Après-demain

Matthias Claeys

À en lire, et on en lit des choses ces jours-ci, désorientés et cherchant à garder un cap, il ne faudrait pas dire Je suis Charlie, il ne faudrait pas manifester. Il ne faudrait pas dire Je suis Charlie parce qu'ils insultaient une frange de la population dans leur contenu, parce que sous couvert de laïcité « on voyait bien » qu'ils devenaient islamophobes (la preuve : des journaux d'extrême-droite reprenaient leurs caricatures). Sauf que... Sauf que quand je change ma photo de profil pour m'effacer et affirmer Je suis Charlie, c'est affirmer d'une part mon soutien aux familles et aux proches, et d'autre part affirmer Je suis Libre. Je suis le Débat en cours. Je suis la confrontation des idées. Que j'ai été d'accord avec la ligne éditoriale ou non, ça n'est pas le sujet. J'étais d'accord avec le fait que des débats soient vivants. L'existence d'une presse d'humour de ce type, si extrême en tout, si violente parfois, nous garantit l'existence d'une vigilance. Elle nous fait réagir, elle nous fait monter sur nos grands chevaux, elle nous oblige à nous dévoiler, à parler franc, à nous positionner, à nous questionner. Ensuite, il ne faudrait pas manifester, no way. No way parce que c'est se voiler la face. Parce que c'est être un Bisounours. Parce qu'on avait manifesté contre Le Pen et que ça n'a rien changé. Parce que manifester ce serait comme dire – par je ne sais pas quel rebond – qu'on ne croit pas que la société a sa part de responsabilité dans le drame. Manifester ce serait comme faire croire qu'on est uni et ignorer la fracture sociale. C'est cette idée, ce motif, ce matin, qui me met dans un état paradoxal. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce que si je manifeste, je participe à un mouvement d'effacement de la responsabilité sociétale et politique ? Est-ce que si je ne manifeste pas, ça veut dire que je manifeste mon refus de cet effacement ? Est-ce que je suis un débile quand je sens que j'ai besoin de la foule réunie dans un même silence ? Est-ce que je suis primaire, est-ce que je ne suis pas capable de prendre du recul, est-ce que je fais le bonheur des extrémistes et des réactionnaires en agissant comme ça ? Est-ce que d'un seul coup je deviens coupable, je deviens quelqu'un qui agit contre moi-même ? Mais, dans ces cas, dans ce cas, si effectivement, il ne faut pas manifester, encore moins mettre Je suis Charlie, alors quoi ? Il faut faire quoi ? Il faut écrire ? Il faut trouver un moyen de dire aux politiques que la responsabilité est à chercher au cœur de la société, et à chercher dans la non-réponse aux émeutes de de 2005, dans le refus de voir que la fracture sociale devient un gouffre, dans l'obstination à dire qu'on n'abandonne personne quand on laisse des millions de gens sur le bas-côté, dans l'exhortation à l'assimilation quand la suspicion est de mise partout, quand le jugement vient avant toute chose ? Je suis d'accord avec tout ça. Je suis d'accord, les deux tarés qui ont tiré sur tout le monde parce qu'ils étaient sur une saloperie de liste, tout comme les milliers de gamins qui partent faire le jihad, à peine convertis à une secte, puisqu'elle n'a rien avoir avec la religion dont elle vole le nom, les actes de ces gens, de ces mioches et de ces nouveaux fous s'enracinent dans l'incapacité, souvent elle-même née de l'involonté d'agir, dans l'incapacité donc de la société à se refondre, à se brasser, à ne pas exiger plus de certains que d'autres en raison de critères géographiques, religieux, physiques ou sexuels, dans le refus de désenclaver, de foutre des coups de masse dans les murs, d'accepter finalement que la France est réellement multiraciale, multiconfessionnelle, de refuser la ghettoïsation subie ou volontaire. Je suis d'accord, il faut que les choses changent. Il faut que ça bouge. Il faut qu'on arrête les frais, il faut que tout le monde ouvre les yeux. Il faut qu'être Français-e se rafraichisse la définition. Il faut qu'on bousille l'engrenage, qui fait que certain-e-s deviennent par la force des choses les ennemi-e-s de leur propre pays, se sentent obligé-e-s à une justification et une culpabilisation permanente parce que la frange dominante de la société et de la classe politique n'a pas encore réussi à se débarrasser de ses démons. Alors quoi ? Alors j'irai manifester dimanche. Alors si je fais des trajets en métros, je mettrai sur mon sac un #VoyageAvecMoi. Et à cette manifestation, j'y serai parce que je pourrai y dire, en plus du reste, que nous devons nous réinventer, j'y serai et je pourrai essayer de faire entendre ma voix, parce qu'elle sera plus audible que depuis mon appartement, depuis l'irréel de mon ordinateur et des partages entre gens de bonne entente. Parce que la vie de la cité se construit dans la rue. J'y serai avec la conscience que certain-e-s, via leur refus du symbole, et leurs arguments, m'ont fait avoir sur la complexité de la situation. Voilà pourquoi aussi je mets Je suis Charlie. Parce que je ne suis pas d'accord avec vous, mais que je peux vous lire, sereinement, et que depuis cette lecture, depuis cet échange, les lignes bougent, les choses se redessinent, la compréhension se fraye un chemin. Et ça, c'est une bonne chose.

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