La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 78 : Le Récit du Naufragé

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Un mois et demi plus tard.

En milieu de matinée, l'Inspecteur Hotch sonne à la porte des D'Avila. Il est à la fois prompt et gêné. Car il est là pour interroger le mari de Dame Inarah sur sa détention. Et Frank sait combien cela va s'avérer pénible, autant pour le Marquis que pour lui.

Le majordome lui ouvre, le saluant poliment avant de l'inviter à entrer. Il est visiblement attendu. Serait-ce bon signe ? Certes, il a averti la famille de sa visite. Mais il n'était pas certain qu'on lui ouvre la porte. Et il aurait très bien compris pourquoi. La procédure est peut-être ce qu'elle est et Frank s'y est toujours tenu. Néanmoins, les évènements récents ont quelque peu chamboulé ses règles déontologies.

Joseph le guide jusqu'au salon où Josh D'Avila se trouve déjà, installé dans son fauteuil. Ils se saluent respectueusement. L'homme daigne lui accorder une entrevue, malgré son état de faiblesse et d'épuisement évident. Frank lit pourtant sur son visage qu'il n'est pas vraiment enclin à parler de ce qui lui est arrivé. Ce qu'il peut aisément comprendre. Lui-même ignore de quelle façon il aurait réagi à sa place.

Le majordome lui fait signe de s'installer et Frank s'assoit sur le canapé. Le vieil homme lui propose du thé, qu'il accepte volontiers, puis s'éclipse.

- J'espérais que vous ne viendriez pas, avoue le Marquis une fois seuls.

- Pour tout vous dire, Monsieur D'Avila, je ne suis pas des plus réjouis par cette étape de l'enquête moi non plus. Mais…

- C'est la procédure, je sais, Inspecteur. Et voyons le bon côté des choses, je n'aurais pas à revenir sur mon histoire après cette entrevue.

- Assurément non, Monsieur. Je peux vous l'assurer.

Béatrice entre leur apporter une théière et deux tasses.

Sortant son carnet et son crayon, l'Inspecteur patiente un instant, attendant que la jeune femme rousse les ait servis. Il remarque que la Marquise n'est pas présente. Dame Inarah n'a pas souhaité assisté à l'entretien. D'avoir retrouvé son mari en vie après l'avoir cru disparu en mer l'a bouleversée et elle ne tient pas à connaître les affres de l'histoire de son mari depuis le naufrage du Neptune. Le savoir en vie à ses côtés lui suffit.

La jeune commis les ayant laissé, il entreprend donc d'entamer la conversation avec un Marquis taciturne.

- Je vous remercie de bien vouloir répondre à mes questions, tient-il à préciser. Je comprendrais que vous ne vouliez répondre à certaines d'entre elles. Mais votre aide nous serait d'une grande utilité pour résoudre cette affaire, et surtout pour la comprendre.

- Je ne sais pas si je la comprends moi-même, soupire Monsieur Josh.

- Vous sentez-vous prêt ? s'assure l'Inspecteur. Auquel cas, nous pourrons remettre ça quand vous vous sentirez mieux, et reposé de tout ce qui vous est arrivé.

- Non, ça ira. Je veux le faire maintenant. Que cette histoire soit terminée.

- Bien. Je me permets donc de commencer. Racontez-moi, du mieux dont vous vous souvenez, la façon dont vous vous êtes retrouvé chez le Comte de Richwel ?

Josh D'Avila baisse les yeux sur ses mains. Ses poignets sont encore marqués des fers qui les entravaient. Les souvenirs lui reviennent. Il s'en souvient si bien que ça l'effraie presque. Puis, doucement, il relate pour l'Inspecteur :

- Le Neptune a quitté le port contre mon avis ce jour-là. Mon associé, Marc Nankaz, ne voulait pas prendre de retard sur la livraison. Il ne voulait pas perdre d'argent. Alors, le capitaine a appuyé sa demande et le navire a pris la mer malgré l'orage qui grondait. À peine avons-nous quitté les côtés et passé le Cap du Vigilent que la tempête s'est faite plus forte en mer. La houle a grossi et les vagues se sont faites de plus en plus hautes. Puis l'une d'entre elle s'est dressé comme un rempart d'eau devant le navire, et l'a avalé comme s'il n'était rien. Je me trouvais sur le pont quand la vague a déferlé et j'ai été entraîné par la mer en furie. J'ai vu le bateau sombrer avec tout ce qui s'y trouvait. Les marins étaient pris dans les cordes et ont sombré avec lui. J'étais le seul à avoir échappé au piège qu'était devenu le Neptune à ce moment-là. Et je n'y croyais pas. Je pensais que j'allais me noyer, et ne parvenant à rejoindre la surface, j'ai fini par perdre connaissance.

"J'ai dû être rejeté par les vagues sur une plage. Je me souviens du sable sur ma peau et de l'air qui revenait dans mes poumons. C'est une sirène qui m'a sauvé. Enfin, c'est la sirène du Neptune, devrais-je dire. J'étais parvenu à m'arrimer à la figure de proue après le naufrage et j'ai dérivé dans la mer avec elle jusqu'à regagner la côte. Je ne m'en souviens pas vraiment. Je suppose que ça s'est passé ainsi. Je n'ai pas dû m'échouer loin d'ici. J'ai entendu mes geôliers parler des Aiguilles du Géant. J'avais dû revenir sur Félinin sans le savoir. Et c'est certainement là que les hommes de Charles De Olstin m'ont trouvé. Je ne peux que supposer tout cela. Après avoir échappé au naufrage de justesse, je me souviens seulement m'être réveillé dans une cellule.

- Combien de temps y avez-vous été enfermé ?

- Je l'ignore. Avec le peu de lumière qui filtrait à travers la meurtrière, je n'avais plus la notion de jour ni de nuit. Pour tout vous dire, j'ignorais même que je me trouvais à Félinin. Enfin, sous Félinin pour être plus exact…

- Savez-vous que votre lieu de détention a été déplacé peu avant que nous vous retrouvions ?

Le Marquis semble surpris.

- Je… Je l'ignorais… Avant que vous ne me sortiez de là, j'ai oscillé entre conscience et inconscience. Je n'ai pas dû me rendre compte qu'on me changeait de cellule.

- Votre état vous excuse, Monsieur.

L'homme ne répond pas. L'Inspecteur se permet donc d'enchaîner sur une autre question.

- Et comment le Comte s'est-il comporté avec vous tout ce temps ?

- Je ne l'ai jamais vraiment vu. Il ne s'est pas présenté clairement à moi, en aucune façon. Il tenait certainement à garder son anonymat. S'il venait me voir c'était masqué ou le visage dissimulé sous la capuche d'une cape.

- Vous connaissiez déjà le Comte avant de disparaître en mer, n'est-ce pas ?

- Nous sommes voisins, Inspecteur.

- N'avez-vous pas reconnu sa voix pendant votre emprisonnement dans les sous-sols de son manoir ?

- Non, répond sèchement Monsieur D'Avila. Vous savez, Inspecteur, je n'ai pas été traité comme un prince durant mon long séjour dans la cave de De Olstin. Alors je n'ai pas eu le temps de me demander si je connaissais la voix de celui qui s'amusait à me séquestrer.

- J'imagine Monsieur D'Avila. Question de routine seulement. Je vous prie de m'excuser. Et quels étaient ces traitements dont vous faisiez l'objet ?

- Je crois que les marques sur mon corps répondent amplement à votre question…

- En effet… À ce propos : iriez-vous jusqu'à dire que le Comte de Richwel prenait plaisir à vous infliger ces traitements ?

- Certainement. Et je n'étais pas le seul à faire les frais de ses vices. Son personnel est régulièrement maltraité, hormis son majordome et homme de main.

- Bien. Bien. Je ne vous importunerais pas d'avantage. Je crois que vous méritez tranquillité et repos après votre mésaventure. Je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à mes questions.

- Je vous en prie, Inspecteur.

Frank Hotch se lève, s'apprêtant à partir. Mais Josh D'Avila le retient.

- Inspecteur.

- Oui ?

- Je vous demanderez deux choses.

- Je vous écoute.

- La première : faites que Charles De Olstin paie pour ce qu'il a fait endurer à ma famille.

- Je vous promets qu'il sera traîné en justice.

- La seconde : ne punissez pas ce jeune homme. Qu'il soit sorcier ou non, que m'importe : il m'a sauvé la vie.

- Le jeune mage d'Armonis ?

- Oui.

- Il sera innocenté, n'ayez crainte. Il n'a rien à voir avec cette affreuse histoire. Et nous avons reçu confirmation de l'Assemblé des Hauts-Mages d'Armonis qu'il a été envoyé pour résoudre cette affaire suspectée de magie noire. Il n'était pas présent dans la cité au moment des meurtres, ni de votre disparition. Il ne risque plus rien. Il sera bientôt libéré.

- Cela fait plus d'un mois qu'il devrait être libre, note Josh D'Avila.

- Malheureusement, la procédure est ce qu'elle est.

- J'en conviens. Si besoin, je suis prêt à me porter garant pour lui.

- Un noble geste de votre part. Maintenant que l'affaire aboutie enfin, il sera libéré sous peu, soyez-en assuré.

- Dites-lui bien que je veux le remercier. Qu'il n'hésite pas à se présenter au Domaine des Arflors, il lui sera éternellement ouvert.

- Je lui ferais savoir toute votre reconnaissance.

- Merci, Inspecteur.

- C'est moi qui vous remercie pour votre témoignage. Il nous est fort précieux.

Frank Hotch prend respectueusement congé, laissant Josh D'Avila seul dans le salon.

L'homme ne s'est pas levé pour le raccompagner sur le pas de la porte. Et l'Inspecteur ne lui en tient pas rigueur. Il connait le chemin. Il voit bien que le Marquis n'a pas la force de se tenir debout. Il a les traits tirés. Il cherche à le cacher mais il peine à se remettre. Et pour un homme aussi perspicace que Frank Hotch, c'est évident à voir.

 

L'Inspecteur ayant pris congés, Josh retient un juron. Quel hôte fait-il, à rester assis là au lieu d'accompagner Frank à la sortie du domaine ! Il maudit son corps qui le trahit et le fait souffrir. Cela fait pourtant près d'un mois qu'il a retrouvé sa liberté. Mais son organisme a besoin de temps. Son esprit plus encore. Heureusement, sa douce Inarah est là pour l'aider à se relever, pour éloigner ses cauchemars et le guider à reprendre une vie normale.

À elle, il lui a déjà tout raconté. Pour qu'elle sache ce qui lui est vraiment arrivé. Et sans l'obstination de ce jeune homme et de la jeune Anya, il serait encore enfermé dans cette sordide cellule à subir les tortures sadiques du Comte, ou à mourir de faim et d'épuisement. Il en est à jamais marqué. Il sait pourtant que le temps fera son œuvre. Les cicatrices seront tout ce qu'il restera de la folie de cet homme.

Maintenant, son domaine retrouvé, il ne souhaite qu'une chose : aller de l'avant et ne plus repenser à sa mésaventure. Il est père d'un petit garçon qui ne demande qu'à grandir en ignorant la noirceur de certains en ce monde. Josh D'Avila se fait le serment de montrer à Ioan ce qui est sans doute ignoré de tous : la magie.

Ce qu'il a vécu le pousse à vouloir apprendre, comprendre. Seul le jeune magicien semble détenir les réponses à ses questions. Et peut-être cela lui permettra-t-il de se reconstruire et d'avancer sans se retourner vers le passé.

 

Son regard se perd un instant par-delà la fenêtre. Ce jardin, il pensait ne jamais le revoir. Le soleil l'éblouit, mais qu'importe. Il est en vie, libre. Cette lumière, il la chérit. Elle lui a tant manqué. Ses yeux bleus suivent le vol d'une mésange et il aperçoit son fils jouer sur la pelouse, au grand damne du jardinier.

Que le temps a passé. Il regrette de n'avoir vu Ioan naître. Mais il n'a rien perdu et compte bien passer du temps avec l'enfant et sa mère jusqu'à ce que les Dieux le somment de passer le voile vers l'Autre-Monde. Inarah apparaît dans son champ de vision et il doit admettre qu'elle est éblouissante. La voir rire est un cadeau.

Devant cette scène d'insouciance enfantine, il ne peut rester assis plus longtemps. Il doit les rejoindre. Doucement, il se lève. Son corps est encore douloureux, ses côtes toujours sensibles. Il serre les dents mais parvient à se redresser. Tandis qu'il quitte le salon, Béatrice revient pour débarrasser.

- Tout va bien, Monsieur ? demande-t-elle inquiète.

- Tout ira bien désormais, lui sourit-il.

La jeune femme lui rend son sourire, récupérant le service à thé.

 

S'appuyant sur sa canne au pommeau surmonté d'un lion, le Marquis boitille jusqu'au seuil de la porte. Le temps est magnifique. Un parfum floral et boisé flotte dans l'air. L'été s'annonce doucement. Le soleil mord sa peau et il met une main en visière pour protéger ses yeux. Quelle sensation agréable, réconfortante. Josh a le sentiment de tout redécouvrir. Et c'est une perception merveilleuse.

En l'apercevant sur le pas de la porte, Inarah lui fait signe depuis le petit kiosque fleuri. Il lui répond d'un geste de la main et un sourire vient étirer ses lèvres. Un sourire qui ne le quittera plus.


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© Lynn RÉNIER
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