La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 80 : Le Lion Mage

Le lendemain.

Se trouver dans cette maison est une véritable torture pour la jeune femme. Ni Kylian ni Laïn n'est réapparu depuis la dernière fois qu'elle les a vus. Elle pensait les trouver chez le garde-chasse, occupé à lire un livre ou à apprécier une énième tasse de café. Mais la demeure reste désespérément vide de leur présence.

Sitôt Dante innocenté et libéré de prison, ils ont trouvé refuge ici. D'une certaine façon, cela semblait une évidence. Comme si c'était le seul endroit où ils pouvaient venir se reposer, après toute cette mésaventure. Malheureusement, Anya n'imaginait pas que la maison en bordure de bois soit inhabitée à leur retour. Seul l'arc de Kylian est resté derrière lui.

Alors, pour occuper son esprit inquiet, Anya parcourt les rangés de livres sur l'étagère près de la cheminée. Elle aurait aimé demandé la permission à Kylian pour les lire. Maintenant, elle ne sait plus très bien si elle aura le courage de les parcourir en sachant qu'il n'est plus là pour les lui prêter. Elle regrette presque de n'avoir jamais rien su de lui. Ses mystères l'intéressaient tellement ! Elle aurait voulu lui poser tant de questions, apprendre tout ce qu'il semblait savoir. Et pousser la porte de la tour avec lui…

Ses doigts caressent rêveusement les tranches de cuir. Elle n'a pas le cœur à en lire les titres. Son esprit est ailleurs, accaparé par tant d'interrogations. Dante a-t-il les réponses ?

Elle tourne son regard vers la salle d'eau où le jeune homme profite d'une douche. Il savoure sa liberté méritée et elle ne peut l'en blâmer. Il a bien raison. Sans l'intervention du Marquis des Arflors, il serait certainement toujours en prison. Et elle ne pourrait pas être à ses côtés.

Elle ne parvient pas à se faire à l'idée que cette sombre histoire est enfin terminée. Au fond, elle aimait mener l'enquête avec le mage et la Veilleuse, découvrir ce que son imagination n'aurait même pas imaginé.

- Évy, chuchote-t-elle, où es-tu ?...

Son regard se perd par-delà la fenêtre. Elle observe la ville en contrebas sans vraiment la voir. Cette ville magnifique initialement construite sur le partage, mais bafouée par le mensonge et la tragédie. Elle ne la verra plus jamais comme avant, et y vivre lui serre un peu le cœur, il est vrai.

Cependant, elle ne se voit pas habiter ailleurs. Cette ville est la lumière qu'elle est venue trouver des années plus tôt. Ce sentiment d'un nouveau foyer, qui ne peut pas la quitter. Après tout, elle est un peu chez elle à Félinin. C'est la cité qu'elle a choisi pour construire sa vie en quittant le domicile de ses parents. Et sans doute n'est-ce pas sans raison. Que quelque chose l'y a appelée.

Elle ne veut pas partir. Pourquoi aller ailleurs, après tout ce qu'elle a vécu ici. C'est à Félinin qu'elle a croisé la route d'Évelyn, qu'elle a rencontré Dante et que ses dons de magicienne se sont réveillés. C'est à Félinin qu'elle a découvert que la magie n'est pas seulement un mythe que l'on raconte aux enfants le soir pour les endormir. Anya ne saurait quitter la cité dans laquelle elle s'est construite.

D'autant qu'elle est très attachée à la famille D'Avila et elle ne pourrait pas les abandonner. Eux qui l'ont accueillie à bras ouverts, qui lui ont pardonné ses absences après le meurtre de Gautier et n'ont jamais cru en sa culpabilité. Comment pourrait-elle partir, tout quitter, en les oubliant. Dame Inarah lui a assuré qu'elle serait toujours la bienvenue, que si elle désirait toujours travailler au domaine, elle ne le lui refuserait pas. La Marquise a une belle âme, sourit Anya.

Sortant de la petite salle d'eau, le jeune homme la tire de ses rêveries. Elle l'observe gagner la cuisine pour préparer une théière. Le thé est un remède miracle pour la jeune femme. Et ils en ont besoin après tout cette mésaventure, autant l'un que l'autre. Mais au moment de tendre une tasse à Anya, Dante s'aperçoit que le regard de cette dernière se perd dans le fond du petit récipient. Alors, devant la mine abattue de sa compagne, il ne peut que s'alarmer.

- Cat, est-ce que tout va bien ? s'enquit-il.

Elle joue un instant à faire tourner le thé dans la tasse, comme absente. Puis, elle lève les yeux pour croiser son regard.

- Un peu triste, admet-elle.

Le jeune mage ne sait que répondre. La rassurer ne servirait à rien devant l'évidence. Elle a perdu sa meilleure amie. Et, après avoir enterré Gautier… Alors, rien ne pourrait la consoler.

Doucement, il vient simplement l'enlacer. En vérité, c'est tout ce dont elle a besoin. La jeune femme se laisser aller dans sa chaleur, fermant les yeux une seconde. Au moins, le magicien est toujours là, songe-t-elle. Le perdre lui aussi aurait été inimaginable, insupportable… Elle ne préfère pas y penser.

Instinctivement, elle joint ses mains aux siennes, caressant la peau claire de son compagnon. Lui, glisse son nez dans sa nuque pour venir y poser un baiser. Un sourire, éphémère, étire les lèvres d'Anya l'espace d'une seconde. Elle lève ses doigts vers lui, caresse sa joue avec douceur. Puis, elle se défait malgré elle de son étreinte pour gagner le fauteuil et laisser Dante savourer sa tasse de thé avant qu'elle ne refroidisse. Elle sait combien le thé froid est une abomination.

Se recroquevillant contre le dossier, Anya est de nouveau happer par ses réflexions. Le petit récipient d'eau chaude parfumée dans les mains, elle semble bien absente tout-à-coup. Jusqu'à ce que son compagnon se souvienne d'un détail.

- J'allais oublier, une fois encore, se reproche-t-il.

Un éclair passe dans son regard violet tandis qu'il se rend dans la chambre. Curieuse, la jeune femme le suit des yeux. Elle l'entend fouiller quelques secondes avant qu'il ne revienne vers elle.

- J'ai trouvé ceci dans les affaires que Laïn avait apporté pour toi le jour de l'enterrement de Gautier. Je suppose donc que ça t'appartient.

Il lui tend un petit livre à la couverture fatiguée qu'elle reconnait aussitôt.

- C'était à Évy, dit-elle émue. Elle me l'a confié bien avant que toute cette histoire ne nous tombe dessus. Elle espérait sans doute que je comprenne qui elle était vraiment.

Alors qu'elle s'en saisit, une feuille s'en échappe.

- Oh, non ! Faites que je ne l'ai pas abîmé !

Dante s'empresse de ramasser la page tombée au sol. À sa grande surprise, il ne s'agit pas de l'une des pages du roman, mais d'une petite enveloppe.

- Ça n'y était pas quand elle me l'a donné, lui apprend Anya.

- Alors, elle l'y aurait glissé après ?

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Elle t'est adressée.

La jeune femme lui lance un regard surpris et saisit l'enveloppe d'une main tremblante. Son prénom y est effectivement écrit, d'une petite écriture manuscrite. La boucle du Y est comme un croissant de lune et elle reconnait immédiatement la plume de son amie.

Presque religieusement, elle décachète le cercle de cire qui la tient fermée et en sort une lettre qu'elle ne résiste pas au désir de lire. Elle entame sa lecture, une lueur mélancolique dans le regard.

Ma très chère Anya,

Si tu lis ceci, c'est que je ne suis plus. Sans doute n'ai-je pas eu le temps de te donner toutes les réponses que tu attendais. J'imagine que tu dois avoir encore nombres de questions, et j'espère que cette lettre t'apportera ce que tu cherches.

Comme tu as du t'en rendre compte, ma présence chez les époux D'Avila n'était pas anodine. Je ne serais jamais sorti du bois si cela n'avait pas été important. Tout ceci n'est dû qu'à une très ancienne prophétie.

Il faut que tu sache que le livre que je t'ai confié n'est pas qu'une histoire pour enfant : cette histoire est vraie. La lignée des Veilleurs du peuple-félin n'est pas éteinte. Elle a survécu et est appelé à se réveiller. J'ignore si l'oracle s'est accomplie à l'heure où tu lis ces lignes. Sans doute es-tu déjà informée.

Il y a longtemps que cette prédiction est connue du peuple des Veilleurs. Depuis la disparition du Seigneur Lion. Elle annonce un crime odieux commis en la cité du Grand Lion, poussé par la magie détournée et le désir insatiable de pouvoir. Un acte qui réveillerait la lignée des Veilleurs du peuple-félin et ramènerait le descendant du Seigneur Lion sur ses terres légitimes.

J'ai attendu des années avant que les premiers signes ne soient là pour l'annoncer. Avec l'aide de Kylian, je me suis mêlée aux humains afin de savoir de quoi il retournait. La mort de Gautier n'a malheureusement pas pu être évitée, mais elle a engendré l'arrivée de cet héritier dont je n'espérais plus la venue. D'autant qu'à aucun moment je n'aurais imaginé que je puisse déjà connaître le descendant de Hiamovi.

Sans doute le sais-tu désormais, le rôle qui est aujourd'hui le sien pour te mettre sur la voie. Car te voilà aujourd'hui aux côtés du Lion Sorcier. Il l'ignorait, c'est certain, mais Dante est l'héritier du peuple-félin, descendant direct du Seigneur Lion. Sa magie lui vient de ses lointaines origines. Qu'il y voit assurément un don.

Après le massacre de son peuple, comme beaucoup des siens, la compagne de Hiamovi est parvenue à trouver refuge en se fondant parmi les humains. Ses enfants et petits-enfants ont perpétué l'héritage si précieux des Veilleurs sans que celui-ci ne se réveille. Jusqu'à Dante.

Je regrette de n'avoir pu lui transmettre tout ce que je sais sur le rôle qui lui incombe désormais. À l'heure où j'écris ces lignes, il ignore encore que sa magie n'est pas due au hasard. Sans doute le sait-il maintenant que tu me lis. Mais qu'il ne s'inquiète pas, Hiamovi est là pour le guider. Et il le sera tant que la forêt demeure et que son Cœur subsiste.

J'aurais aimé rester un peu plus longtemps à tes côtés. Tu es l'une de ces personnes au cœur généreux dont ton peuple a tant besoin, et dont ton peuple manque cruellement. Si tous les humains pouvaient être comme toi, je ne les aurais pas tant haïs.

Quoi qu'en disent les Hauts-Mages, tu es toi aussi une magicienne en devenir. Tes pouvoirs ne se sont peut-être pas révélés comme tu l'espérais, mais ils sont bien là, forts et puissants. Je l'ai senti dès le premier instant où nous nous sommes rencontrées.

Et maintenant, tu as à tes côtés le meilleur des professeurs pour t'enseigner à les développer. Alors, ne laisse pas de vieux fous te dire le contraire et te priver de cela.

Si d'aventure, tes pas te mènent à Charmin, n'hésite pas à pousser les portes de l'école des Faiseuses de Sorts. Tu t'y sentiras étrangement chez toi, j'en suis certaine.

Il faut aussi que je te dise : merci. Merci de m'avoir redonné l'envie de me battre quand j'avais perdu tout espoir. Et ne sois pas triste : un jour, peut-être, nos routes se croiseront-elles à nouveau.

Évelyn/

La femme-louve a pris soin de signer de son prénom humain. Le prénom d'un Veilleur ne s'écrit pas, ni ne se prononce après sa disparition. Pour qu'il puisse passer les voiles entre les mondes et revenir en une autre vie, une autre forme.

Pourtant, ce détail, aussi insignifiant puisse-t-il être pour un tiers, fait sourire Anya. Son amie n'a pas signé ainsi par hasard, elle en est persuadée. Et puis, après tout, jamais elle n'aurait pu appeler la femme-louve autrement. Pour elle, elle reste et restera éternellement Évy.

Elle essuie une larme et serre la lettre contre sa poitrine, fermant les yeux. Elle a le sentiment d'entendre encore la voix de son amie, de sentir son parfum boisé et le pelage de la louve sous ses doigts. Si tout ne pouvait pas être qu'une impression…

Dante n'ose pas la brusquer. Il l'observe se laisser gagner par la mélancolie. Sur son visage, un rictus vient étirer ses lèvres. Il aurait dû rentrer à Armonis mais ça lui est désormais impossible. Pas à cause du nouveau rôle qu'il a à jouer. Non, c'est bien que plus cela. Il est venu à Félinin arrêter une sorcière, et c'est une jeune magicienne qu'il a trouvé. Elle l'a charmé, ou peut-être lui a-t-elle jeté un sort. Qu'importe, puisque c'est à ses côtés qu'il désire rester.

De cette histoire qui leur a permis de se croiser, il ne regrette qu'une chose : ne pas avoir pu sauver la Veilleuse. Elle leur a été d'une aide précieuse. Et de voir combien sa disparition peine la jeune femme, l'attriste tout autant. Il avait encore tant de questions à lui poser, avide d'apprendre. Surtout avec son nouveau rôle de protecteur de l'Arbre de Vie.

Il aperçoit une larme glisser sur la joue d'Anya et ne tient plus. Il la prend dans ses bras, la serrant contre lui pour apaiser sa tristesse. Elle se muche dans sa chaleur, presque tremblante.

- Crois-tu qu'elle est vraiment partie ? demande-t-elle.

- Je ne saurais pas te répondre. La magie a encore des mystères dont j'ignore tout. Notre amie savait ces choses-là.

- Mais elle n'est plus là pour nous les raconter.

Avec douceur, Dante relève le menton de sa compagne. Elle lève les yeux vers lui. Ce qu'il aime ce regard couleur caramel !

- Ne t'a-t-elle pas promis qu'elle serait toujours là ?

- Si.

- Un Veilleur ne saurait déroger à sa parole, sourit-il en caressant sa joue.

- Tu as l'air si sûr de toi.

- Je le suis. Comme je suis sûr que les choses n'arrivent pas par hasard.

- Que veux-tu dire ?

Et pour toute réponse, le magicien vient poser ses lèvres sur les siennes.

***

© Lynn RÉNIER