Chapitre 1 - Arch

Romain Lbstrd

Archibald Delavigne est un solitaire pétri d'angoisses vivant dans une routine déprimante. Jusqu'au jour où un mystérieux inconnu lui lègue trois pouvoirs sans aucune raison particulière ...



.1.

Arch

(lundi 7 mars)

 

 

 

Du point de vue de ceux qui le connaissaient de près ou de loin (surtout de loin), Archibald Delavigne était un beauf. Même si son nom de famille sonnait quelque peu vieille bourgeoisie, Arch avait définitivement plus d'affinités envers le produit issu de la vigne en question qu'avec le beau monde. On pouvait aussi le qualifier d'ivrogne. Deux épithètes peu flatteuses dont l'intéressé ne démentait pas la véracité. Il vivait en solitaire dans un petit appartement sans prétention au cinquième étage d'un vieil immeuble décrépi, travaillait dans une modeste imprimerie de  campagne et passait la majeure partie de sa vie entre ses bouquins et le bistrot d'en bas. Cette vie peu ambitieuse lui convenait très bien. Il aimait le silence, la solitude, l'alcool et ses petites habitudes, n'en déplaise aux gens bienveillants qui le scrutaient d'un air parfois hautain, souvent condescendant, lorsqu'il sortait chercher son courrier en combo charentaises-peignoir.

Ce matin encore, les gosses partant à l'école ricanèrent derrière son dos quand il descendit d'un pas lourd et fatigué les escaliers. Il les regarda, pleins de vie et d'orgueil innocent, lui jetant des coups d'œil scrutateurs remplis de moqueries. Il les ignora royalement. Pauvres petites créatures, encore sous l'emprise douloureuse du contrôle total de l'image de soi. De son côté, une fois passée la quarantaine (et quelques thérapies hors de prix visant à minimiser l'impact négatif du regard des gens sur sa personne), il avait décidé de se foutre de tout. Et ça fonctionnait plutôt bien. Il pouvait même dire qu'il était relativement heureux, s'il faisait abstraction qu'il n'allait nulle part.

Il fouilla dans les poches de sa robe de chambre et en sortit le lourd trousseau de clés. Il ouvrit sa boite aux lettres, ramassa les quelques factures et prospectus qui y avaient élu domicile et remonta chez lui, reprenant son souffle à chaque palier. Comme tous les matins, il se réservait un peu de temps avant d'aller travailler. Fermant la porte derrière lui, il entreprit de jeter tout le courrier inutile à la poubelle, puis se fit couler un café. Avec une larme de whisky, toujours, même si cette dernière s'avérait en réalité plus proche du sanglot que du pleurnichement. Il s'installa dans son vieux canapé défoncé. Son appartement n'était guère plus qu'une chambre de bonne, mais il l'aimait pour sa configuration particulière : une seule grande pièce dont les murs étaient intégralement tapissés d'étagères pleines à craquer de livres; au centre, tel un giratoire, une minuscule table basse en palette, elle aussi débordant d'ouvrages en tout genre. Son canapé lit n'était en définitive jamais déplié, l'alcool aidant régulièrement à se contenter du confort tout relatif d'une demi-banquette et quelques coussins. Le petit espace tenant lieu de cuisine se composait d'un réfrigérateur rempli de bières, d'un évier et de deux plaques électriques. Mais ce qui avait conquis Arch il y a quelques années, c'était cette immense verrière en guise de toit. En automne, il allumait ses vieilles lampes disposées à chaque angle de la pièce, et dont les épais abat-jour filtraient la lumière en une atmosphère chaude et rougeoyante. Puis il prenait un bouquin, sa couverture, un café et lisait. Il lisait aussi longtemps que la pluie crépitait furieusement sur les carreaux de verre au-dessus de sa tête. Au cœur de son espace privé, il se sentait bien. Pas un bruit ne filtrait de l'extérieur depuis qu'il avait fait isoler son antre. Les nuisances sonores attendaient patiemment au niveau de son paillasson qu'il daigne rouvrir la porte sur le monde extérieur.

 

***

 

Ce matin de fin d'hiver, le ciel était d'un blanc immaculé et éblouissait la petite pièce. Il se mettrait bientôt à neiger et la verrière d'Arch se couvrirait d'un épais manteau poudreux. Peu lui importait. Toutes les ambiances lui plaisaient, de la touffeur blanche de l'hiver lorsque les radiateurs tournaient à plein régime, aux grands rayons poussiéreux de l'été. Il but une gorgée de son café fumant et s'attela à sa lecture.

Quarante minutes plus tard, il était temps de partir. Il enfila son manteau et ses gants, attrapa les clés de l'appartement dans le petit bol de l'entrée et sortit. L'avantage de commencer sa journée de travail après les écoliers résidait dans le fait que l'immeuble baignait dans un silence tranquille et que le bus pour l'imprimerie se retrouvait souvent vide. Dehors, le vent soufflait, puissant et glacé, mais pas un flocon ne tombait. Il se dirigea vers la boulangerie et ouvrit la porte, apportant avec lui un souffle froid. La cloche tinta légèrement et fit lever la tête à Maria, qui préparait déjà les sandwiches pour le midi.

« Bonjour, salua Arch timidement. Fait frisquet ce matin.

— Je te le fais pas dire, renifla-t-elle. Je crois que je me suis attrapé un rhume en allant fumer à ma pause. »

Il esquissa un sourire.

« La clope te tuera, même indirectement.

— Pas besoin de me faire la leçon sur quelque chose que je sais déjà, rétorqua Maria en riant. Et c'est bien à toi de parler, il me semble. Tu as arrêté la cigarette ?

— Non, je n'ai jamais réussi cet exploit, répondit Arch. Et que prendrais-je pour agrémenter mon apéritif ou mon café ?

— Tu arrêtes le premier et tu prends une de mes délicieuses viennoiseries avec le second. Je ne te garantis pas une ligne de mannequin, mais tu te séparerais de tes meilleurs ennemis. Trêve de bavardages, le temps passe. Tu prends quoi ce matin ? On a la formule saumon qui est de retour.

— Alors mets-moi celle-ci, s'il te plaît. Elle devrait être à la carte toute l'année, crois-moi. Tu ferais un malheur !

— J'y réfléchirai. Je te rajoute les deux bières quotidiennes ?

— Oui, merci, répondit-il, esquissant comme d'habitude le sourire gêné de celui qui assume difficilement ses penchants.

— L'alcool te tuera, tacla à son tour Maria. »

Il acquiesça en riant et sortit, son repas du midi sous le bras. Quel dommage que cette femme fut mariée. Malgré ses douze ans de plus, son joli minois et sa douceur naturelle enchantaient Arch chaque fois qu'il venait prendre un sandwich pour le travail. Mais il n'avait jamais eu de courage en ce qui concernait la gent féminine, et à son âge, il le savait, la situation n'allait évoluer. Qui plus est, il était le stéréotype du bonhomme qu'on ne remarque pas : au mieux transparent, au pire inexistant. Excepté Maria et quelques personnes de son maigre entourage, les gens l'ignoraient et quand ils ne le faisaient pas, ils restaient en général courtois, mais l'oubliaient une fois qu'il était passé.

« Hey, le vieux ! »

Malheureusement pour Arch qui fut immédiatement tiré hors de ses pensées, l'abruti de l'angle de la rue ne l'ignorait jamais, lui.

« Oh, je te cause, enfoiré ! T'as pas cinquante balles à me dépanner ? T'as l'air d'être un mec qui a de la thune à partager vu que t'es tous les jours à traîner ton gros bide à la boulangerie.

— Non, marmonna Arch, désolé.

— T'es un vieux facho ? Ou c'est la jeunesse qui te gêne, c'est ça ? Ah mais non je sais, c'est parce qu'on n'a pas la même couleur de peau ? Ou c'est  juste parce que t'es un gros connard bourgeois ? Tu veux pas aider ton prochain, hein ? J'te cause, fils de pute ! »

Arch se contenta de continuer à marcher en silence et la tête baissée. Ce pauvre type harcelait tous ceux qui passaient devant son nez et terrorisait les habitants de la rue. Avec sa démarche agressive et son bon mètre quatre-vingt-dix, on aurait dit un pitbull sans muselière. Il avait les traits creusés et ne devait guère peser plus de soixante kilos, mais quelque chose au fond de ses yeux donnait l'impression qu'il pourrait vous sauter à la gorge pour un regard ou une parole de travers. D'aucun aurait pu croire qu'il avait élu domicile en face de la boulangerie, étant donné qu'il s'y postait invariablement chaque jour, mais dès que la nuit tombait, il retournait bien au chaud chez sa mère quelques pâtés de maisons plus loin. Voyant que sa lâche et trouillarde audience déployait des montagnes d'efforts dans le but de l'ignorer, il cracha dans sa direction une énorme glaire verdâtre qui vint éclabousser les chaussures d'Arch. Ce dernier bouillonnait intérieurement, mais il faisait partie de ces poltrons qui enduraient ce genre de situation sans broncher. Si seulement quelqu'un pouvait faire le boulot à sa place et jeter cette ordure loin de son quartier.

Tout en ruminant ses pensées, il se cala au fond de l'abribus et sortit une cigarette. Maria avait raison, au niveau des addictions, c'était un cumulard. Mais bon, comme le disait si philosophiquement Jean-Lo, il faut bien mourir de quelque chose, et si ça pouvait venir assez rapidement, ça l'arrangeait. Il exhala un nuage de fumée. Le brouillard bleuâtre qui sortit de sa bouche prit une épaisseur inhabituelle dans l'air glacé de matin. À l'angle de la rue, le bus dépassa l'abruti qui ne manqua pas de saluer les passagers à grand renfort de gestes obscènes. Arrivé à son niveau, les portes s'ouvrirent et Arch entama une autre journée de travail, identiques à celles passées et, il l'espérait, identiques à celles à venir.

 

***

 

Le soir venu, après une journée légèrement fatigante physiquement mais dénuée de toute responsabilité, il retrouva Jean-Laurent et André au bistrot. Ils étaient déjà attablés autour d'un pichet de bière agrémenté d'un bol de cacahuètes. Toujours à la même table, au niveau du petit renfoncement derrière le comptoir : il y avait moins de passage et surtout, il suffisait de lever le bras pour que Martin, le tenancier, comprenne qu'il était grand temps de rassasier ces gosiers assoiffés. Leur vieille table en bois en avait vu passer des conversations d'ivrognes et le cuir rouge délavé des banquettes connaissait par cœur la forme de leur séant. Au-dessus d'elle, une paire de skis entrecroisés garnissait un pan de mur en lattes de chêne. Juste derrière, une quantité incroyable de bibelots en tous genres garnissait le linteau de la cheminée que Martin rallumait parfois les rudes soirs d'hiver. La place attitrée d'Arch faisait dos au foyer et il appréciait quand les douces vagues de chaleur venaient réchauffer son organisme transi par le froid. Il les rejoignit en les saluant, tout en commandant la prochaine tournée qui ne serait que la prémisse à la quantité d'alcool qu'il avait prévue d'ingérer ce soir.

Entre son travail peu prenant et son unique activité qu'était la lecture, Arch avait largement assez de temps à consacrer à ses compères (tant que les retrouvailles quotidiennes se passaient au bar), et bien que la sociabilité soit loin d'être son point fort, quelques godets lui permettaient de trouver des sujets de conversation universels. Jean-Laurent et André avaient peu ou prou la même vie fade que lui, à l'exception près que le premier était marié, ce qui selon l'intéressé rendait la sienne pire encore. Et de fait, c'est lui qui buvait le plus. Afin de noyer son chagrin, disait-il, même si son penchant pour la boisson datait de bien avant sa rencontre avec sa femme. Toujours le premier à prendre un dernier verre, jamais le dernier à en prendre un premier, et ce depuis le lycée. Bien évidemment, il niait ses problèmes avec l'alcool, alors même qu'André le ramenait chez lui de façon identique chaque soir de la semaine : en le portant. Malgré cela, ils étaient ce qui se rapprochait le plus de vrais amis pour Arch. Ils le connaissaient depuis longtemps et n'avaient pas d'autre ambition que de se la coller le soir en discutant de tout et de rien. Ils ne posaient jamais de questions intimes, étaient d'un naturel franchouillard sans être obscènes. André était même extrêmement cultivé, et très au courant des actualités politiques.

« Je me suis encore fait alpaguer par le jeune homme en bas de la rue ce matin, commença ce dernier, derrière ses lunettes rondes. Il faudrait que quelqu'un l'aide, ce n'est plus possible de le laisser là.

— La solution serait plutôt le dégager à grand coups de pied dans le cul, ce bicot, rétorqua Jean-Lo, son épaisse carcasse avachie sur la banquette délavée par le temps. Toujours les mêmes qui foutent la merde, je te le dis, moi ».

André le regarda d'un air outré et se redressa comme un paon offusqué. Jean-Lo adorait pousser à bout son ami d'enfance, et celui-ci tombait invariablement dans le piège pourtant grossier.

« Ne dis pas de choses stupides, reprit André. Il y a bien plus à dire que des raccourcis simplistes comme celui-ci. Tu généralises toujours.

— En attendant, dès qu'il y a une merde quelque part, faut qu'ils soient dedans. C'est pas moi qui l'invente, hein. C'est partout à la télé et toi, malgré l'immensité de ton précieux savoir, tu continues de fermer les yeux. Pas très malin, l'intellectuel !

— Je tiens à te signaler, mon cher Jean-Laurent, répondit André, agacé, que si tes sources d'informations se limitent aux reportages chocs et autres articles putassiers des quotidiens de bas étage, ça ne m'étonne guère que tu penses comme cela. De nos jours, la bouse télévisuelle que l'on nous délivre à grands coups de pelles se révèle être un terreau des plus fertile au psittacisme le plus abject.

— Ha, tu m'as tellement convaincu avec tes grands mots, s'esclaffa son ami, goguenard. Ça y est, c'est fait, j'ai changé d'avis. Merci d'avoir éclairé ma lanterne, je me sens beaucoup moins bête. Allez, laisse tomber mon pote, on s'en fout de tout ça de toute façon, hein. On sera morts avant qu'ils aient fini de nous envahir.

— Jean-Lo, je ...  

— Ça va, je te charrie ! L'intelligence t'a bouffé ton second degré ou bien ? Prends donc un godet, ça te décoincera ! Et cul-sec hein, on n'est pas des tapettes. »

Problème réglé. C'est ce que faisait l'alcool en général entre ces deux-là, quand il s'agissait de conversations qui pouvaient mener à la dispute. Et derrière son aspect bourru, Jean-Lo savait exactement quand s'arrêter afin de ne jamais dépasser les limites que pouvait endurer son ami. André soupira en levant les yeux au ciel, réajusta ses lunettes, leva le coude et finit son verre.

Arch, quant à lui, n'intervenait pas dans ce genre de conversations, il se foutait un peu de tout ça. Il n'avait pas d'avis. Comme de toute façon, Jean-Lo éructait sans pudeur son racisme et André contrait avec une ardeur bienveillante chacune de ses saillies par telle ou telle référence philosophique, il préférait écouter, tout en sirotant sa bière ou son verre de vin. Sur son visage, rien ne transparaissait. Les problèmes de ce monde étaient très éloignés de son monde à lui, et il comptait bien préserver le second du premier en se faisant le plus discret possible. Il finit sa pinte, la septième lui semblait-il, en silence. Ce soir, les brumes de l'alcool l'aideront à dormir du sommeil du juste. Comme tous les soirs.


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