Appelé Quatorze

Jonathan Penglin

Une courte fresque de guerre, vu par les yeux d'un simple soldat.

Je vais mourir. Je le sais, je l'ai toujours su. C'est peut-être pour ça que je suis comme je suis. Mes compagnons savent qu'ils vont mourir, eux aussi, mais les abysses qui les narguent les remplissent de terreur, uniquement de terreur, alors que son sourire, moi, me fait rire désormais. Je ris face à la mort, car quoi de plus drôle, de plus absurde, de plus grotesque que le trépas ? Je ris face aux balles, aux obus, aux baïonettes. Je ris mais surtout je m'efforce de les faire rire, eux qui tremblent devant le masque aux orbites vides. Je m'acharne à leur en montrer le ridicule, le comique. Mon humour est noir, mon humour désacralise tellement qu'il profane, qu'il blasphème. Certains me détestent pour cela. Peu m'importe. Apaiser les autres est ma seule préoccupation.

Henri a la gueule cassée, arrachée par une vague de schrapnels. Il a pleuré toute la nuit, du seul œil qui lui reste. Toute la nuit je lui ai raconté blague sur blague, des histoires qui font rire jaune, dépourvues d'espoir, caustiques, des histoires de la guerre. Juste avant l'aube, il a ri. Et puis il est mort.

Le jeune Gustave est à mes côtés aujourd'hui. Il est pâle, il tremble de fièvre. La dysenterie, oui, certainement, mais aussi la peur du front, qui lui bloque la cervelle depuis qu'il nous a rejoint, plus mal gré que bon gré si j'ai bien compris. Il court avec nous maintenant, le jeune berger. Elles sont loin ses chèvres et sa montagne. Il ne les reverra jamais, il le sait, il le savait en arrivant, personne n'a eu besoin de lui dire. Pas qu'il l'accepte désormais, mais il a vu le vrai visage du destin, son rictus moqueur, et il a bravement osé se moquer de lui en retour, tout en sachant bien que c'est lui qui gagnera, au final, toujours.

La chance nous sourit et nous crache à la gueule. Des forçats, des bagnards, la lie de la lie. Des fuyards, des repris de justice qui se sont eux-mêmes rendus à la liberté. C'est sur ça qu'on tombe au détour du col. Le regard qu'ils nous jettent est plus qu'équivoque. On ne ressemble plus à rien, et certainement pas aux fiers soldats que nous étions au premier jour. Hagards, épuisés, un fusil pour trois quand eux ont une pioche chacun. Ils ont été mieux nourris que nous ces derniers mois, ça crève les yeux. Autant que leur décision de nous faire la peau. C'est donc ici que ça se termine ? C'est tellement idiot que j'en ris, que j'en éclate littéralement de rire. Impossible à arrêter, les échos de mon rire résonnent dans toute la montagne. Comble de comble, ça les surprend tellement qu'ils hésitent, s'arrêtent, ce qui laisse le temps à Flaubert de faire sauter le caisson du premier. Je ris de plus belle, bientôt rejoint par mes compagnons. Un deuxième s'écroule, sa cervelle derrière lui. Il n'en faut pas plus pour les faire déguerpir. Pour une fois, pour ce jour, le Faucheur rit avec nous, alors rions.

Ça ne dure pas. Les chiens sont lâchés désormais, au sens propre. Derrière eux, les fusils sont nombreux, trop nombreux. C'est la fin, je le sais, Gustave et Flaubert le savent aussi, même nos poursuivants sont au courant. On n'a même pas l'espoir d'en emporter avec nous. Cela fait longtemps qu'il s'est fait la malle, l'espoir. Et bon débarras.

Les chiens sont sur nos talons. Gustave est mort, la joue emportée par une chevrotine. Et voilà que c'est Flaubert qui laisse sa jambe et sa vie dans un piège à ours. Lui qui les dressait, avant. C'est mon tour. Je trébuche sur une bête racine, et m'étale de tout mon long. Aussitôt le canon d'une arme se pose sur ma nuque. Je vais mourir, mais je ne sais pas pourquoi la seule image que j'ai en tête est celle de mon père dans sa barque, en train de tenter en vain, comme tous les dimanches, de sortir le brochet qui tue les alevins de notre étang. Il a fini par le rejoindre, au fond. Ça me fait rire, encore, une dernière fois, je ris jusqu'à ce que la balle fasse exploser mon crâne et mette fin à ma vie, la vie d'Antoine. Celui qu'on appelait Numéro Quatorze.

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