcière. Elle est belle, de cette beauté envoutante que l'on sait presque venimeuse. Son manteau ne cache en rien son corps aux courbes généreuses et extrêmement féminines. La robe que l'on devine sous les pans de brocard arbore un corset au décolleté plongeant et une jupe fendue jusqu'en haut de la cuisse. Difficile pour le jeune homme d'être insensible à cette vue pècheresse.

- Ne te laisse pas envouter, lui souffle le magicien à ses côtés.

Matt lui adresse un œil surpris, et sort ainsi de sa contemplation. Son regard l'a trahi, il le sait.

- Ne te fis pas à ce que tes yeux voient. Tout n'est qu'illusion.

Le jeune homme ne comprend pas.

- Pardon ?

- Observe, lui murmure Dante en désignant ses yeux.

Alors l'assistant de Frank reporte son attention sur la sorcière.

On lui donnerait une trentaine d'années, sa peau claire est lisse et parfaite telle celle d'une jeune femme. Pourtant, quelque chose dans son regard dérange et tend à confirmer les dires du magicien : elle n'est pas aussi jeune qu'elle le semble, ni aussi belle qu'elle peut paraître. De quel maléfice use-t-elle pour la rendre si envoutante ?

Tout homme présent dans la même pièce qu'elle a bien du mal à l'ignorer et à ne pas être envahi d'une étrange sensation d'attirance irrésistible. Tout homme, sauf Dante remarque Matt. Comment se fait-il que le magicien ne soit pas affecté ? Est-ce parce qu'il manie lui aussi la magie qu'elle n'a pas cet effet envoutant sur lui ? Ou est-ce autre chose ?

- Quand on a déjà de forts sentiments pour quelqu'un, le sortilège ne fonctionne pas, lui confie le magicien comme s'il entendait ses pensées.

- Oh, je comprends. Mais… comment…? Ai-je…?

Dante lui adresse un sourire :

- Tu penses à voix haute.

Gêné, Matt se sent rougir. Il reprend vite contenance pour observer la réaction de l'Inspecteur.

On peut lire dans le regard de Frank qu'il n'est pas indifférent à cette créature. Par chance, sa raison l'emporte et lui permet de garder les idées claires. Il garde une méfiance compréhensive tandis qu'il cherche des réponses. La sorcière, elle, semble s'amuser de la situation. Elle daigne leur répondre, sachant que de toute manière, elle ne les laissera jamais sortir de cette pièce. Elle ne prend donc aucun risque.

- La tempête qui a emporté le Neptune était de votre fait ? s'étonne Frank.

- Oui. Une demande du Comte.

- Dans quel but ?

- Une épine dont il voulait se débarrasser.

- Je suppose que ça à un rapport avec le naufragé qu'il séquestre depuis.

- Quelle perspicacité, Inspecteur. En effet, l'épine a survécu. Charles a donc dû trouver un autre moyen de faire pression.

- Qu'est-ce que le Comte de Richwel manigance au juste ? s'impatiente l'Inspecteur Hotch.

La sorcière prend-t-elle un malin plaisir à lui répondre par énigme ?

- Vous m'ennuyez, Inspecteur. Je n'ai pas de temps à perdre avec vos questions sans intérêt. Il est temps pour vous d'aller trouver vos réponses ailleurs. Et je suis certaine que les sacrifiés se feront un plaisir de vous répondre.

Un sourire glacial se dessine sur son visage à cette dernière phrase.

- Les sacrifiés ? questionne encore Frank en espérant que la sorcière lui explique.

- Gautier, Nia et ceux à qui elle a volé quelque chose, lâche Dante stupéfait. Alors c'est vrai…

- Je vous l'ai dit. Tu as vite compris ce que je prévois de faire, sale petit fouineur.

- Vous ne pouvez pas faire ça !

- Voudrais-tu m'en empêcher ? ricane Mélissa. Tu ne fais pas le poids.

- Votre magie est impure. Vous aurez peut-être le dessus sur moi grâce aux pouvoirs des autres que vous avez accumulé tout ce temps, mais la vraie magie l'emportera toujours.

- C'est ce que tu crois, petit mage. Une fois que j'aurais pris la magie de ce bois, je serais plus puissante que tous les Hauts-Mages de ce royaume réunis !

- Vous êtes folle… C'est la vie elle-même que vous condamnez si vous privez Hiamovi de sa magie !

- Je suis attristée pour toi que tu puisses encore croire à ces fables pour enfants.

- Cela n'a rien d'une fable. Ce que vous vous apprêtez à faire est un crime contre tout ce qui existe et ce qui est à venir.

- Libre à toi d'être berné par ces idioties. Il n'arrivera rien de tel. Toute cette magie sera bientôt à moi.

- Je vous en empêcherais !

- Dans ce cas, pourquoi es-tu encore là ? Viens me retrouver au cœur du bois pour m'affronter et pour y mourir petit mage, je t'attends ! gronde la sorcière.

Puis, elle lève une main au-dessus de sa tête en un geste presque théâtral. Un bruit assourdissant désoriente Anya et les autres. Et dans un nuage de fumée, Mélissa disparaît.


© Lynn RÉNIER
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