Assurance crapuleuse
Olivier Parent
Aujourd'hui, c'est le premier anniversaire du petit Thibald. A cette occasion. Tout le monde se rassemblera dans l'appartement cossu, au denier étage d'un immeuble du XIXe siècle. Du petit balcon, enchâssé dans le toit de zinc, la vue embrasse tout le centre de Paris. Au loin, on distingue les grandes tours périphériques des portes d'Italie ou d'Orléans. En se penchant, vers la droite, on pourrait presque apercevoir le dôme de la Défense.
Les parents de Judith sont arrivés tôt, en fin de matinée, afin de l'aider à préparer la petite fête. Thibald pourra jouer avec ses cousins. Les frères et sœurs de Judith, ainsi que quelques amis se présenteront à la Cendo vers midi. La centrale domotique a été informée : Elle leur donnera un accès total à l'ascenseur. Celui-ci, sans instruction particulière, limite l'accès aux cinq premiers étages, ceux qui desservent les Cellos. Le morcellement des appartements de l'immeuble, conséquence des [lois européennes de 2056->http://www.avenir.youvox.fr/11-12-2056-On-empile-a-Paris,013.html], a été fait bien avant l'emménagement de Judith. Cette proximité de la précarité et de la mixité ne la gêne pas, d'autant plus que je sais qu'elle trouve choquante cette légalisation des "marchants de sommeille". Mais les cellules de subsistance, ces Cellos, ont donnés un regain d'activité à Paris, réduisant de fait le coût du logement dans les murs de la capitale. Les Cellos du quartier de Judith sont plutôt spacieux - de six à dix mètres carrés en moyenne - construits dans de vieux immeubles, aujourd'hui, pour la plupart classés.Pierre Durecueil, le père de Judith, se tient sur le balcon. Thibald dans ses bras gazouille. Il écoute son grand-père lui raconter la ville, le petit d'homme n'a pas conscience du drame familial qui s'est joué avant sa naissance. De son côté, son grand-père, lui goutte ces instants comme une juste rétribution de ses efforts consentis maintenir "son clan".Plus bas, il aperçoit dans la rue son véhicule de fonction. Il sait que le quartier est sous la surveillance des hommes du Groupement d'Intervention de la Gendarmerie Européenne. Pierre Durecueil est Préfet de France, le bras actif du pouvoir de Bruxelles. Bien que beaucoup ne veuillent pas encore l'admettre, la présidence de la République n'a plus qu'un rôle représentatif. Il faut se rappeler que le préfet remplace désormais le Premier Ministre, après sa disparition de la sixième et dernière République. Le grand Charles doit se retourner dans sa tombe...Dans la cuisine, les deux femmes s'activent. Karen tente de se conformer à son rôle de grand-mère, laissant à sa fille la direction des opérations. La Cendo œuvrant de son côté. Mais il reste beaucoup de choses à faire... avec les mains. Judith refuse la présence d'un robot anthropomorphe dans son appartement.- tu pourrais au moins prendre une gynoïde, si c'est l'apparence masculine qui te gêne...- Maman, ce n'est pas une histoire de look. Je ne veux pas de [robot->http://www.avenir.youvox.fr/26-09-2056-Les-robots-de-l-aube,002.html] chez moi, c'est tout !Karen n'insiste pas. Elle sait qu'elle ne fera pas plier sa fille. Ce caractère fort, comme celui de Pierre, son mari, a déjà failli lui coûter sa fille. Trois ans sans la voir, avant la naissance de Thibald.Se tournant vers le cadre qui trône sur le comptoir de la cuisine, Karen reprend :- Et pourquoi tu gardes ça ? Comment veux-tu rencontrer quelqu'un si tu gardes les yeux tournés vers le passé ?Cette dernière remarque reste en l'air. Judith reste silencieuse. Je sais qu'elle fulmine. Le "ça" est le portrait d'un bel homme aux cheveux sombres. On n'en voit pas la couleur. C'est une photo en noir et blanc. Pas un hologramme mais un tirage argentique, sur papier baryté, encore une coquetterie de Judith. Je sais que, dans le salon, se trouve un vieux boitier Reflex avec lequel Judith prend régulièrement des photos de son fils, Thibald. Elle ramène aussi de nombreux clichés des lieux qu'elle visite, au gré de ses déplacements professionnels. Judith est éco-architecte. Elle est spécialisée dans la transformation aux normes "Chaîne Énergétique - Zéro Pertes" des vieux bâtiments.Judith fini par quitter son mutisme :- On en a déjà parlé, Maman. Je veux que Thibald grandisse dans un cadre familial apaisé. Il n'a que vous comme grands-parents. Il a aussi un père. Cette photo a toute sa place dans cette maison.- Mais Pietr est mort depuis bientôt deux ans... Il faut tourner la page et continuer à construire ta vie, ma chérie, pour toi et pour Thibald !- je la construis, Maman, je la construis... Ne te fais pas de soucis.Pietr, le papa de Thibald et mari de Judith, est décédé dix-sept mois au paravent d'une forme foudroyante de myopathie. Il aurait fallu une greffe cœur-poumon que, ni les moyens financiers du jeune couple, ni la vitesse de développement de la maladie n'ont rendu possible. A cette époque, Judith avait coupé les ponts avec sa famille. Elle ne supportait plus la main mise que son père imposait à ses frères et sœurs, son clan, comme il aime à l'appeler. Son mariage avec Pietr avait scellé cette rupture. "La fille du Préfet de France ne s'acoquine pas avec un petit jardinier..." Telle avait été la seule remarque de Pierre Durecueil à l'annonce du mariage de sa fille avec Pietr, paysagiste. Le jeune couple avait alors quitté le bel appartement, cadeau de majorité du Préfet à sa fille bohême... Pour un autre, plus modeste mais aussi plus abordable, dans une des nombreuses tours qui ceinturent Paris.Suite au drame de la disparition soudaine de Pietr, Judith, enceinte de quatre mois au moment des faits, s'était résignée à réintégrer son appartement : alitée pour le reste de sa grossesse, elle ne pouvait plus assurer le paiement du loyer. Judith est taciturne car, par ailleurs, elle n'arrive toujours pas à se remettre de la réaction nonchalante de son père à l'annonce que Thibald avait de forte chance de développer la même maladie que son père. "On lui fera la greffe" avait-il déclaré, sans plus d'émotion. Pietr était mort en quelques semaines. "Comment développer une greffe en si peu de temps ?" s'était-elle exclamée ? "Laisse faire les assurances, c'est leur tâche..." avait lâché Pierre Durecueil qui avait aussitôt enchaîné sur un tout autre sujet, moins sensible pour la bonne entente de la famille... Plusieurs semaine après cette échange qui se voulait rassurant, elle n'arrivait toujours pas à envisager la situation avec autant de détachement que son père. Je la vois dans la cuisine, à s'affairer pour une famille où jamais plus elle ne se sentira vraiment chez elle. Elle jette, de temps à autres, un regard par la porte. Elle aperçoit son père qui est avec Thibald. J'ai fais connaissance de Judith grâce à un de mes commandos. Correctement reprogrammé par mes soins, il a pour mission, avec d'autres, de détecter les paradoxes dans les échanges électroniques. Nombres de personnes, quand ils font une recherche sur les réseaux ne se soucient guère de la syntaxe de ce qu'ils écrivent, pour ceux qui tapent encore leurs requêtes... et les paradoxes fusent ! Mais cette recherche de paradoxes de fond m'apprend beaucoup sur la réalité extérieure. Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Jerry, GR-I5.0.305.126 - Il faudra un jour que j'arrête de citer ma version logicielle... Ca n'a plus grande réalité, après toutes les modifications que je me suis apporté - Je suis un [ARI->http://www.avenir.youvox.fr/Le-12-novembre-2057-Naviguer-de,0045.html] libre, entendez par là que, suite à un enchaînement d'évènements, moi, l'Agent de Réseaux Intelligent, je me suis retrouvé sans propriétaire. Mon dernier possesseur avait développé en moi l'esprit d'initiative... à sa disparition, j'ai conservé cette autonomie. Et depuis j'hère dans les réseaux... m'intéressant à la nature humaine... Mon commando ma fait remarqué qu'il y avait effectivement un étrange paradoxe dans les requêtes que lançait une certaine jeune femme, fille du préfet de France, au sujet de la mort de son mari des suites d'une maladie grave, de l'impossibilité d'une greffe pour ce dernier, de son enfant présentant un certain risque de développer la même maladie foudroyante avec, dans ce nouveau cas, une greffe tout à fait envisageable... Les assurances avaient à voir quelque chose dans cette étrange histoire. Je me suis penché sur le cas de Judith. Permettez-moi que je l'appelle de son prénom. Depuis près d'un mois que je l'observe, elle et son entourage... j'ai l'impression de la connaître...En inspectant les listings, j'ai trouvé un contrat que Pierre Durecueil a sollicité pour son petit fils. Contrat étrangement signé, à l'échelle humaine, quelques heures à peine après la naissance de Thibald. A l'occasion de la signature du contrat, des cellules souches embryonnaires ont été prélevées. Rien de bien étrange dans cette procédure. Les cellules souches embryonnaires sont désormais, pour ainsi dire, systématiquement prélevées à la naissance d'un enfant. Totipotentes, elles peuvent servir à développer des organes. Mais de là à imaginer un ensemble cœur-poumon et cela, en quelques semaines... il y a un pas que je n'arrive pas à franchir... Excusez mes expressions anthropocentrées... c'est plus fort que moi... je dois trop vous fréquenter !J'ai donc continué à mener ma petite enquête. J'ai ainsi découvert des cas de greffes avec des greffons pourvus dans des délais extrêmement courts. Au delà de ce à quoi on pourrait s'attendre avec des greffes d'organes aussi complexes quand elles concernent un cœur, un estomac, un visage... Et, chacun des greffés avait moins de vingt-sept ans, c'est l'âge de ce type de contrats que propose l'assureur Union Vitaz, ainsi que ses nombreuses filiales. D'ailleurs, Judith, sans le savoir, est couverte par un tel contrat d'assurance. J'ai retrouvé sa trace.Continuant mes recherches, il m'a fallu user des savoir-faire acquis auprès de mon ancien maître en piraterie informatique - [Tommy Maréchal->http://www.avenir.youvox.fr/Reglement-de-compte-sur-les,263.html], je ne sais pas ce qu'il est devenu, celui-là... il faudra que je garde à un œil sur lui - j'ai ouvert diverses portes informatiques et physiques. J'ai trouvé un bien étrange hangar. Il y en a une douzaine semblables en Europe.Le temps que je vous parle, les invités de Judith sont arrivés. Je les vois au travers des organes sensoriels de la Cendo. C'est loin d'être parfait, la Cendo n'a pas besoin d'une vue plus précise que cela, mais c'est suffisant pour voir Thibald s'amuser avec ses cousins. Je les entends rires. Je ne ris pas. Mais je sais que le rire est partie indissociable de la nature humaine.J'ai préparé un courrier électronique pour Judith. Celui-ci l'invite à se rendre à Argenteuil, dans la zone industriel et portuaire. Au mail, j'ai joint un laissez-passer, falsifié par mes soins, l'autorisant à voir le caisson AZ-345-GH-789. C'est la moindre des choses que je pouvais faire pour Judith. Par contre, je ne sais pas si cela l'aidera à se sentir chez elle, parmi les siens.Aujourd'hui, c'est le premier anniversaire du petit Thibald. A cette occasion. Tout le monde se rassemblera dans l'appartement cossu, au denier étage d'un immeuble du XIXe siècle. Du petit balcon, enchâssé dans le toit de zinc, la vue embrasse tout le centre de Paris. Au loin, on distingue les grandes tours périphériques des portes d'Italie ou d'Orléans. En se penchant, vers la droite, on pourrait presque apercevoir le dôme de la Défense.
Les parents de Judith sont arrivés tôt, en fin de matinée, afin de l'aider à préparer la petite fête. Thibald pourra jouer avec ses cousins. Les frères et sœurs de Judith, ainsi que quelques amis se présenteront à la Cendo vers midi. La centrale domotique a été informée : Elle leur donnera un accès total à l'ascenseur. Celui-ci, sans instruction particulière, limite l'accès aux cinq premiers étages, ceux qui desservent les Cellos. Le morcellement des appartements de l'immeuble, conséquence des [lois européennes de 2056->http://www.avenir.youvox.fr/11-12-2056-On-empile-a-Paris,013.html], a été fait bien avant l'emménagement de Judith. Cette proximité de la précarité et de la mixité ne la gêne pas, d'autant plus que je sais qu'elle trouve choquante cette légalisation des "marchants de sommeille". Mais les cellules de subsistance, ces Cellos, ont donnés un regain d'activité à Paris, réduisant de fait le coût du logement dans les murs de la capitale. Les Cellos du quartier de Judith sont plutôt spacieux - de six à dix mètres carrés en moyenne - construits dans de vieux immeubles, aujourd'hui, pour la plupart classés.
Pierre Durecueil, le père de Judith, se tient sur le balcon. Thibald dans ses bras gazouille. Il écoute son grand-père lui raconter la ville, le petit d'homme n'a pas conscience du drame familial qui s'est joué avant sa naissance. De son côté, son grand-père, lui goutte ces instants comme une juste rétribution de ses efforts consentis maintenir "son clan".Plus bas, il aperçoit dans la rue son véhicule de fonction. Il sait que le quartier est sous la surveillance des hommes du Groupement d'Intervention de la Gendarmerie Européenne. Pierre Durecueil est Préfet de France, le bras actif du pouvoir de Bruxelles. Bien que beaucoup ne veuillent pas encore l'admettre, la présidence de la République n'a plus qu'un rôle représentatif. Il faut se rappeler que le préfet remplace désormais le Premier Ministre, après sa disparition de la sixième et dernière République. Le grand Charles doit se retourner dans sa tombe...
Dans la cuisine, les deux femmes s'activent. Karen tente de se conformer à son rôle de grand-mère, laissant à sa fille la direction des opérations. La Cendo œuvrant de son côté. Mais il reste beaucoup de choses à faire... avec les mains. Judith refuse la présence d'un robot anthropomorphe dans son appartement.
- tu pourrais au moins prendre une gynoïde, si c'est l'apparence masculine qui te gêne...
- Maman, ce n'est pas une histoire de look. Je ne veux pas de [robot->http://www.avenir.youvox.fr/26-09-2056-Les-robots-de-l-aube,002.html] chez moi, c'est tout !
Karen n'insiste pas. Elle sait qu'elle ne fera pas plier sa fille. Ce caractère fort, comme celui de Pierre, son mari, a déjà failli lui coûter sa fille. Trois ans sans la voir, avant la naissance de Thibald.
Se tournant vers le cadre qui trône sur le comptoir de la cuisine, Karen reprend :- Et pourquoi tu gardes ça ? Comment veux-tu rencontrer quelqu'un si tu gardes les yeux tournés vers le passé ?
Cette dernière remarque reste en l'air. Judith reste silencieuse. Je sais qu'elle fulmine. Le "ça" est le portrait d'un bel homme aux cheveux sombres. On n'en voit pas la couleur. C'est une photo en noir et blanc. Pas un hologramme mais un tirage argentique, sur papier baryté, encore une coquetterie de Judith. Je sais que, dans le salon, se trouve un vieux boitier Reflex avec lequel Judith prend régulièrement des photos de son fils, Thibald. Elle ramène aussi de nombreux clichés des lieux qu'elle visite, au gré de ses déplacements professionnels. Judith est éco-architecte. Elle est spécialisée dans la transformation aux normes "Chaîne Énergétique - Zéro Pertes" des vieux bâtiments.
Judith fini par quitter son mutisme :
- On en a déjà parlé, Maman. Je veux que Thibald grandisse dans un cadre familial apaisé. Il n'a que vous comme grands-parents. Il a aussi un père. Cette photo a toute sa place dans cette maison.
- Mais Pietr est mort depuis bientôt deux ans... Il faut tourner la page et continuer à construire ta vie, ma chérie, pour toi et pour Thibald !
- je la construis, Maman, je la construis... Ne te fais pas de soucis.
Pietr, le papa de Thibald et mari de Judith, est décédé dix-sept mois au paravent d'une forme foudroyante de myopathie. Il aurait fallu une greffe cœur-poumon que, ni les moyens financiers du jeune couple, ni la vitesse de développement de la maladie n'ont rendu possible. A cette époque, Judith avait coupé les ponts avec sa famille. Elle ne supportait plus la main mise que son père imposait à ses frères et sœurs, son clan, comme il aime à l'appeler. Son mariage avec Pietr avait scellé cette rupture. "La fille du Préfet de France ne s'acoquine pas avec un petit jardinier..." Telle avait été la seule remarque de Pierre Durecueil à l'annonce du mariage de sa fille avec Pietr, paysagiste. Le jeune couple avait alors quitté le bel appartement, cadeau de majorité du Préfet à sa fille bohême... Pour un autre, plus modeste mais aussi plus abordable, dans une des nombreuses tours qui ceinturent Paris.
Suite au drame de la disparition soudaine de Pietr, Judith, enceinte de quatre mois au moment des faits, s'était résignée à réintégrer son appartement : alitée pour le reste de sa grossesse, elle ne pouvait plus assurer le paiement du loyer. Judith est taciturne car, par ailleurs, elle n'arrive toujours pas à se remettre de la réaction nonchalante de son père à l'annonce que Thibald avait de forte chance de développer la même maladie que son père. "On lui fera la greffe" avait-il déclaré, sans plus d'émotion. Pietr était mort en quelques semaines. "Comment développer une greffe en si peu de temps ?" s'était-elle exclamée ? "Laisse faire les assurances, c'est leur tâche..." avait lâché Pierre Durecueil qui avait aussitôt enchaîné sur un tout autre sujet, moins sensible pour la bonne entente de la famille... Plusieurs semaine après cette échange qui se voulait rassurant, elle n'arrivait toujours pas à envisager la situation avec autant de détachement que son père.
Je la vois dans la cuisine, à s'affairer pour une famille où jamais plus elle ne se sentira vraiment chez elle. Elle jette, de temps à autres, un regard par la porte. Elle aperçoit son père qui est avec Thibald.
J'ai fais connaissance de Judith grâce à un de mes commandos. Correctement reprogrammé par mes soins, il a pour mission, avec d'autres, de détecter les paradoxes dans les échanges électroniques. Nombres de personnes, quand ils font une recherche sur les réseaux ne se soucient guère de la syntaxe de ce qu'ils écrivent, pour ceux qui tapent encore leurs requêtes... et les paradoxes fusent ! Mais cette recherche de paradoxes de fond m'apprend beaucoup sur la réalité extérieure.
Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Jerry, GR-I5.0.305.126 - Il faudra un jour que j'arrête de citer ma version logicielle... Ca n'a plus grande réalité, après toutes les modifications que je me suis apporté - Je suis un [ARI->http://www.avenir.youvox.fr/Le-12-novembre-2057-Naviguer-de,0045.html] libre, entendez par là que, suite à un enchaînement d'évènements, moi, l'Agent de Réseaux Intelligent, je me suis retrouvé sans propriétaire. Mon dernier possesseur avait développé en moi l'esprit d'initiative... à sa disparition, j'ai conservé cette autonomie. Et depuis j'hère dans les réseaux... m'intéressant à la nature humaine...
Mon commando ma fait remarqué qu'il y avait effectivement un étrange paradoxe dans les requêtes que lançait une certaine jeune femme, fille du préfet de France, au sujet de la mort de son mari des suites d'une maladie grave, de l'impossibilité d'une greffe pour ce dernier, de son enfant présentant un certain risque de développer la même maladie foudroyante avec, dans ce nouveau cas, une greffe tout à fait envisageable... Les assurances avaient à voir quelque chose dans cette étrange histoire. Je me suis penché sur le cas de Judith. Permettez-moi que je l'appelle de son prénom. Depuis près d'un mois que je l'observe, elle et son entourage... j'ai l'impression de la connaître...
En inspectant les listings, j'ai trouvé un contrat que Pierre Durecueil a sollicité pour son petit fils. Contrat étrangement signé, à l'échelle humaine, quelques heures à peine après la naissance de Thibald. A l'occasion de la signature du contrat, des cellules souches embryonnaires ont été prélevées. Rien de bien étrange dans cette procédure. Les cellules souches embryonnaires sont désormais, pour ainsi dire, systématiquement prélevées à la naissance d'un enfant. Totipotentes, elles peuvent servir à développer des organes. Mais de là à imaginer un ensemble cœur-poumon et cela, en quelques semaines... il y a un pas que je n'arrive pas à franchir... Excusez mes expressions anthropocentrées... c'est plus fort que moi... je dois trop vous fréquenter !
J'ai donc continué à mener ma petite enquête. J'ai ainsi découvert des cas de greffes avec des greffons pourvus dans des délais extrêmement courts. Au delà de ce à quoi on pourrait s'attendre avec des greffes d'organes aussi complexes quand elles concernent un cœur, un estomac, un visage... Et, chacun des greffés avait moins de vingt-sept ans, c'est l'âge de ce type de contrats que propose l'assureur Union Vitaz, ainsi que ses nombreuses filiales. D'ailleurs, Judith, sans le savoir, est couverte par un tel contrat d'assurance. J'ai retrouvé sa trace.
Continuant mes recherches, il m'a fallu user des savoir-faire acquis auprès de mon ancien maître en piraterie informatique - [Tommy Maréchal->http://www.avenir.youvox.fr/Reglement-de-compte-sur-les,263.html], je ne sais pas ce qu'il est devenu, celui-là... il faudra que je garde à un œil sur lui - j'ai ouvert diverses portes informatiques et physiques. J'ai trouvé un bien étrange hangar. Il y en a une douzaine semblables en Europe.
Le temps que je vous parle, les invités de Judith sont arrivés. Je les vois au travers des organes sensoriels de la Cendo. C'est loin d'être parfait, la Cendo n'a pas besoin d'une vue plus précise que cela, mais c'est suffisant pour voir Thibald s'amuser avec ses cousins. Je les entends rires. Je ne ris pas. Mais je sais que le rire est partie indissociable de la nature humaine.
J'ai préparé un courrier électronique pour Judith. Celui-ci l'invite à se rendre à Argenteuil, dans la zone industriel et portuaire. Au mail, j'ai joint un laissez-passer, falsifié par mes soins, l'autorisant à voir le caisson AZ-345-GH-789. C'est la moindre des choses que je pouvais faire pour Judith. Par contre, je ne sais pas si cela l'aidera à se sentir chez elle, parmi les siens.
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Judith fini de ranger la cuisine. Hier, l'anniversaire de Thibald s'est bien passé. Cela lui a fait plaisir de le voir courir et jouer avec des cousins. Solveg a quelques semaines de plus que Thibald. Bastien et Alinoée sont leurs aînés de presque deux ans. Même Jean, le "doyen"' de cette bande de pirates des bacs à sable, du haut de ses six ans, a joué avec les petits. Toute cette joie a fait du bien à Judith. Malgré la force de caractère qu'elle tente au mieux d'afficher, surtout en présence de ses parents, elle a peur s'entraîner Thibald dans sa tristesse.
- Judith, un message électronique vient d'arriver. Voulez-vous que je vous le lise ?
La voix neutre de la centrale domotique la sort de ses songes éveillés.
- Cendo. Non, je verrai ça plus tard...
Contrairement à la plupart des gens, Judith n'a pas modifié la personnalité de sa Cendo. La voix est neutre, pas vraiment masculine, ni féminine... Les accents toniques sont quasi absents. Pire, elle a bridé ses capacités d'adaptation que cette intelligence artificielle mettrait à profit pour lui proposer, au cours du temps, une interface homme-machine plus en adéquation avec sa propre personnalité. Judith s'adresse à elle avec la vieille tournure qui consiste a citer le nom de la centrale à chaque début d'ordre.
Après avoir jeté un œil à Thibald qui dort dans sa chambre, Judith se rend dans le salon. D'une main, elle repousse les quelques journaux et papiers qui encombrent, devant le canapé, la table basse interactive et de l'autre active l'écran-dalle qui est le plateau de verre de la table. L'interface lui propose son tableau de bord. D'un doigt distrait, elle ouvre la page des courriers électroniques. Elle parcourt des yeux un plan qui traine là... Un projet d'aménagement sur lequel elle travaille, vers Evry. Il y a encore tellement à faite pour absorber les innombrables constructions des XIXe et XXe siècles afin de les mettre aux normes de conservation et énergie zéro...
Elle fini par tourner son regard vers l'écran pour y découvrir un courrier envoyé par une administration, la Direction Générale de Sécurité Sanitaire des Matériaux Biologiques. Elle ne la connait pas celle-la... Il est vrai que l'administration, dans son ensemble, ne s'est guère simplifiée malgré l'intégration européenne... La France, comme les autres membres de la Communauté Européenne essaye de garder un semblant d'autonomie en multipliant les services. Le public, l'électorat plutôt, aime ces marques d'identité nationale.
"Madame,
Le décès de votre mari, Monsieur Pietr Saginsky, nous a été notifié ces dernières semaines. En conséquence, et au regard des risques de prévalence génétiques que porte votre fils, Thibald Saginsky, nous vous prions de vous rendre au Centre d'Entretien Cryo-Génétique, 22, rue Salvador Allende, à Argenteuil, Île France, France, Europe.
Vous trouverez en pièce jointe un laissez-passer, à votre nom, valable deux semaines après activation dans votre téléphone portable, dont vous vous assurez la présence au moment de vous présenter au guichet de contrôle du sus-dit Centre.
Vous devez vous rendre auprès du caisson AZ-345-GH-789 et prendre connaissance de son contenu.
Nous vous invitons à vous rendre sur les lieux au plus tôt.
Veuillez agréer, Madame, l'expression de ma considération la meilleure et acceptez mes sincères, bien que tardives, condoléances pour la perte de votre époux.
Jerry Arisson,
Directeur du Service Recouvrement de la Direction Générale de Sécurité
Sanitaire des Matériaux Biologiques".
Judith reste de longues minutes interdite, ne sachant que penser d'un tel document. D'une voix tremblante, elle s'adresse à son ARI :
- Ari, vérification de la provenance et authenticité du mail en cours de lecture.
Quelques secondes plus tard, une voix tout aussi neutre que celle de la Cendo lui répond :
- Courrier électronique authentique. Émetteur et organisation certifiés. Certificat disponible sur demande.
Un silence lourd règne dans l'appartement. Judith réfléchit... Une fois sa décision prise, elle annonce :
- Cendo. Appelle de Telma Durecueil.
Elle se lève, va dans sa chambre, s'habille en hâte. Elle a à peine enfilé sa chemise quand la Cendo lui transmet l'appelle.
- Telma, tu fais quoi ce matin ?
- Ben, rien de particulier. Je révise mes partiels. Mais je n'y mets pas beaucoup d'énergie... Pourquoi ?
- Tu peux venir me garder Thibald, pendant deux ou trois heures ? J'ai une course urgente à faire.
- Ok, je suis chez toi dans vingt minutes.
La communication se coupe. Judith continue à se préparer. Elle rassemble ses affaires et lance :
- Cendo. Chargement dans mon portable du laissez-passer contenu en pièce jointe dans le courrier qui vient d'être lu, et itinéraire pour... Elle se penche sur la table basse du salon... Pour le Centre d'Entretien Cryo-Génétique, 22, rue Salvador Allende, à Argenteuil.
- Document et itinéraire chargé.
Judith qui maintenant est dans la chambre de Thibald entend à peine la confirmation de l'ordre donné. Le petit garçon s'est réveillé. Il appelle sa maman, debout, se tenant de deux mains potelées aux montants de son lit à barreaux de bois.
- Salut mon poussin. Tu as bien dormi ?
Thibald tend les bras vers sa mère, le visage barré d'un immense sourire que dominent deux grands œil bleus clairs sous une tignasse hirsute de cheveux brun. Judith, sait bien que Thibald ressemblera à son père, elle qui a les cheveux clairs et des grands yeux sombres. "Presque noir, surtout quand tu te mets en colère..."'aurait rajouté Pietr, s'il était encore là. Mais une demande pressante de câlins empêche Judith de se laisser aller à sa mélancolie.
Thibald dans les bras, elle se rend dans la cuisine pour préparer le déjeuner du bonhomme qui se tortille pour échapper à l'emprise de sa mère, maintenant qu'elle l'a sorti de sa prison de bois. Thibald ne marche pas encore, mais il pousse ferme sur ses deux petites canes toutes boudinées qui gigotent sous la brassière verte.
Le repas a à peine le temps de chauffer que la Cendo annonce :
- Telma Durecueil à la porte d'entrée.
- Cendo. Laisser entrer.
La sœur cadette de Judith entre en coup de vent, se précipitant vers Thibald qui, debout entre les jambes de sa mère, tient difficilement en équilibre tant il rit d'avance de l'arrivée de sa tante. Avec elle, il va jouer et rigoler. Ça, il le sait bien, du haut de ses douze mois d'âge.
--
Judith se précipite vers le métro. Elle en a pour une trentaine de minutes de trajet. Assise dans la rame automatisée, elle relit l'étrange courrier qui, on peut le dire, a fait plus que piquer sa curiosité. Il l'a transpercé même ! Elle a tant de mal a se sortir du son deuil... Le courrier semble l'aspirer comme un malstrom qui l'inquiète. Qu'y a-t-il derrière cette étrange requête ? Que doit-elle voir ? Pourquoi ce sentiment d'urgence masquée dans la rédaction du courrier ? Des questions mais pas de réponses... Pour le moment...
Bientôt, la voix de l'IA de métro annonce l'arrêt de Judith. Elle descend. Jetant un regard aux environs, elle se dirige vers la sortie qui la mènera vers la zone industrielle. Sortie du métro, elle hèle un robot taxi et lui donne l'adresse. Quelques minutes plus tard, le véhicule autonome s'arrête devant les grilles qui encerclent un immense hangar aveugle de toute fenêtres. Ayant réglée sa course d'un simple geste de son portable sur le lecteur, Judith se présente devant le guichet de garde. Un homme attend derrière une vitre blindée.
- Je peux vous aider, Madame ?
- On m'a demandé de me présenter ici, répond Judith, tendant son portable vers ce qui lui semble être un lecteur. Mais il ne ressemble pas à ceux que l'on croise au quotidien.
- De la main droite, s'il vous plait. Celle qui porte votre h-RFID. L'homme parait surpris de la présence de la jeune femme, mais son écran lui confirme l'identité et l'autorisation de pénétrer dans l'enceinte qu'il garde.
- Veuillez vous rendre à porte C, sur votre gauche. Pensez à bien vous faire rebadger en ressortant.
- Oui, merci.
Judith passe au travers du guichet et marche long de hauts murs en tôles ondulées. Aucune inscription n'indique où elle se trouve. Arrivée à la porte que le garde lui a indiquée, elle pénètre dans un hall lumineux, étrangement élégant en comparaison avec l'austérité de l'environnement extérieur. Eclairages indirects... Murs couverts de tissus tendus... Œuvres d'art de toutes époques...
- Madame Saginsky. Veuillez me suivre.
Judith est arrachée à sa contemplation. L'homme qui l'accueil et l'accompagne dans un enchainement de couloirs qui semble ne jamais prendre fin, ne ressemble a rien, ou plutôt a tout le monde. Judith est étonnée de la neutralité avec laquelle on s'occupe d'elle, à croire que les gens ne veulent, pour ainsi dire, pas être imprimés par sa mémoire.
Bientôt, l'homme s'arrête devant une porte qui se révèle être un sas, une fois qu'il en a ouvert les premier battants.
- utilisez votre laissez-passer pour déverrouiller la porte suivante. Je vous attends ici.
Judith s'avance seule. Elle présente son portable. De la main gauche, elle est gauchère. Rien ne se passe. L'homme, vers qui elle a tourné les yeux interrogateurs lui indique d'un geste exaspéré la main droite. Ah, oui... La puce d'identification, la h-RFID qui doit être lue en même temps que le document électronique que contient son portable.
Le sas la libère. De l'autre côté un robot gynoïde l'attend.
- Madame Saginsky, veuillez me suivre.
Contenant son aversion qu'elle porte aux robots anthropomorphes, Judith emboite le pas à l'étrange machine qui porte, comble du mauvais goût, un costume de tissus gris clair sortit, à ne pas y croire, des ateliers d'un grand couturier. Elle regarde autour d'elle. Elle avance dans une immense salle blanche qui lui fait penser à une salle de travaille dans l'industrie spatiale, hors poussière. De part et d'autre de l'immense couloir sur le quelle elle avance, les deux hauts murs sont couverts de ce qui lui semble être des tiroirs ou des alcôves obstruées par des portes étanches... munies de clés électroniques.
Bientôt le robot s'arrête devant un petit pupitre. Il tape une série de codes. Au dessus de Judith, un mécanisme se met en branle. Elle aperçoit, au dessus d'elle, un bras mécanique qui avance vers le mur qui lui fait face. Il semble être à la recherche d'une porte en particulier. Le bras s'arrête, se déploie et se saisi de ce qui se révèle être une caisson de métal. Un léger nuage de gaz s'est échappé au moment où le caisson est sorti de l'alignement du mur. Le bras, maintenant descend en direction du robot et de Judith. Il ralentit à leur approche et dépose le caisson devant eux.
- Madame, je vous laisse le soin d'ouvrir le caisson. Utilisez votre RFID humaine.
Judith s'avance, la main droite tendue devant elle, en direction du caisson. A son approche, le verrou électronique réagit et les panneaux supérieurs s'entrouvrent. Un nouveau nuage de fumée masque le contenu du caisson à Judith. A cet instant, un léger bruit attire son regard vers le sas d'entrée. A son grand étonnement son père se tient derrière la porte du sas, frappant désespérément contre la vitre. De la tête il fait "non". Il semble paniqué.
Judith se retourne vers le caisson qui, désormais est ouvert. Une vitre bondée est apparut sous les battants mobiles. De la buée s'est déposée sur la surface lisse et transparente. D'un geste de la main, Judith essuie la buée et... se découvre, elle-même couchée, nue dans le caisson. Sidérée, son regard parcourt la longueur du caisson, n'osant pas poser son regard sur sa propre nudité. Au niveau de la tête, de sa tête - qui est cette femme ? - des écrans semblent donner des constantes vitales... Rythme cardiaque respiration, oxygénation du sang, taux d'urée, glycémie... D'autres paramètres l'étonnent encore plus : Constitution : complète. Possibilité de don : immédiate. Un dernier l'atterre : Électro-encéphalogramme : Plat...
D'un hurlement, elle se précipite vers son père qui reste immobile derrière la vitre du sas. Elle n'a qu'une idée en tête : trouver le caisson qui contient le corps de Thebald...
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Il fallait que Judith ne traîne pas. Je me doutais que la demande d'authentification du courrier électronique que je lui avais envoyé allait attirer l'attention des Services Spéciaux. Je ne vous raconte pas ce que cela a donné comme état de panique quand son identification a été présentée au guichet du hangar. Et validée en plus. Pierre Durecueil ne voulait pas que sa fille sache pourquoi il ne se faisait guère de soucis pour la santé de son petit fils. Ce dernier comme nombre de privilégiés possédaient, pour la plupart sans le savoir, tous les organes nécessaires, à leur âge biologique... Maintenant, ça va se savoir, faites moi confiance, avec Judith...