Verticalité
Kazan Fuurin
Texte sans prétention, un peu brut.. Je n'arrivais pas à le travailler plus que ce que je voulais, mais il ne me tient pas à coeur comme d'autres. Après plusieurs relectures, impossible de ressentir de nouvelles ouvertures de voies d'esclade alors que je sens que le thème du vertige et du vertical n'est pas complètement exploré, que le sommet n'est pas encore atteint ; alors il finira ainsi, foudroyé à sa hauteur, comme le souhaite Maximilian.
Comme je commence un peu à briser le plâtre qui s'est formé autour de mon inactivité d'écriture, je vais continuer ma rééducation en clôturant cet exercice et en débutant un autre.
Plein jour, vendredi 20 juin 2014.
Quarantième étage d'une tour couleur cristal et ivoire, devant une fenêtre blindée le long de plusieurs mètres, sur une moquette bleue à la nuance imbuvable. L'homme se tient, stoïque dans son costume gris clair, taillé en polygone. En s'approchant, on remarque les cernes ternes qui creusent son visage et ses paupières à la limite de l'entrouvert ; son haleine est témoin d'une cigarette presque consumée, faisant fi des détecteurs qui peuvent s'éveiller à tout moment. Malgré son ossature solide et sa posture volontaire, il peut s'écrouler à l'instant comme un château de cartes.
Son regard porte au loin sur l'esplanade, qui sépare les autres tours comme l'océan qui s'ouvre sous les pieds de Moïse. Il n'a cependant pas l'image en tête – il l'avait, quand il était plus jeune, quand il avait les crocs et encore moins que la semaine passée. Aujourd'hui c'est un vieil homme de quarante ans, éreinté et nébuleux. Sa tête tourne. Ses lèvres réclament un whisky comme dernière volonté.
Par moment il baisse les yeux embués de peine. Il se concentre sur l'une de ces minuscules fourmis en costume ou en tailleur qui traverse avec panique l'immense mer pavée, et observe son interminable slalom pour rejoindre l'une des nombreuses entrées souterraines. Lui surplombe ce monde. Il n'est dieu ; il est ange déchu qui grimpe les étages, qui les contemple et qui les guide par des foudres invisibles. Il aime poser son gros index sur la vitre pour cacher sa cible, comme s'il venait de l'exécuter, et le voir s'échapper quelques instants plus tard. Il sourit comme un gosse en regardant ensuite la trace grasse du labyrinthe digital blanchâtre, l'empreinte qu'il a laissée.
Il aime se sentir s'élever par les années, comme son bureau accroché à un câble qui montait grossièrement en gravissant en son nom la réussite, atteint dans l'immobilisme dans ses tâches et dans ses propos. Son élévation de carrière, comme il aime dire dans un soupir sur le chrome d'un bar aux néons violets, lorsqu'enfin anonyme à l'obscurité de la soirée il remet pied sur terre, il offrait des verres à des inconnues en stiletto. Il se moquait des charmes qu'il pouvait acquérir à coups de coupe au ménisque d'alcool sucré ; il était juste aviné de son ascension et partageait généreusement son ivresse. Il n'était pas assez mégalo pour se comparer au Christ, c'était là son défaut ; il appréciait entendre gonfler les rafales alors qu'il continuait à monter, dépasser les derniers étages des autres buildings et surplomber leur toit, s'emplir de dédain à la vue des volatiles en contrebas qui n'osaient même pas s'aventurer si haut.
Au même titre qu'il appréciait avoir la tête au frais, il continuait à s'émerveiller du vertige que l'on pouvait ressentir en voyant s'éloigner la populace en bas. Depuis le sol, le matin, je ne vois que cinq ou six personnes en même temps. Ils sont la brume, le nez plongé sur les carreaux de béton qu'ils foulent. Et quand petit à petit je monte au quarantième, étage comme anniversaire, il y a à mes pieds des dix, et des cents, et bientôt des mille. Ils ne sont pas sous mes ordres, mais indirectement je les guide par les filins tressés aux heureux euros. Chaque mouvement que je fais a une incidence sur le flux ; l'argent a un pouvoir tantôt attirant, tantôt répulsif, et les phéromones financiers que nous projetons, embaument l'esplanade forment, sans qu'ils le sachent, un dédale de méandres dont ils n'ont pas conscience. Ils croient qu'ils dirigent tout, mais j'ai déjà dessiné dès huit heures du matin, cartographiés par mes tableaux, pour eux le chemin de leur journée.
Du coin de l'œil il observe la jeune stagiaire qui vient de passer la double porte béante. Il a pris l'exercice d'observer les gens avec qui il travaille, discrètement. Après avoir croisé des milliers des personnes et vécu des premières impressions, il est capable de dresser un profil de carrière sur la personne. A sa démarche maladroite, ses jambes et ses pieds n'ont pris ni forme ni goût au tailleur et aux ballerines ; l'uniforme s'est aguerri sur les estrades de l'amphithéâtre pour la lecture ponctuelle de diapositives, sitôt abandonné au profit de jeans et de baskets. Elle applique sans maîtrise ce maquillage moyen de gamme. Bien que stagiaire, elle est beaucoup plus proche de l'étudiante rêveuse et fêtarde que de la louve venue chasser dans une entreprise financière.
Il se mord les lèvres, s'en veut d'être devenu une machine à portraits-robots.
La jeune fille avance comme un fantôme et se poste à quelques mètres derrière lui, devenant translucide grâce à sa parfaite immobilité. Sa robe aurait été verte, elle aurait pu être une espionne déguisée en – jolie – plante. Elle est intimidée par sa prestance, elle est intimidée par son nom, celui-là même qui apparaît en grosses lettres blanches sur la façade en haut du building. Elle ne doit même pas savoir que je ne suis pas un descendant direct de Niemand ou de Niemand. Même mon nom est trompeur : français depuis une dizaine de générations, je devrai plutôt m'appeler Robert.
Elle ne parle pas ; il rompt ce silence pénétrant.
- Oui ?
- Monsieur, on vous attend en bas.
- Au rez-de-chaussée ?
- Non, au 25ème.
- Le 25ème ? Hmmm…
Il ferme les yeux, visualise l'aiguille de l'ascenseur qui tombe de quinze unités d'un coup. Il aimerait pouvoir prendre les escaliers, décroitre doucement, sentir le poids de son corps à chaque pas, la fraîcheur de la cage, les nombres sur les portes identiques qui s'effilochent avec lenteur. Passé le trentième étage, on n'utilise plus les escaliers – bien qu'il y en ait encore pour les cas d'urgence, ce qui n'est pas le cas maintenant. On pense que les rois et les princes n'aiment plus l'effort, dépassés leur corps d'ogre bouffi.
Toujours le vertige, celui qui l'attire dangereusement au sol ; yeux fermés, il imagine la symphonie du vent qui siffle de plus en plus violemment. Il espère qu'un jour que la gravité le happera, qu'il tombera de plus en plus vite. Il visualise son corps qui s'affaisse et s'écrase comme un fruit mûr.
Il ne bouge pas. De toute manière, elle ne dira pas quelque chose du genre, « allons-y ». Elle attendra patiemment devant son supérieur. Il peut continuer à tirer cigarette sur cigarette, observer fourmi sur fourmi, contempler l'écume à la crête des immeubles majestueux qui se succèdent et qui semblent se perdre dans les nuages. La fourmilière s'agite de plus en plus.
- Approchez, Anaïs, venez-vous regarder par la fenêtre à côté de moi. Puis avant même qu'elle ait eu le temps d'hésiter : il faut que vous regardiez ce spectacle. C'est une grande leçon que je vais vous donner.
Il a usé de douceur pour baisser sa garde immédiatement après l'attaque. La stagiaire s'exécute à pas mesurés, se met à côté de lui, légèrement en retrait pour ne pas le froisser, et suffisamment loin pour éviter une gifle qu'il ne sait pas donner. Il baisse les yeux pour regarder le badge qu'elle triture nerveusement.
- Vous vous appelez Anaïs ?
- Non, monsieur.
- Pourquoi vous ne m'avez pas dit que vous vous appeliez Perrine ?
- Ca n'a pas vraiment d'importance.
Elle tremble, comme une feuille. Il aurait eu quatorze ans, il l'aurait prise dans ses bras. Maintenant les seules femmes qui ont droit de venir dans ses bras repartent le matin avec mille euros. Silence encore.
- Vous avez lu l'Art de la Guerre ?
- Oui, monsieur, on nous l'a conseillé à l'école.
- Et si on vous conseillait de lire un Harlequin, vous l'auriez fait ?
- Oui, monsieur.
- Bien. Et qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans l'Art de la Guerre ?
- Pas grand-chose. Il y a…
- Et les Trente-Six stratagèmes ?
- Oui monsieur, on nous l'a conseillé aussi.
- Et quel stratagème vous a le plus marqué ?
La stagiaire sourit ; il ne lui laissa pas le temps de répondre.
- Le dernier, Perrine ?
- Oui monsieur.
- « Si tout le reste échoue, il n'y a pas de honte à fuir». Est-ce que vous pensez vraiment que j'ai déjà fui dans la vie, Perrine ?
- Non Monsieur.
- Vous avez raison. Je n'ai jamais fui. Mais tout simplement parce que tout m'a toujours souri. Si j'avais eu une seule fois l'occasion de fuir lors de difficultés, j'aurais battu en retraite. Si j'avais pu un seul instant m'enfuir et battre la campagne, courir dans les prés et sentir les épis de blé, je l'aurai fait. Mais j'ai toujours été menotté à la ville, aux buildings et aux esplanades, aux étages et aux corridors entre les open-spaces et desservis par les ascenseurs. C'est là, ma flore, mon écosphère. Pas l'endroit rêvé pour vivre, mais l'endroit obligé pour survivre. Aujourd'hui, il viendra peut-être le moment de fuir, mais comme d'habitude lorsqu'on y pense, il est déjà trop tard.
Il ne dit plus rien, elle ne dit plus rien. Il ferme les yeux et sourit. Le ronflement de l'air conditionné et d'un ordinateur vrombissant à côté fait office de pièce majeure et moderne. Il est battu en rythme par les cliquetis d'une chaîne qui pend au poignet de la jeune femme.
- Vous tremblez Perrine ?
- Oui monsieur. Désolé monsieur.
- Pourquoi tremblez-vous Perrine ?
- J'ai peur. Pour ce qu'il y a à faire. Pour ce que nous devons faire. Ce n'est pas bien.
- Non, ce n'est pas bien, Perrine, mais il faut le faire. Pour toutes les personnes qui travaillent dans la tour, maintenant que la décision est prise. C'est une décision commune, auxquelles tous n'ont pas participé.
- Qu'est-ce que je vais devenir ?
- Vous ne serez pas inquiété voyons, ils ne vont pas jeter en prison deux mille personnes. Moi peut-être, d'autres sûrement. Une petite stagiaire comme vous ? On dira simplement que vous étiez un prête-nom, un bouclier minable, comme l'on se protège d'une pluie de flèches en tendant le corps d'un nourrisson. Non Perrine, vous retrouverez du travail. Mais en attendant, vous voulez un dernier conseil ?
Perrine acquiesça, silencieusement. Ses lèvres tremblaient, elle manquait de pleurer. J'ai envie de l'embrasser, songea Maximilian, mais je n'ai pas le droit. Elle jeune et fraîche comme une fleur de premier printemps, mais trop jeune et innocente, subordonnée sous mon ombre. J'ai envie de passion, de transcender les interdits puisque j'ai déjà franchi le cap à toute locomotive depuis des années. Mais il est inutile de me faire chuter encore plus vite et voir les étages défiler, ma peine suffit déjà.
Il inspira profondément, prêt à aiguiser ses armes.
- Vous n'étiez pas faites pour travailler dans cette banque, ni dans d'autres banques, du moins à ce poste. Vous n'avez pas les dents assez longues, les yeux assez perçants, l'esprit assez violent et violé. A votre âge, celui où le stagiaire moyen sort à 20h « pour faire bonne image » pour aller en after-work ou en soirée chez des amis, rigoler et rire en ingurgitant des cocktails comme des bouffées d'air et rire et rigoler en écoutant les garçons vous draguer au comptoir, les plus pointilleux d'entre vous sont encore au bureau à donner des ordres. Ils sont drogués aux chiffres, et aux pourcentages, et aux fonctions, et il existe des fonctions qui les destinent déjà à coups de probabilité et d'anticipation à passer manager ou chef de service avant trente ans. Tout est déjà dessiné et vous, Perrine, vous comme 99% de vos petits camarades de promo, vous serez loin derrière juste à calculer des courbes et arrondir des chiffres. Ho, je ne dis pas que vous allez rater votre vie : dans trois ans vous allez faire des cours d'œnologie et acheter du champagne à la caisse, vous goûterez aux joies d'un jacuzzi d'hiver et vous vous offrirez un tailleur de luxe et un collier d'or blanc. Vous serez propriétaire d'un appartement plutôt grand dans un arrondissement de Paris plutôt respectable, et un saumon à vingt-cinq euros dans un restaurant ne vous choquera pas. Mais vous ne serez jamais plus qu'une employée modèle, que vous garnirez de broderies sur votre CV, dans une banque d'investissement, à parcourir les voies du métro emmitouflé d'un foulard d'un grand créateur. A trente-cinq ans, vous serez dégoûtée et à l'apparition de vos premiers cheveux blancs force d'avoir pris des décibels de colère et tenter de négocier des pourcentages rouges ou verts sur des écrans d'ordinateurs pour tenter de faire des packages mélodieux, vous irez vous reconvertir.
Maximilian extirpa un portefeuille plat de sa poche et l'ouvrit. Il n'y avait rien d'autres que sa carte bancaire, une carte de luxe dont les limites donnent le vertige tant elles paraissent éloignées, comme le plancher de l'esplanade qui lui semble tellement loin de lui-même ce jour-ci.
J'aurai aimé lui donner plus, songea-t-il. Mais mille euros c'est pour les escortes, et elle est loin de vendre son corps et son âme pour de l'argent. L'image du billet de 50 euros bien plié le dégoûta sur le coup. De l'argent, quelle que soit sa forme, et aujourd'hui son âme qui lui donne le tournis. Il tendit le billet à Perrine qui ne semblait pas comprendre.
- Prenez-le.
- Mais… Pourquoi ?
- On va dire que c'est votre compensation. Votre parachute doré. Votre prime de stage pour bons et loyaux services. Même si je passe derrière les barreaux je passerai par la case Départ et je toucherai quelque chose, c'est une assurance pour investir un cabinet d'avocats pour me défendre. Quant à vous allez acheter quelque chose. Ne faites pas l'erreur de l'encadrer, et le mettre au-dessus de votre salon pour quand vous serez avec vos petits enfants et leur direz « C'est un billet que m'a donné Maximilian Niemand le jour du scandale de Niemand & Niemand. Il m'a fait la leçon et ça m'est resté toute la vie ». Ce n'est pas des leçons que je vous fais, c'est des foutaises que vous ne devriez même pas écouter.
Il sentait comme des larmes lui monter aux yeux, fontaine lacrymale complètement tarie, complètement obstruée par sa rancœur et le vide qui engloutissait tout en lui. Il lui arrivait de pleurer, pour des milliers de raison, mais jamais quand il se trouvait en haut de ces étages. Une fois en haut, il n'y avait plus que de la rage et de l'indifférence.
- Allez, faites ce qu'on a à faire, docilement, puis partez chercher un autre boulot. Ne vous inquiétez pas, vous trouverez rapidement. Et faites ce que vous avez à faire. Vivez par exemple, ce serait beaucoup mieux que passer son temps à monter sans voir où l'on va ni d'où l'on vient. Allez-y maintenant, je vous rejoins. Je termine juste ma cigarette.
Perrine commença à se retirer, à reculons, comme un manant devant son roi. Puis elle s'immobilisa, quelques secondes. Elle ouvrit la bouche, difficilement, mais se lança :
- Monsieur, je ne suis pas en bonne situation pour parler. C'est plus simple pour moi, je n'ai pas encore de nom dans le milieu, je suis une inconnue dans la foule, alors que vous, dès que vous sortirez, vous serez harcelés aussi bien par les autres banques que par la justice, très certainement. Mais vous ne devriez pas perdre espoir, vous n'êtes pas quelqu'un de mauvais. Pourquoi en êtes-vous arrivé ici ? Pourquoi avez-vous accepté cet héritage des Niemand, alors que vous êtes un neveu si lointain qu'on se demande comment vous auriez pu en garder le patronyme ? On se demande vraiment si vous êtes de leur famille tant vous êtes différent, et pourtant vous acceptez leur fatalité, et être mis ainsi en pâture à l'opprobre et au scandale ? Peut-être que vous pourrez laver votre nom, disparaître des places financières, et être tout autre ?
Elle était comme essoufflée, par l'émotion et par le rythme de sa voix. Un vent bénéfique songea Maximilian, un vent porteur, celui qui ralentit la chute comme son ascension. Maximilian Niemand tira une dernière bouffée.
- Merci du conseil Perrine, je l'écoute avec sérieux, même si vous êtes bien plus jeune et plus expérimentée. C'est un conseil précieux. Mais ça fait longtemps que je suis mort. En tant que fantôme, je ne sais même plus quel effet ça fait de monter, ou de chuter, ou de m'écraser.
Matin, lundi 23 juin 2014
- La police inspecte la tour dite « tour Niemand », siège de Niemand & Niemand, première banque d'investissement, suite aux opérations qui ont eu lieu vendredi 20 juin 2014 quelques heures avant la clôture de la Bourse de Paris. Niemand & Niemand est fortement suspectée d'avoir effectué des opérations frauduleuses, qui auraient abouti à des transactions à haute fréquence de fonds d'actifs réputés dangereux. On ne peut pas parler d'actifs toxiques, mais déjà des économistes américains parlent d'actifs « acides », en référence à l'échelle du potentiel Hydrogène et du fait que la plupart de ces fonds sont basés sur des industries pharmaceutiques et chimiques. La police semble vouloir saisir les dernières transactions et interroger plusieurs directeurs de service, dont Maximilian Niemand, directeur Stratégie des risques et descendant indirect des fondateurs, accusé d'avoir validé ces transactions et falsifié les rapports pour mettre en difficulté leur identification, en toute connaissance de cause.
- Flash : nous voyons en ce moment précis au milieu des confrères journalistes Maximilian Niemand fouler l'esplanade devant la tour Niemand. Il n'a pas encore fait de déclaration mais marche lentement, les yeux rivés au sol tout en gardant le sourire.