Archipel
Wilou Riamh
Il y a toujours quelques vieux rêves pleins de poussière dans un coin de la chambre. Des souvenirs à moitié effacés, des photos un peu brûlées. C'est comme ça que je l'ai toujours connu. Je ne suis qu'une pièce rapportée, un témoin privilégié. Je suis le berceau de ses silence, le cimetière de ses angoisses. Et enterrer un parent n'est jamais facile. Je lui ai tenu la main, je lui ai souri, je lui ai caressé la joue comme je le fais souvent. Il s'est tapi au creux de mon épaule.
Et puis après tout ce tumulte, il faut tout ranger. Faire le tri, comme on dit. Je suis là, à côté de lui, je lui donne des cartons, je les referme; parfois, c'est moi qui les remplis. Il me dit qu'il ne veut rien garder. Pièce par pièce, on fait le ménage, on débarrasse la table, on débarrasse l'enfance. Son lit, toujours debout, avait déjà servi à son grand frère. Un lit avec des petits gouvernails dorés sur la tête. Un papier peint un peu délavé aux tons bleutés.
Par la fenêtre, on voit la mer, on voit une île. Un peu loin. Nul homme est une île, paraît-il. Pourtant, il y en a quelques unes dans le coin. Des gens esseulés, des gens déchirés, des presqu'îles presque abandonnées.
Son frère n'est pas là. Cela fait longtemps qu'il est parti, à l'autre bout du monde. Il est silencieux, lui aussi. Il a toujours donné l'impression qu'il avait appris à se taire, et qu'il avait oublié comment parler. Et puis ses cartes postales sont si éparses, que, rassemblées, elles forment un puzzle ancien, dont on n'aurait retrouvé que quelques pièces, entre la boite de Légo et la caisse de Playmobils.
On monte, toujours. Il y a le grenier. On y a passé beaucoup de temps, quand nous étions enfants et adolescents. Il y a des premières fois décalquées sur les murs de bois. Ce lit d'appoint un peu défoncé mais toujours là. Il a toujours grincé. Et ça me fait rire. Je repense à nos explorations, nos découvertes, qu'elles soient littéraires ou intimes. C'est cet endroit qui renferme nos secrets. La toiture en pente nous donnait l'impression d'une tente. Avec une lampe de poche, on campait. La fenêtre ouverte sur les étoiles.
Je regarde Niels. Il reste debout, sans rien faire, les yeux dans le vague. Je pose une main sur son épaule, il se retourne et me sourit. Un sourire un peu triste, mais comment être joyeux ? Le temps fera son œuvre, bien entendu. Et puis, moi aussi, je ferai mon œuvre, tel un pilier, un mur porteur, dans cette maison qui sent le renfermé. Nous sommes adultes, depuis pas mal d'années.
Puis on s'attaque au mobilier. Les vêtements d'hiver. Des vêtements démodés. Ils ressemblent aux années soixante-dix. Et puis, en vidant l'armoire, on trouve une boite en carton un peu usée, limée dans les coins. On dirait une boite à chaussures. On s'attend à y trouver des vieilles Clarks, du genre qu'on portait quand nous étions gamins. Mais il n'y a pas de chaussures, seulement des enveloppes fermées, bien scellées, sans nom ni adresse, mais pleines. Leur poids ne trompe pas.
Il n'y a plus personne pour les lire, alors on s'assied sur le clic-clac, qui fait clic sous nos mouvements, clac sous nos arrêts. On ouvre les enveloppes. Cela concerne forcément sa famille. Je lui demande s'il veut que je le laisse lire tout ça tranquillement.
Elles commencent toutes par Mon cher Niels.
L'écriture est fine, penchée, avec des pleins et des déliés. Une écriture d'écolier des années cinquante qui aurait fini ici. C'est l'écriture de sa mère. Son père n'existe plus tellement. Il est parti il y a bien longtemps, lui aussi. Ce n'est jamais facile de naître sur le tard, un peu après tout le monde. C'est comme arriver en cours au milieu de l'après-midi. Son grand-frère était déjà adolescent, et même moi, je ne l'ai pas vraiment connu. Mais son père, je n'en ai vu que quelques photos. Un homme plutôt grand. Des cheveux blonds comme ont ceux qui vivent au nord.
Comme Niels.
Je l'observe. Je me demande pourquoi sa mère lui a écrit des lettres qu'elle a rangées dans une vieille boite. Ce n'est pas une façon de parler à son fils. Ce n'est même pas parler, en fait. Je choisis de ne pas lire la lettre que j'ai piochée.
Niels se fane un peu, tremble. Il me raconte un de ses rêves poussiéreux du coin de sa chambre. Dans la boite, il n'y a pas que des lettres. Il y a aussi des photos. Deux petits garçons. Des cheveux blonds comme ont ceux qui vivent au nord. Des yeux bleus foncés. Les couleurs sont un peu passées, avec toutes ces années. Je comprends enfin. Je lui serre la main.
Devoir vider la maison de sa mère pour connaître le fantôme qui y vivait. Je vois la distance, les écarts, la tristesse et la colère. Je vois les kilomètres, je comprends l'absence du père, l'absence du grand frère.
Et je suis là pour ramasser les miettes. Mes miettes. Je prends Niels dans mes bras et recueille ce qui reste de lui en cette journée de septembre. Et ce grenier reste le témoin de notre dernière découverte, des derniers secrets de sa mère. Et je suis le berceau de ses silences, le cimetière de ses angoisses.
Je suis son port, sa corde d'amarrage. Mon île particulière.