Arnaud à Paris
tropical-writer
ARNAUD À PARIS
A Paris, Arnaud s’ennuyait.
Bien sûr, les monuments historiques, les spectacles en tous genres, et surtout ceux que l’on donne dans les cabarets sulfureux de Pigale, l’avaient largement distrait au cours des premiers mois de son séjour.
Bien évidemment, ses études occupaient encore une part non négligeable de son emploi du temps mais, passée l’inévitable période de la découverte et de l’adaptation, l’institut privé de gestion qu’il fréquentait avec une louable assiduité, n’avait plus guère d’attraits pour lui.
En quelques semaines, il en avait épuisé les ressources, au premier rang
desquelles figuraient quelques beautés peu farouches, et surtout une belle Antillaise à la peau d’ébène, dont il avait partagé les jeux impudiques pendant un chapelet de nuits mouvementées.
"Papa en crèverait".
Après trois mois, Arnaud avait donc fait le tour des possibilités qu’offraient ces partenaires faciles. Et il n’était pas dans sa nature paresseuse de s’escrimer à séduire des proies moins accessibles.
Quant aux cours dispensés dans ce prestigieux et coûteux établissement, Arnaud les avait vite appréciés à leur juste valeur.
Comme lui, ses condisciples étaient les rejetons d’industriels ou de grands patrons de la banque ou du commerce, dont l’avenir était déjà tout tracé. La mission de l’Institut se résumait donc à leur faire obtenir, quoiqu’il arrive et quel qu’en soit le prix, l’indispensable diplôme universitaire qui allait leur permettre, ensuite, d’accéder à un poste enviable dans l’entreprise de leur géniteur, avant, pour la plupart, d’en prendre la direction.
L’Institut se caractérisait donc par des «frais de scolarité» d’un niveau exceptionnellement élevé et par un corps professoral d’une patience et d’un doigté rares, dont la méthode d’enseignement consistait en la prémastication et, si possible, la prédigestion des quelques notions ardues du programme. Autant dire que la recherche et le travail personnel ne faisaient pas partie des obligations de l’étudiant.
Habitués à vivre sans contrainte, ni financière, ni d’aucune autre sorte, les jeunes gens de l’Institut persévéraient donc, tout naturellement, dans ce qui, jusque-là, avait meublé leur vie : la poursuite du plaisir immédiat, sous toutes ses formes.
Venu à Paris sans y connaître personne qu’une vieille tante décatie, Arnaud avait logiquement suivi le mouvement des fêtes monstrueuses où l’alcool, le «shit», et même quelques substances plus radicales, ouvraient la voie aux amitiés rapides et aux aventures sexuelles multiples. Mais, même ces nuits délirantes, dont il était pourtant vite devenu l’un des officiants les plus réguliers, ne l’amusaient plus.
Il ne pouvait s’empêcher de songer à l’été austral qui devait inonder son île de chaleur. Il s’imaginait au «campement» de Cap-Malheureux, avec ses cousins. Il ressentait presque les embruns soulevés par l’étrave du «speedboat» fendant la houle de toute la puissance de ses deux moteurs de cent-vingt chevaux. Il revoyait la mine déconfite des pêcheurs créoles, quand il frôlait leurs
pirogues…
Mais à Paris, le mercure refusait obstinément de monter au-delà de 3°C, et les eaux troubles de la Seine n’invitaient pas au ski nautique.
Evidemment, même à Paris, Arnaud rencontrait, de temps à autres, quelques compatriotes. On se réunissait alors autour d’un curry et de quelques bières Phoenix, amenées par le fils de l’ambassadeur, qui les faisait venir par la valise
diplomatique. Là, franco-mauriciens, musulmans, chinois, hindous et mêmes quelques rares créoles, partageaient, le temps d’un repas, la même nostalgie de l’île lointaine. Mais Arnaud avait espacé ses participations à ce genre de banquets.
L’ambiance y était, à son goût, trop artificielle, chacun s’évertuant à se montrer plus Mauricien que son voisin, en faisant semblant de croire qu’il n’existait aucune barrière entre les communautés… tout en sachant pertinemment que, dans un an ou deux, de retour au pays, il faudrait bien reprendre sa place et retrouver le comportement de sa caste ou de son clan.
Même les restaurants exotiques l’avaient déçu. Les cuisines chinoise ou indienne de Paris n’avaient pas grand chose à voir avec celles de Maurice. Il y manquait cette pointe commune, «ce métissage», ne put s’empêcher de penser Arnaud, qui les ancrait dans le patrimoine culturel mauricien.
Philosophe dans sa nostalgie, Arnaud nota, au passage, que les deux seules formes de métissage réussies à Maurice avaient trait à la bouche : le «patois» créole et la cuisine. «La bouche, oui, mais pas le coeur», devait-il ajouter pour
conclure sa réflexion.
A Paris, donc, Arnaud s’ennuyait. Aussi, l’idée de quitter cette autre « Ville-Lumière», d’ailleurs aussi humide que Curepipe, et de partir à la découverte des régions de France, lui traversa-t-elle l’esprit. Grâce aux mandats réguliers de ses
parents, l’argent n’était pas un problème. La difficulté résidait plutôt dans la détermination d’une destination qui puisse présenter quelque remède à son ennui parisien. En ces temps hivernaux, les côtes étaient tristes. Quant à la montagne, Arnaud ne savait pas bien skier et, de toute façon, il n’avait aucune envie d’aller s’engluer dans la masse des excités des sports d’hiver, à Courchevel ou à Chamonix, pour y retrouver les mêmes têtes et les mêmes plaisirs qu’à Paris. Les boîtes de nuit à la clientèle BCBG, qu’elles soient situées sur les
Champs-Elysées ou au pied des pistes, se ressemblaient toutes.
Un camarade marseillais l’avait bien invité à venir passer les fêtes dans la «cité phocéenne», mais la perspective de célébrer Noël dans une famille qui lui était étrangère ne l’enchantait pas. Et, de Marseille, Arnaud ne connaissait que
l’OM- mais il préférait Manchester United- et il avait lu quelques articles à sensations sur les quartiers Nord et leur population d’immigrés. Non merci, il n’irait pas réveillonner dans une ville peuplée de «bougnouls», comme disent les vrais Français !
Bien sûr, avec le TGV et le tunnel sous la Manche, Arnaud aurait aussi bien pu profiter des vacances de fin d’année pour aller découvrir Londres. Mais, ayant suivi toute sa scolarité au Lycée Français, il avait un niveau d’anglais déplorable. Un comble, pour un citoyen d’un pays où la langue officielle est celle de Shakespeare… Arnaud s’amusait d’ailleurs de l’étonnement que cela suscitait chez ses amis parisiens. Il prenait même un certain plaisir à leur expliquer que ceux de ses compatriotes dont la scolarité s’était déroulée en anglais n’avaient pas une maîtrise de cette langue très supérieure à la sienne.
Un de ses copains de l’Institut, ayant un jour visité le site internet de la MBC, avait même déclaré que les Mauriciens parlaient anglais avec le même accent que Yasser Arafat, ce qui avait beaucoup fait rire Arnaud.
Il n’irait donc pas en Angleterre, mais, une chose était sûre, il ne resterait pas à Paris, pour passer Noël avec sa tante veuve, moustachue et gâteuse.
Et, de toute façon, à Paris, Arnaud s’ennuyait.
Son amie antillaise, qui acceptait encore, avec grâce, de venir animer ses soirées les plus moroses en y mettant tout le feu de son tempérament tropical, lui avait également proposé de venir découvrir la Guadeloupe. Arnaud n’aurait qu’à payer
son billet d’avion : les parents de la jeune fille, aussi tolérants que leur douce enfant, étaient prêts à l’héberger.
Mais ce qui était possible dans l’anonymat parisien ne l’était pas dans la cage de verre d’une société insulaire. Arnaud savait que, s’il acceptait cette invitation, les «békés» sauraient rapidement qu’il n’était pas un métropolitain amateur d’exotisme, mais l’héritier d’une des plus grosses usines sucrières de Maurice. Or, usiniers mauriciens et antillais se rencontrant régulièrement pour échanger de
nouveaux procédés techniques ou comparer les rendements de différentes variétés de canne à sucre, Arnaud ne doutait pas que tout Maurice saurait alors très vite où, et surtout avec qui, il avait passé ses vacances…
Même si l’idée d’un scandale l’amusait un peu, Arnaud était trop lucide pour ne pas voir qu’il en serait l’unique victime. Au moins pendant quelques saisons, le
temps que tout cela soit oublié, ou plutôt que l’on fasse semblant d’avoir oublié, comme pour tous les nombreux tabous qui sont les seuls vrais ciments de la société mauricienne.
Il n’irait donc pas, non plus, aux Antilles.
Cela commençait à l’agacer. Il se croyait libre de faire ce que bon lui semblait, mais découvrait que, même à plus de dix mille kilomètres de son île natale, il était toujours Mauricien, c’est-à-dire prisonnier de tous les préjugés qu’on
lui avait inculqués.
C’est donc comme un défi qu’il se serait lancé à luimême, qu’Arnaud fixa finalement sa destination. Puisqu’il ne pouvait échapper à son identité, il allait profiter de ses vacances pour déterrer ses racines. C’était décidé, il irait à
Saint-Malo, pour tenter de retrouver la trace de ses ancêtres français !
Dans cette quête identitaire, Arnaud ne partait pas les mains vides. La légende familiale, pieusement entretenue au fil des générations successives, identifiait clairement le fondateur de la branche mauricienne de la famille. Selon ce
récit, que chaque narrateur enrichissait de nouveaux détails, Jules-Adrien de Gaulémont était né à Saint-Malo vers 1730, d’un père officier de marine et d’une mère que l’on disait issue de la plus haute aristocratie, bien qu’on en ignorât le
patronyme. Dans le sillage paternel, Jules-Adrien se voua à la mer et au service du roi. C’est donc en uniforme de lieutenant, à bord d’une frégate de la Royale, qu’il devait toucher l’Ile de France, aux environs de 1750.
Participant à plusieurs campagnes sur les côtes indiennes, il devait vite amasser une jolie fortune et jouir d’une glorieuse réputation, avant d’épouser la fille d’un
administrateur de la Compagnie des Indes de l’île Bourbon, qu’il enleva presque, pour l’installer sur son domaine de Beauregard, une florissante plantation de cannes, point de départ de l’activité traditionnelle de la famille à Maurice.
D’un tel personnage, Arnaud ne doutait pas de pouvoir retrouver, à Saint-Malo, quelque témoignage. Mais il espérait, surtout, grâce aux registres paroissiaux et autres documents officiels, pouvoir remonter plus loin en découvrant, par exemple, l’identité de sa lointaine aïeule, la mère de Jules-Adrien.
Sans vraiment oser se l’avouer, il espérait découvrir quelque blason, des armoiries ou une devise guerrière qu’il pourrait offrir à l’orgueil familial.
Bien que lui-même n’attachât pas vraiment d’importance à de tels signes de noblesse, Arnaud était bien obligé de reconnaître qu’une telle découverte, pour symbolique qu’elle fût, ne lui déplairait pas. Déjà, il imaginait les palabres entre son père et ses oncles pour savoir à qui reviendrait le titre de chevalier, de comte ou de marquis de Gaulémont…A moins qu’un cousin français s’en soit déjà paré. Il faudra vérifier…
Avec de telles espérances, Arnaud ne fut pas long à régler les détails de son voyage.
Bien évidemment déçue d’apprendre qu’elle regarderait seule la diffusion télévisuelle de la messe de minuit, la vieille tante modéra toutefois ses reproches, quand Arnaud lui eut expliqué les objectifs de son expédition malouine. Quant à ses parents, qu’il avertit d’un coup de téléphone, ils furent ravis et pensèrent que, décidément, Arnaud était vraiment un «bon garçon».
Le voyage en train vers la Bretagne fut des plus plaisants. Alors que tous les convois partant pour les sommets enneigés étaient bondés, rares étaient les voyageurs se dirigeant vers l’Ouest. Il y eut bien quelques retards, liés aux inévitables grèves de la SNCF, mais même cela n’entama pas la bonne humeur d’Arnaud, trop heureux qu’il était de quitter Paris où, définitivement, il s’ennuyait.
Ce n’est qu’une fois arrivé à Saint-Malo qu’Arnaud prit pleinement conscience du caractère aléatoire de sa démarche.
D’autant qu’il ne restait que quelques jours avant Noël. Et même si la cité malouine, fière de son passé corsaire, faisait de notables efforts pour entretenir la mémoire de ses heures glorieuses, Arnaud, seul et sans véritable méthode de recherche, avait bien peu de chances de parvenir à un quelconque résultat, surtout en un temps si court.
C’est, du moins, ce dont le convainquit la documentaliste des archives municipales, une brunette piquante dont la trentaine avait épanoui les formes
sans encore altérer les traits.
Arnaud qui, comme tous les jeunes gens de son âge, ne
dédaignait pas introduire un peu de romanesque quand il
jugeait la réalité trop plate, lui avait expliqué qu’il arrivait
directement de l’île Maurice et que le résultat de ses
recherches conditionnait l’attribution d’un héritage
conséquent.
Le dernier propriétaire du domaine de Beauregard,
avait-il raconté à la jeune femme, venait de trépasser sans
héritier direct et, parmi ses nombreux neveux et petits cousins,
le domaine devait revenir à celui pouvant justifier de la filiation
la plus directe avec le lieutenant Jules-Adrien de Gaulémont.
Ignorante des règles de succession en vigueur à
Maurice, d’ailleurs directement issues du Code Napoléon, et
séduite par ce conte exotique, autant que peinée par
l’abattement du jeune Mauricien, la belle fonctionnaire se
sentie investie d’une mission. Vivant seule depuis son récent
divorce, elle disposait, à deux pas des archives, d’un logement
de fonction comportant une chambre d’ami. Si Arnaud
acceptait de s’y installer, ils pourraient alors se consacrer,
ensemble, à la recherche des vestiges du passé, y-compris
durant le week-end et les jours fériés.
Après une résistance de pure forme, Arnaud se rangea
vite à ses raisons…en y ajoutant quelques autres : outre les
facilités évidentes qu’offrait cet arrangement pour fouiller
dans les arcanes du passé, il laissait entrevoir la possibilité
d’une aventure plus concrète. Car, sans être vraiment blasé
des filles de son âge, Arnaud envisageait, avec gourmandise,
l’éventualité de savourer un fruit plus mûr.
Mûr, le fruit l’était assurément, car il tomba très vite de
lui-même.
Dès la deuxième nuit, la chambre d’ami fut promue
au rang de chambre principale, après que Nathalie, ainsi se
prénommait la belle archiviste, eut rejoint son protégé. Dès
lors, le zèle que déploya la jeune femme dans la recherche des
ancêtres de son amant ne connut plus de limites. Vaniteux,
comme l’est souvent la jeunesse, Arnaud crut y voir un
hommage à ses prouesses nocturnes. Mais ni les registres des
baptêmes du XVIIIème siècle, dont Nathalie consultait, des
heures durant, les microfilms, ni les rôles des navires de la
marine royale ayant fait escale à Saint-Malo entre 1730 et
1760, ne faisaient état du moindre sieur de Gaulémont.
Poursuivant leurs recherches jusque tard en soirée,
bien après la fermeture des archives au public, Arnaud et la
jeune femme ne trouvaient aucun indice. Dans les arbres
généalogiques des familles nobles de la région, aucune trace
de l’existence d’une jeune fille ayant épousé un officier de
marine portant le nom de Gaulémont et ayant eu un fils qui
serait ensuite parti vers les îles. Plus grave encore : ce
patronyme, aussi loin que Nathalie puisse remonter, n’était
porté par aucune famille de Saint-Malo ou des environs…
Déçu par ces échecs successifs, Arnaud devenait vite
irascible et s’emportait facilement contre sa maîtresse, qu’il
n’était pas loin de rendre responsable de cette absence de
résultats. Sans le formuler explicitement, il semblait croire
que la jeune femme s’escrimait à faire durer les recherches
pour profiter, le plus longtemps possible, de ses
performances sexuelles, qu’il croyait exceptionnelles…
Même si Nathalie parvenait toujours à le rassurer et,
par quelques cajoleries savamment administrées, à ranimer
ses ardeurs, la mauvaise humeur d’Arnaud prenait vite le
dessus et leur relation prenait un goût amer. Certes, la belle
archiviste comprenait parfaitement l’impatience d’Arnaud,
dont les recherches, croyait-elle, pouvaient déterminer
l’avenir en en faisant l’héritier d’une immense propriété
sucrière, mais ses accès d’humeur, de plus en plus fréquents
et virulents, lui devinrent vite insupportables.
Sans qu’il soit question d’amour, elle éprouvait une
douce tendresse pour son jeune amant. Sans chercher à
s’illusionner sur la place qu’elle occupait dans la vie d’Arnaud,
Nathalie aimait la naïveté touchante, la fougue et, même, la
brutalité mal contenue de son jeune amant. Elle aimait, aussi
(et pourquoi ne l’aurait-elle pas avoué ?), la fermeté de son
corps. Dans les bras du jeune Mauricien, elle oubliait le
désastre de son mariage, la déchirure du divorce, les affres de
la solitude, juste entrecoupée de quelques insignifiants
amants de passage, les angoisses du temps qui l’éloignait
irrémédiablement de sa jeunesse et ne tarderait pas à marquer
son corps et son visage et à dessécher son coeur… Pour
profiter de chaque instant de tendre intimité que voulait bien
lui offrir Arnaud, Nathalie avait averti ses parents, désespérés,
qu’elle ne les rejoindrait pas pour le traditionnel réveillon de
Noël.
Si Arnaud lui fut reconnaissant de ce sacrifice, il le montra
peu.
Le soir du 23 décembre, alors que le couple
poursuivait son enquête au domicile de l’archiviste, en
épluchant une pile de documents jaunis, Nathalie annonça à
Arnaud, avec prudence et ménagements, que, peut-être, leurs
recherches étaient, dès le départ, mal orientées. En effet, si
aucune trace ne subsistait d’un Jules-Adrien de Gaulemont,
officier de la marine Royale, c’est peut-être que l’ancêtre
d’Arnaud était arrivé à l’Ile de France sur un navire de la
Compagnie des Indes. Devant la déception de son amant,
qui y voyait une remise en cause de ses origines prestigieuses,
Nathalie lui expliqua que, à l’époque, servir sur un navire de
la Compagnie n’était pas moins glorieux que d’être officier
sur un navire du Roi, que des officiers de la plus haute
aristocratie avaient choisi cette voie, ce qui n’était pas tout à
fait exact, et que cette carrière était, le plus souvent, bien plus
rémunératrice, en se traduisant par l’octroi d’importantes
concessions foncières, ce qui n’était pas tout à fait faux…
Le seul problème, dans le cas où l’aïeul d’Arnaud
aurait appartenu à ce corps d’officiers, résidait dans le fait que
les archives de la Compagnie ne se trouvaient pas à Saint-Malo, mais à Nantes. Mais, là encore, Nathalie parvint à
rassurer le jeune Mauricien. Le directeur des archives
nantaises était un ami et elle était certaine de pouvoir obtenir,
en un temps record, la transmission électronique de tous les
documents qu’elle jugerait nécessaires.
En fait, le Professeur Guy Ponthieux avait été son
maître de recherches à l’université et, accessoirement, son
amant…ce qu’elle se garda bien de préciser.
Le lendemain matin, elle appela donc le professeur, en
lui expliquant que, pour des recherches personnelles, elle
avait un besoin urgent des dossiers concernant les
établissements de la Compagnie à l’Isle de France, ainsi que
de la liste de ses navires ayant vogué vers cette île ou y ayant
fait escale. L’ensemble, Nathalie le savait parfaitement,
représentait plusieurs dizaines de kilos de documents, dont la
plupart n’avait pas été numérisée et dont la simple collecte
exigerait un travail colossal. Mais elle savait également que
Ponthieux serait trop heureux de lui rendre ce service, et qu’il
en profiterait pour tenter de renouer un lien que Nathalie ne
tenait pourtant vraiment pas à recréer...
Pour servir les intérêts de son jeune amant, pour la
plus grande gloire de la famille de Gaulemont et pour les
besoins de la recherche historique, la belle archiviste mit de
coté sa répugnance et ses scrupules et sut, lors de sa
conversation téléphonique avec Ponthieux, rendre son ton
particulièrement amical…presque suave, en fait.
Comme elle s’y attendait, le professeur ne resta pas
insensible à de tels signes et reprit, le plus naturellement du
monde, sa cour. Sans rien promettre, Nathalie ne lui interdît
aucun espoir. De son coté, et après avoir souligné le caractère
exceptionnel de ce qu’il allait faire pour elle, Ponthieux lui
promit de mettre immédiatement quatre de ses
collaborateurs au recensement et à la collecte des documents
demandés et l’assura que, le soir même, un employé
viendrait lui livrer une première part de la récolte.
Ce serait, précisa le professeur Guy Ponthieux, son
cadeau de Noël.
Effectivement, vers quatre heures de l’après-midi, une
fourgonnette aux couleurs du département de la Loire-
Atlantique vint déposer, directement chez Nathalie, six
volumineux cartons, contenant une part importante de la
mémoire de l’Ile Maurice au temps de la colonisation
française.
Devant cette manne où, il n’en doutait pas, il allait
retrouver la trace du glorieux fondateur de son clan, Arnaud
retrouva son entrain.
Le réveillon des deux amants se déroula donc dans une
franche gaîté, devant un foie gras pourtant bien fade, une dinde
tellement triste qu’on pouvait parier qu’elle s’était
volontairement donné la mort en avalant une quantité
prodigieuse de marrons, et un champagne de mauvaise
qualité… Mais l’enthousiasme retrouvé du jeune homme
transforma ce menu désespérant en une véritable fête.
L’inévitable bûche glacée (chocolat-vanille) n’eut même pas le
loisir de s’évader de son étui de plastique : en guise de dessert,
Arnaud offrit à Nathalie, sur la moquette du salon, un triple coït
à l’issue duquel l’archiviste plongea dans un sommeil comateux.
Le lendemain, jour de Noël, alors que les enfants du
quartier essayaient, avec des cris de joie, les voitures
radiocommandées qu’ils ne tarderaient pourtant pas à laisser
pourrir au fond d’un placard et les vélos qu’ils mépriseraient
bientôt au profit d’un scooter pétaradant, Arnaud, réveillé
avant sa maîtresse, ouvrait les cartons des archives de Nantes,
avec, lui aussi, l’impression de découvrir un trésor.
Parcourant rapidement les documents qu’il extrayait en
désordre, il déchiffrait, avec un plaisir intense, les noms des
lieux familiers de son île lointaine.
Les Plaines Wilhems, Grand Port Sud-Est, Flacq, Les
Pamplemousses ou le Trou Fanfaron : ces mots, tracés il y a
bien longtemps, le ramenaient chez lui plus sûrement que ne
l’aurait fait un Airbus d’Air Mauritius.
Quand Nathalie s’éveilla enfin, elle découvrit son
jeune amant, nu, assis au milieu de dizaines de feuillets
jaunis, étalés sur la moquette. Attendrie par le spectacle de ce
jeune corps sain et vigoureux, qui lui avait donné tant de
plaisir, elle se leva, nue, elle aussi, et vint doucement enlacer
son amant. Mais, déjà, en elle, la conscience professionnelle
reprenait le dessus et, avant même de songer à s’habiller, elle
ramassa les précieux documents en expliquant à Arnaud que
de l’ordre et de la méthode étaient indispensables pour mener
une recherche sérieuse…
Regardant Nathalie se baisser pour faire sa moisson
de secrets historiques, Arnaud se surprit à éprouver un
émoi nouveau. Prenant le désir pour de la tendresse et la
reconnaissance pour de l’attachement, il se persuada qu’il
aimait la jeune femme. Prenant sa main, il l’entraîna vers
la douche où ils firent, une nouvelle fois, l’amour.
Les trois jours qui suivirent furent consacrés au
dépouillement des documents nantais. En vain. Bien sûr,
ces premiers cartons, ils le savaient bien, ne constituaient
pas l’ensemble des sources disponibles, mais ils couvraient
presque exactement la période supposée de l’arrivée de
Jules-Adrien de Gaulémont à l’Ile de France. N’y trouver
aucun indice, aucune mention de son nom était donc
inquiétant.
Comme elle le craignait, Nathalie assista, peu à peu, à
la dégradation de l’humeur de son amant. Elle sentait qu’une
piste, si ténue fut-elle, aurait suffi à lui rendre son sourire et
à le transformer en compagnon enjoué. Malheureusement,
les archives de la Compagnie des Indes ne lui fournissaient
aucun élément positif à offrir à Arnaud. Celui-ci redevenait
irritable, amer, et se laissait parfois même aller jusqu’à chercher
querelle, sous les prétextes les plus futiles. La jeune femme,
prête à toutes les indulgences pour son jeune amant, en
conclut simplement que cette fastidieuse besogne d’archiviste
l’ennuyait.
Et, effectivement, à Saint-Malo aussi, Arnaud
commençait à s’ennuyer.
Pour calmer l’impatience du jeune Mauricien, et sans
doute aussi afin de pouvoir travailler en paix, Nathalie lui
suggéra de profiter de son séjour pour visiter Saint-Malo. «Ce
serait trop bête, lui disait-elle, que tu rentres à Maurice sans
rien connaître d’autre que mon appartement…» C’est donc
seule, le nez plongé dans de vieux papiers, c’est à dire en
poursuivant exactement son activité habituelle, que Nathalie
passait, cette année-là, l’essentiel de ses vacances de fin
d’année.
Ponthieux tenait, décidément à l’obliger : cinq autres
cartons lui furent livrés. Elle les étudia, pendant qu’Arnaud, en
touriste consciencieux, visitait les fortifications de la cité
malouine. Le soir, afin de s’aérer un peu, Nathalie amenait
Arnaud déguster des fruits de mer ou des galettes bretonnes.
Elle profitait de ces dîners pour faire le point de ses
recherches, qu’Arnaud jugeait toujours décevantes. Elle n’était
évidemment pas du même avis.
Certes, elle n’avait encore rien trouvé concernant la
famille de Gaulémont, mais elle avait beaucoup appris sur la
gestion de l’Isle de France par la Compagnie des Indes… Mais
Arnaud ne s’intéressait à l’Histoire que tant qu’il pouvait la
rattacher à celle de sa famille. Aussi ne manquait-il jamais une
occasion de rappeler à son amie que tout cela était
certainement très intéressant, mais que ses cousins qui,
inventait-il sans vergogne, faisaient des recherches au musée de
la Marine et à celui des Colonies, à Paris, avançaient sans
doute bien plus vite que lui et, qu’à ce rythme, le 5 janvier,
date soi-disant prévue comme échéance dans le testament de
l’oncle décédé - la reprise des cours de l’Institut de gestion
étant fixée au 7- ils seraient sûrement mieux armés que lui pour faire valoir leurs prétentions à l’héritage.
Et ce n’était pas ses promenades solitaires sur les
remparts et sous le crachin breton qui auraient pu ramener
Arnaud à davantage de clémence…
L’harmonie nocturne du couple souffrait également de ce
climat maussade. Ils se couchaient en masquant mal la
déception qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre et c’est presque
avec le sentiment d’accomplir une obligation qu’Arnaud
acceptait encore de subir les caresses de Nathalie. «Je paie mon
loyer», se disait-il cyniquement…et un peu hypocritement,
car l’habileté de l’archiviste réveillait vite ses appétits. Mais
enfin, si l’ouvrage était bien accompli consciencieusement, il
fallait bien reconnaître que le coeur n’y était plus…
Même la nuit, désormais, à Saint-Malo, Arnaud
s’ennuyait.
Les jours - et les nuits - se succédaient, sans
changements notables. Nathalie sondait les archives de la
Compagnie et Arnaud se promenait.
En fait, il écumait surtout les cafés où, entre deux bières
ou deux bols de cidre, il s’essayait à séduire, sans se donner
d’ailleurs beaucoup de mal, les jeunes serveuses du cru. Les
visiteurs étant rares en cette saison, et son accent et ses
formules originales le désignant inévitablement comme
étranger - les Français le prenaient généralement pour un
Canadien - il eut même l’agréable surprise d’ajouter quelques
trophées inattendus à sa collection. Mais cette activité
acrobatique - il fallait parfois s’accommoder de terrains
improbables, comme une cave ou la banquette arrière d’une
vieille 504- et périlleuse - surtout avec un tel froid - ne le
distrayait que faiblement d’un ennui toujours plus oppressant.
Le réveillon du 31 décembre n’eut donc pas la même
tonalité que celui de Noël. Même si elle ne l’avait pas encore
avoué à son jeune et inconstant amant, Nathalie avait épuisé
tous les documents nantais sans rien découvrir. Elle essaya donc
de distraire Arnaud en lui parlant de tout, sauf de ses
recherches, mais ne parvint pas à l’intéresser à quoi que ce soit.
Elle y vit le signe manifeste du peu d’intérêt qu’il lui portait
vraiment, et lui comprit, à son babillage incessant, qu’elle
n’avait encore rien trouvé. Les huîtres, grasses, le gigot d’agneau,
trop cuit, et le Far Breton, étouffant, n’arrangèrent rien.
Mais Nathalie, du moins en ce qui concernait son
enquête sur Jules-Adrien de Gaulémont, ne s’avouait pas
encore vaincue.
Puisque rien n’attestait qu’un officier de
marine –de la Royale ou de la Compagnie- ait porté ce nom,
elle envisageait que la famille d’Arnaud ait simplement
commis une erreur dans la transmission, génération après
génération, des circonstances de son établissement à
Maurice. De telles confusions, elle le savait bien, étaient
fréquentes. Aussi décida-t-elle d’élargir ses recherches.
En effet, et même en admettant que Jules-Adrien aie
bien été officier, peut-être n’était-il plus en service actif lors de
son voyage vers les îles de l’océan Indien. Les îles, justement ! Il
était sans doute ridicule de limiter l’enquête à Maurice : Arnaud
n’avait-t-il pas précisé que son ancêtre avait épousé la fille d’un
administrateur de Bourbon, c’est à dire de La Réunion ?
Arnaud passa donc le 1er janvier seul, devant la télévision
: il faisait vraiment trop froid pour aller traîner sur les
remparts. Pendant ce temps, Nathalie avait regagné son
poste de travail, aux Archives. Le service était, évidemment,
fermé au public, mais elle pouvait, tout à loisir, y consulter
les documents qui l’intéressaient dans son nouvel axe de
recherche.
Le soir du 03 janvier, enfin, l’obstinée détective du
passé annonça à Arnaud qu’elle pensait bien tenir une piste
sérieuse. Malgré les questions pressantes du jeune Mauricien,
Nathalie, pour une fois résolue à ne pas céder, et ferme dans
sa résolution, lui dit simplement qu’elle ne voulait rien lui
révéler de précis avant d’avoir une parfaite confirmation de
ses intuitions.
Arnaud, toujours prêt à rêver, imagina que ces
réticences visaient à ne pas créer de faux espoirs…ce qui
signifiait donc que les espoirs les plus fous étaient bel et bien
permis ! Après un dîner vite expédié, Nathalie, saisie par la
fièvre qui s’empare souvent de ceux qui ont longtemps
cherché et qui pensent enfin toucher au but, repartit pour les
Archives.
Le lendemain matin, quand Arnaud s’éveilla, il la trouva
dans la cuisine où elle avait déjà préparé un café à l’arôme
généreux. C’est donc là, devant une tasse de ce breuvage sombre
et odorant, qui avait fait la fortune des îles, avant la canne à
sucre, qu’Arnaud découvrit le secret de ses origines.
«Jusqu’au XVIIIème siècle, commença Nathalie, les
noms patronymiques ne sont pas vraiment fixés, en tout cas,
pas pour la plupart des sujets du Royaume. Les nobles ont, le
plus souvent, pris pour nom celui de leur fief le plus
important. Pour les autres, c’est parfois une caractéristique
physique marquante, comme pour les Leroux, un métier,
comme pour les Boulanger ou un prénom, qui se transmet
de père en fils. C’est le cas de Jules. Dans sa famille, un aïeul,
sans doute bien connu dans la région - pour une raison que
j’ignore, s’appelait Adrien et son prénom est, peu à peu,
devenu le nom de famille de ses descendants. Il n’y a donc
pas, parmi tes ancêtres, de Jules-Adrien, mais un Jules
Adrien.» Et d’étaler, devant Arnaud, un registre paroissial
portant témoignage du baptême du fameux Jules, le 08
novembre 1717.
«Il n’était pas officier de marine, ni marin, ni même pêcheur,
mais laboureur. C’est à dire qu’il se louait aux fermiers. Mais
cette activité ne devait pas être suffisante pour vivre. Alors, il
a une autre spécialité, assez courante dans la région jusqu’au
début du XXème siècle : il ramasse les algues sur la côte.
Après les avoir faites sécher, on s’en servait comme
combustible. Retiens bien ça, tu verras plus tard que c’est
important…»
Mal réveillé, Arnaud encaissait, sans réaction
apparente, ces révélations décevantes. «C’est un travail
pénible et éreintant, surtout l’hiver, sous la pluie froide. Alors,
pour se réchauffer, Jules a pris l’habitude de fréquenter les
tavernes, et notamment celle de La Duchesse Anne, près des
quais. Malgré son enseigne prétentieuse, c’est une mauvaise
maison, fréquentée par les ivrognes qui rôdent autour du
port. Et Jules semble bien, être l’un d’eux. Toujours est-il qu’il
a la malchance de s’y trouver le 04 février 1734. Deux
recruteurs de l’Armée du Roi y sont également. Ils l’enivrent,
lui et quelques autres pauvres bougres de la même espèce, et
lui font signer un engagement de dix ans.» Et, devant le café
fumant qu’Arnaud boit à petites gorgées, apparaît le facsimilé
du contrat qui transforme Jules en soldat.
«Tu noteras que, devant son nom, il n’y a qu’une croix :
il ne sait pas écrire. Il ne faut pas s’en formaliser, c’est le cas de
la plupart de ses contemporains. Il est transféré au régiment
Royal Aquitaine, qui participe à la plupart des guerres que la
France livre à cette époque…Il a dû voir du pays, le Jules. Mais
je n’ai pas eu le temps de faire des recherches dans les
documents militaires. Nous le perdons donc pendant onze ans.
Sans doute lui a-t-on rajouté un an de plus que son contrat
initial. C’est assez habituel, en ce temps-là…
Quoiqu’il en soit, le revoilà, de retour à Saint-Malo, le
13 juin 1745, où il signe, semble-t-il de son plein gré, cette
fois, un contrat de colon en direction de l’Ile Bourbon, au
bénéfice de la Compagnie des Indes »
Et surgit la photocopie du contrat. «Deux choses
importantes à noter : pour la première fois, il est désigné par
l’appellation ‘Jules-Adrien de Golémon, invalide de l’Armée
du Roy’ (sans doute une blessure de guerre)… Comment et
pourquoi a-t-il changé d’identité ? Il est probable que le
secrétaire ou le greffier qui enregistre les contrats pour le
compte de la Compagnie soit parisien ou, au moins
originaire d’une grande ville. De plus, c’est un lettré, presque
un intellectuel, dans une société essentiellement rurale et
illettrée. Peut-être ne comprend-il pas le Breton et, en tout
cas, sûrement pas le patois malouin, qui en est une variante.
Aussi, quand il aura interrogé Jules sur son activité avant son
enrôlement forcé dans l’armée, celui-ci lui aura répondu, en
patois, qu’il ramassait le goémon - l’algue dont je t’ai parlée
tout à l’heure. Le greffier a donc retranscrit phonétiquement
ce qu’il a entendu, et voilà Jules qui passe à la postérité avec
l’inscription flatteuse de Jules-Adrien de Golémon. Ce n’est,
pour l’instant qu’une erreur de transcription. Ce n’est pas
encore son nom, mais, l’erreur se répétant, avec la force de
l’usage, elle deviendra bientôt sa véritable identité…
Autre point important : Jules n’a pas tout à fait perdu
son temps à l’armée, car il sait maintenant signer son nom ;
Jules Adrien.
Ce qu’il signe, c’est un contrat-type : la Compagnie
donne au colon une concession, trois ou quatre esclaves, des
outils et des semences et, pendant cinq ans, tout ce qu’il
produit - moins une portion à peine suffisante pour subsisterpart
dans les greniers de la Compagnie. S’il tient le coup, il
devient, après ces cinq ans, propriétaire de sa concession mais
reste toujours redevable d’une part, il est vrai moins
importante, de sa production à la Compagnie. De toute
façon, beaucoup meurent avant ce délai de cinq ans !
Jules embarque à bord du Zéphyr, un navire de la
Compagnie, qui quitte St-Malo le 09 juillet. Sur le rôle du
navire, le commissaire recopie l’erreur du greffier de la
Compagnie. C’est donc, là encore, Jules-Adrien de Golémon
qui est enregistré.
Je n’ai pas trouvé de détails sur la traversée, mais on
connaît assez bien les conditions dans lesquelles la
Compagnie faisait voyager ses colons… Les animaux étaient
mieux traités ! Mais enfin, il arrive à Bourbon. Il hérite d’une
mauvaise terre, sur la côte ouest de l’île.
Le bonhomme n’est pas facile et les autorités doivent
parfois intervenir. En 1744, il passe une semaine à la prison
de Saint-Paul pour avoir rossé un voisin. Sans doute une
histoire de femme : elles sont rares sur l’île… Celles qu’on
y envoie sont des mendiantes, des prostituées ou des
simples d’esprit ! A St-Paul, Jules-Adrien de Golémon, il
semble bien que, sur l’île on ne le connaisse plus qu’ainsi,
épouse l’une d’entre-elles - mais je ne sais pas à laquelle de
ces catégories elle appartient- Le… » Nathalie fouille dans
ses notes pour retrouver la date exacte du mariage. «Le 06
mars 1747. Elle s’appelle Marie. On ne lui connaît pas
d’autre nom, mais on sait qu’elle vient de Longueville, en
Normandie. Alors, pour l’identifier à coup sûr, on prendra
vite l’habitude de l’appeler ‘Marie de Longueville’. Et sans
doute est-ce cette appellation flatteuse qui a pu laisser croire
à ses descendants qu’elle était issue d’une famille de la
noblesse…»
Arnaud est abasourdi. Il rêvait d’une marquise et
Nathalie lui offre, en guise d’aïeule, et avec un certain plaisir,
il en est persuadé, une fille de petite vertu ou, et c’est peut-être
pire - le vice n’est pas héréditaire… une folle !
«Mais la situation matérielle du couple semble
précaire. Fin 1748, l’Administrateur de la Compagnie des
Indes à Bourbon cherche des volontaires pour aller
s’implanter sur l’Isle de France. Ils sont peu nombreux à se
manifester : recommencer à zéro, défricher à nouveau,
s’adapter à un nouvel environnement, sur une île infestée par
les fièvres et alors considérée comme secondaire, donc
ravitaillée encore moins souvent que ne l’est Bourbon, qui se
plaint pourtant déjà d’être délaissée par Paris… on comprend
que la plupart hésite ! Pas Jules. Il fait donc partie des rares
volontaires. Le reste du contingent sera constitué des fortes
têtes dont on espère bien se débarrasser. Jules et Marie se font
donc enregistrer pour faire partie du premier départ vers l’Isle
de France. Pour cela, ils doivent se rendre à Saint-Denis. Le
voyage est long est pénible, par la montagne. Deux jours de
marche… Les voilà enfin au siège local de la Compagnie.
Là, les clercs sont des gens importants. Pour occuper
ces fonctions, la Compagnie des Indes emploie généralement
des fils de bourgeois de province anoblis par l’achat de
quelque charge publique, ou quelque cadet de famille
turbulent. En d’autres termes, ce sont des fonctionnaires
éduqués et, par rapport à la norme de l’époque, compétents.
C’est vraisemblablement l’un d’entre eux qui reçoit le couple
et enregistre sa candidature au départ. Le contrat est vite
ficelé et, il faut bien reconnaître qu’en comparaison de celui
établi pour Bourbon, il est plutôt avantageux : c’est que, si
l’on veut vraiment implanter une colonie durable sur l’Isle de
France, il faut y envoyer un grand nombre de colons.
L’expérience hollandaise a largement démontré qu’on ne
contrôle rien avec une poignée de pionniers…
Donc, Jules reçoit l’assurance d’obtenir six esclaves
malgaches à son arrivée sur l’île. A la signature du contrat, il
perçoit 20 écus - somme considérable - pour acheter tout ce
qui lui semble indispensable. Chaque mois, et pendant trois
ans, la Compagnie s’engage à lui expédier deux poules et
quelques livres de maïs plus, tous les ans, un cabri, un tonnelet
d’huile, un autre d’eau de vie et l’équivalent de 25 kilos de
farine… Enfin, et c’est, bien évidemment le point le plus
important, il devient concessionnaire de près de 60 hectares de
terre, dans l’est de l’île. C’est presque quatre fois plus grand
qu’une concession ordinaire à La Réunion… Mais le délai
exigé avant d’en obtenir la pleine propriété est, cette fois, de
dix ans ! Il s’agit, je te le rappelle, de créer une vraie colonie. Il
faut donc s’assurer que les colons ne seront pas tentés de
revenir à Bourbon. Et en échange, que doit le colon à la
Compagnie? Peu de choses, en fait. Une petite part de ses
récoltes - mais seulement après les trois premières années - et
surtout, et c’est une nouveauté propre à l’histoire de la
colonisation de Maurice, il a obligation d’accueillir chez lui, et
de former, pendant six mois, tout nouveau colon français -
c’est à dire venant directement de France- que la Compagnie
lui adressera. C’est donc grâce à des anciens colons de
Bourbon, comme Jules, que les nouveaux-venus sur l’Isle de
France vont apprendre à connaître leur nouvel environnement
et découvrir les meilleurs techniques pour en tirer partie…»
Un paysan, un vulgaire paysan qui ramassait des algues
et qui grattait la terre de Bourbon… Arnaud n’en revenait pas.
«Mais revenons à Bourbon, où Jules et Marie font
connaître aux officiels de la Compagnie des Indes leur
volonté de partir vers l’île voisine… C’est un tournant
important dans l’histoire de ta famille…»
Le sourire moqueur de Nathalie n’échappe pas à
Arnaud qui attend, stoïque, le coup de grâce.
«C’est en effet dans ce document, que, pour la
première fois, apparaît le nom, correctement orthographié, si
j’ose dire, de Jules-Adrien de Gaulémont ! Et, tiens-toi bien,
Jules l’endosse et signe du même nom !
Voilà, c’est fait ! Ta famille est née, Mon Grand. Car,
quand Jules et Marie vont arriver sur l’Isle de France,
l’administrateur local de la Compagnie va se contenter de
recopier le nom qui figure sur le document de Bourbon…»
Nathalie a à peine fini sa phrase, qu’Arnaud se lève et
quitte la cuisine. « Où vas-tu? »
- Préparer mon sac, je rentre à Paris.
La jeune archiviste ramasse ses documents et se sert
une tasse de café, qu’elle avale encore brûlant. Dans le salon,
Arnaud ramasse ses dernières affaires. Elle le rejoint et tente
de l’enlacer. «Reste. Ne sois pas stupide. Je sais que tu es déçu.
Mais il reste à faire le plus important : prouver tes liens de
sang avec Jules et Marie…»
Le jeune Mauricien est déjà à la porte de
l’appartement. «Reste. Rien n’est perdu.»
Arnaud a déjà ouvert la porte, et sa phrase tombe
comme une gifle : « Laisse-moi, tu m’ennuies ».