Arthur et jonathan

reckless

Les lumières étaient vives ce soir là. Particulièrement vives. Et plus d’une fois, Jonathan avait manqué de s’aveugler en levant les yeux vers l’estrade dressée au centre de la pièce. C’était le premier samedi du mois d’Aout. « Pour que tout le monde puisse se libérer et être présent » n’avait cessé de répéter la vieille, tout le long des jours qui avaient précédés la cérémonie. La fameuse cérémonie, le mariage de son grand frère Arthur. Ce soir là, Jonathan avait eu des flashes, des souvenirs du passé. C’était comme si tout avait été écrit, tracé, prédit à l’avance. Il en était presque venu à croire en la théorie du Dieu créateur et choisisseur de destin. Il s’était revu à cinq ou six ans, lorsque son frère aîné lui apprenait à éclairer la maison de poupée de leur sœur avec des piles à moitié usées et des ampoules dénichées dans les vieilles lampes torches du débarras. Il avait revu la patience et le savoir faire avec lesquels Arthur lui montrait ses « trucs ». A treize ans, il l’avait  empêché de commettre l’irréparable. Il était arrivé à temps, le soir ou Jonathan s’était enfermé dans la cuisine et s’était ouvert les veines avec le plus acéré des couteaux qu’il avait pu trouver dans le panier-vaisselle. Le sang s’était échappé des entailles  dans l’évier à une vitesse surprenante, teignant l’eau chaude qui s’écoulait du robinet d’un rouge de plus en plus persistant. Et à présent, Jonathan avait 23 ans. Il avait bien grandi. En apparence du moins. Et puis comme l’avait toujours dit leur mère, « avec Jonathan, il n’est question que d’apparence ». Il le savait. Il avait lutté, ça dieu le sait. Il avait toujours essayé d’être à l’intérieur, aussi serein qu’il le paraissait à l’extérieur. Il avait essayé les thérapies des psys, les médocs des hôpitaux psychiatriques, il avait enduré les séjours multipliés en maison de repos, même les drogues les plus dures et les plus destructrices. Mais c’était irrévocable, c’était en lui. Les seuls moments de calme qu’il pouvait avoir, il les trouvait dans le sommeil. Le sommeil et les rêves. C’était devenu son second monde, celui dans lequel il aurait dût naître, grandir et vivre à jamais. Il avait bien tenté de le rejoindre pour toujours ce monde, lorsqu’il avait eu treize ans et que son père et sa petite sœur étaient morts, tués dans un incendie au supermarché. Ce jour là, Jonathan avait ressenti comme une absence de sensation qui l’avait terriblement inquiété. Il n’était pas parvenu à verser de larmes. La seule pensée qui l’obsédait était que « Dans le monde des rêves, tout est tellement plus simple, parce que  dans le monde des rêves, c’est toujours pour de faux. Quand on meurt, on vit toujours, et quand on est déçu, on est joyeux en même temps. »Drôle de raisonnement, quand il y repensait. N’empêche, il avait failli y rester ce soir là. Et Arthur était mystérieusement apparu d’on ne sait ou. Arthur, alors âgé de 17 ans avait braillé de toutes ses forces le nom de la compagne de leur mère qui les gardait ce soir là. Tout s’était accéléré ensuite, et Arthur lui avait fait promettre de ne plus jamais « même penser à l’idée de le laisser seul sur cette terre, promis ? »

Jonathan avait promis. Et pendant onze ans il avait lutté contre la vie. Pendant onze ans, la lueur dans les yeux de son frère avait suffit à lui faire renoncer au monde des rêves. Et ce soir, Arthur s’unissait à une femme qui représentait l’aboutissement logique de sa vie et de son chemin. Ils auraient des enfants et vivraient heureux jusqu’à la mort. Heureux, il en avait déjà tout l’air. Lorsque le moment de prononcer un discours était arrivé, Arthur s’était levé, et Jonathan avait très vite vu qu’il était nerveux. Heureux comme un roi mais nerveux. Il l’avait vu à la façon dont son frère s’était éclaircit la gorge à trois reprises avant d’ouvrir enfin la bouche pour prendre la parole. Il y avait plus de  300 invités, mais Jonathan avait eu la certitude que son frère s’était adressé à lui en particulier, à l’orée de son discours.

« Je laisse derrière moi une autre vie et des préoccupations qui me sont toujours aussi chères, mais plus exclusives.. » Jonathan avait été projeté onze années plus tôt, dans la petite chambre au bloc réanimation de l’hôpital local. Inévitablement, il vécu la scène encore une fois. Son frère penché au dessus de son lit, le visage baigné de larmes, ce visage d’habitude si serein et toujours réconfortant, bienveillant. La vieille et sa meuf du moment étaient entrain de régler la paperasse quelque part dans le couloir.

« Tu sais que tu es mon frère préféré non ? » lui avait dit Arthur en réprimant un sanglot.

« Normal, t’en as qu’un seul » Jonathan avait essayé de faire de l’humour, mais c’était plus fort que lui. Il avait senti une larme lui rouler sur la joue. Il aurait voulu se livrer à son frère, lui dire qu’il n’y était pour rien, qu’ils n’y étaient pour rien, que personne ne saurait jamais pourquoi il vouait tant rejoindre le monde des rêves. Il aurait voulu le rassurer mais il n’avait rien pût dire. Et lorsqu’Arthur lui avait fait promettre, que quoiqu’il arrive, jamais plus il ne tenterait de se tuer, il avait promis. Il l’avait fait, tout en étant convaincu qu’un jour, il arrêterait de tenir promesse. Ça, il le savait mieux que toutes les leçons apprises en cours, mieux que les baisers avec la langue qu’on apprend toujours un peu au hasard..il le savait parce que c’était une certitude innée chez lui. Mais encore une fois, il n’aurait pût le dire à son frère, parcequ’ensuite, il aurait fallu s’expliquer, et ça il ne parvenait pas à le faire. Pas même à lui, Jonathan. Il avait promis, et ce soir, il allait rompre sa promesse. Mais c ‘était différent cette fois ci. Arthur n’était plus seul. Il allait commencer une nouvelle vie avec son âme sœur, celle avec qui il était à présent sensée partager tout. Arthur avait perdu son père, sa sœur, et avait failli perdre son petit  frère une fois. Jonathan avait compris qu’en fin de compte, c’était Arthur qui avait eu besoin de lui toutes ces années durant, et pas le contraire. Quand après l’incident, leur mère s’était noyée dans l’alcool et les chattes qui défilaient les unes après les autres, Arthur s’était renfermé sur lui et sur son petit frère, lui faisant partager tout ce qu’il pouvait, le prenant comme témoin de toute sa vie et toutes ses actions. Arthur était devenu dépendant de Jonathan, il revoyait en lui un peu de son père, son sérieux et son détachement perpétuel. Il entendait dans son rire naïf, sa défunte sœur Gwenaëlle. Et il s’occupait tous les jours à chaque instant à lui montrer de nouvelles choses, pour lui éviter de penser à sa peine. Mais en réalité, c’était une cure à double sens, et ça, Jonathan l’avait compris. Il avait compris que partir lui aussi, aurait signifié tuer son grand frère, lui enlever le seul lien qui l’unissait encore au souvenir de la famille, de la paix et de l’insouciance. Alors il avait attendu onze ans, que son frère se refasse complètement, qu’il trouve quelqu’un d’autre avec qui cheminer. Il avait continué d’endurer  le gout fade de sa vie éveillée, l’indifférence qu’elle lui inspirait. Seulement là, c’en était trop. Il avait enduré trop de réveils brusques, retours obligatoires dans la sphère de son irréel et du réel du commun des mortels. Il avait bien essayé de l’expliquer aux multiples psys qui l’avaient examiné, il leur avait raconté ses voyages et ses périples, bien plus passionnants que ses journées d’ennuie et de feinte ici avec les Autres. On l’avait écouté, on lui avait même donné l’impression de n’être pas le seul, et on l’avait enfermé avec des gens étranges, des « cas similaires » avait-on dit. Il avait essayé de s’y faire, d’oublier son monde, son véritable monde, mais à présent, c’était plus fort que tout. Le dernier verrou venait de sauter, un peu plus tôt dans l’après midi, juste après qu’Arthur ait dit « oui » à Jocelyne..Ou Anita, il ne savait déjà  plus très bien à vrai dire. Il était juste convaincu d’une chose : chaque seconde de plus qui passait le privait d’une éternité d’émerveillement à l’infini dans le monde des rêves .Son frère aurait bientôt fini le discours, il le sentait. S’il voulait partir avant la fin, Jonathan devait faire vite. Il se sentait différent, déjà un peu plus libre, comme si la perspective imminente de quitter la vie le rendait cent fois plus vivant. Il avait regardé son frère, debout devant l’assemblée d’invités  pendus à ses mots. Il avait vu ses yeux qui le fixaient, et sa main gauche qui tenait fermement celle de sa femme assise à ses côtés, qui souriait, pleine d’amour et de sérénité. C’était comme si Arthur s’était enchaîné à cette femme pour s’empêcher de courir après son frère, comme il l’avait déjà fait par le passé, onze ans plus tôt. A l’époque, Jonathan avait bien voulu être secouru, rattrapé, à nouveau emprisonné dans leur monde. Mais ce soir, c’était différent. Il sentait déjà son cœur battre au rythme d’autres pulsions, d’autres percussions spécialement jouées pour lui. Il entrevoyait d’autres lumières, plus éclatantes, celles du genre qui vous éblouissent sans pour autant aveugler. Et ces voix qui l’appelaient toutes en cœur, à la fois hymnes à la mort et à la vie, à la renaissance pour le vrai, l’unique et le véridique.

Et Arthur continuait de parler, mais il ne l’entendait plus. Il voyait juste son visage, ses yeux qui semblaient dire qu’il était désolé de n’avoir pas réussi à le retenir, à le faire rester encore un an ou deux , ou peut être même onze, pourquoi pas ? Il voyait la résignation et la détresse qui luttaient farouchement en son frère, et il le sentait capable de capituler à tout moment, ou au contraire de charger toutes les dernières munitions possibles pour le retenir. C’était le moment. Leurs yeux se dirent à dieu, dans un silence que seuls eux deux entendaient. C’était le seul lien qui unissait encore Jonathan au monde des Autres qui venait à l’instant de se rompre. Sans même s’en rendre compte, Jonathan s’était levé et rapproché de l’immense porte dans le fond de la salle. Sans faire un bruit, il l’ouvrit, et la referma quelque secondes plus tard, après être passé de l’autre côté.

Arthur referma la porte derrière lui et se précipita sur l’unique issue du hall qui se trouvait devant lui à quelques mètres, la porte de toilettes. Il ne sentait plus les battements distincts de son cœur. Il avait l’impression d’avoir à la place comme un réacteur géant dont les hélices se heurtaient continuellement. La gorge serrée au maximum, il ne parvenait qu’à émettre un sifflement aigue. Mais il s’en foutait, il courait en direction de la porte en face de lui. Il savait qu’il était parti, qu’il avait choisi le monde de ses rêves et qu’encore une fois, il l’avait abandonné. Sauf que cette fois ci, c’était pour de bon. C’était comme remonter le temps, onze ans plus tôt. Arrivé à la porte, il ne prit pas le temps de frapper, ou même de presser la poignée. La même certitude qu’onze ans plus tôt. Sauf que là, il ne pourrait plus sauver Jonathan. Il était  parti. Dans la salle devant lui, le miroir lui renvoyait le reflet déformé de son visage, les yeux gonflés de larmes. Et les deux cabines étaient ouvertes, sur des cuvettes vides et paresseuses. Son petit frère n’y était pas. Il le savait depuis ça, qu’un jour, lorsqu’il ouvrirait la porte, il ne trouverait pas Jonathan, recroquevillé au dessus de l’évier, le visage blafard, les avants bras en sang, murmurant, « je t’aime mais, la vie m’est insupportable. »  

Il savait qu’un jour, il ouvrirait la porte et ne le retrouverait pas du tout…

Signaler ce texte