Arnaud

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Arnaud porte des lunettes rondes. Il n'avait jamais succombé aux modes successives et éphémères et a toujours gardé le même modèle parfaitement circulaire avec une fine monture dont on lui avait dit à 10 ans qu'il lui donnait un air d'Harry Potter. Cette remarque, probablement moqueuse, l'avait faite rougir d'orgueil. 

A cet âge, après avoir goûté au plaisir d'aller chercher dans l'armoire ordonnée de son intuition les réponses aux questions de ses enseignants, il s'allongeait le soir sur le ventre dans sa chambre que décorait l'ennui. Posant le dernier volume d'Harry Potter sur son oreiller, il y pénétrait, de la pointe des pieds d'abord puis en y jetant tout entier son corps à la blancheur osseuse. A l'âge où la réalité n'est qu'une fiction parmi d'autres, Arnaud se sentait autant élève de Poudlard que du collège Léon Blum de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Une synthèse particulière se produisit à son entrée au lycée : Monsieur Château, son professeur de physique-chimie, leur apprit à allumer une ampoule à partir d'une pile et d'une préparation saline. L'ampoule, d'habitude réticente à tout milieu aqueux, s'abreuvait avec joie à cette fontaine et déposait une lumière éclatante sur sa blouse blanche. Le voici, dans son uniforme d'apprenti sorcier, en train de reproduire les recettes transmises par la professeure McGonagall. Arnaud comprit enfin : les scientifiques sont les sorciers de ce monde et il en faisait partie. 

Cette conviction ne fit que se renforcer dans les années qui suivirent. Au XIXe siècle, les scientifiques, pris de pitié pour les souffrances des peuples moldus, développèrent une nouvelle doctrine interventionniste. Parmi les décisions qui en découlèrent, on peut citer l'introduction de la pénicilline par sir Flemming, permettant de rallonger l'espérance de vie moldue de quelques décennies, ou encore celle des machines à vapeur pour les délester des labeurs physiques. Arnaud souhaitait rejoindre ces illustres scientifiques, non pas pour aider davantage les moldus, pour lesquels il entretenait un sain mépris, mais pour se choisir des pères non biologiques qui le mettront au monde une seconde et définitive fois. 

C'est ainsi qu'il rejoignit la prépa PCSI de son lycée, sans idée précise de comment y parvenir. La voie lui fut indiquée par sa professeur de chimie qui saisit qu'il n'était pas comme les autres : elle lui parla de l'X. Ce nom mystérieux fit immédiatement vibrer les structures élastiques de son esprit polymère. Contrairement aux autres écoles, dit-elle, il s'agit d'une école de science et non pas d'ingénieur. Il comprit le message : deux ans plus tard, son nom apparu dans le journal officiel n° B-347 nommant les admis à l'école Polytechnique. 

En Septembre, son arrivée en blouse blanche fut copieusement moquée par des étants manifestement inférieurs. Sa quête n'était donc pas terminée, l'X n'était que la membrane du monde scientifique au sein de laquelle se cachait un passage qu'il lui fallait découvrir. Il le trouva à la fin de la deuxième année, dans un cours de recherche sur l'intersection entre chimie et physique quantique où il eut l'extatique surprise de découvrir qu'ils n'étaient que cinq inscrits. 

Avec une détermination apaisée, il s'élança à travers le passage et s'inscrivit en thèse avec le professeur du cours. Enfin, il y était. Flottant dans la fraternité poudreuse des robes blanches, il s'essayait à de nouveaux sortilèges et manipulait des instruments enchantés inconnus des moldus. 

La présence du terme “quantique” dans l'intitulé de sa thèse lui valut même de connaître ses premiers émois sexuels. C'est ainsi qu'il rencontra Pauline, doctorante à l'ENS en physique, qui lui donna son premier enfant trois ans plus tard. Il quittait alors l'école Polytechnique, auréolé de la grâce lumineuse d'une thèse réussie et s'apprêtait à mordre à pleines dents dans le fruit mûr de son destin. Malheureusement, celles-ci furent broyées par la crise de 2008 et l'arrêt brutal des recrutements dans son domaine . 

Devant l'urgence de nourrir le sublime intestin qu'il venait de mettre au monde, il accepta un travail moldu de consultant PowerBI. La confiance qu'il avait dans le caractère passager de sa situation, d'abord tranquille, se fit de plus en plus agitée. Après 2 ans de sourires grimacés, Arnaud se réveilla dans la sueur froide de sa lucidité : il n'y avait pas d'arrière-monde ! Le verre délicat de ses rêveries enfantines venait de se briser contre la roche superficielle du réel. Il comprit qu'il n'était pas différent de l'objet de ses recherches, que son corps filandreux n'était qu'un élément superflu d'une réaction chimique éternelle et aveugle. Depuis, comme le code binaire qu'il rédige sous la lumière bleue de son désespoir, Arnaud oscille, du un au zéro, de la souffrance à l'ennui.


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