Atelier
Pierre Magne Comandu
Et n'allez pas croire que je ne parle qu'en mon nom.
Je parle au nom de chacun qui a écrit avant moi, qui a écrit pour vous, pour vos rires les tapes de la main sur l'épaule, pour la larme qu'on ne sent pas et que le doigt recueille dans l'obscurité.
Je parle au nom de chacun qui écrira après moi pour peu qu'on puisse écrire encore ; vous faire rire après le spectacle, marcher au milieu des lumières des arbres reflétées dans les pavés des Champs-Élysées ; essuyer vos larmes de la main de l'autre à la main de l'un, voir un ami pleurer au souvenir d'une scène qui vous était sublime.
Je parle au nom de la petite vieille dame qui accompagne son petit-fils voir une pièce rigolote, pomponnée le chignon parfumé avec l'Opium d'Yves Saint Laurent, qu'elle met pour la première fois depuis son anniversaire, la sortie au théâtre de l'année ; la prochaine fois au lieu d'aller ici on ira peut-être à la Comédie-Française ; après tout ce n'est pas tout les jours qu'on va en vacances à Paris aux soirs de Noël, alors il faut profiter de voir les baraques des marchés de Noël et les boules de lumière sous la verrière, au loin, là-bas, du Grand Palais.
Je parle au nom du garçon de vingt ans qui découvre Paris, brandit son billet fièrement pour entrer voir son premier spectacle ; les portes ouvertes en trombe quelques minutes en retard, déranger maladroitement les spectateurs sur les strapontins, s'asseoir sur la place pile au centre de la rangée, le sac lourd, le bruit des gros livres de cours à l'intérieur tomber sur le sol en béton noir.
Je parle au nom de toi en face, tes longs cheveux blonds et ton nez un peu long, ton teint pâle.
Je parle au nom de vous, votre chignon noir de jais, vos cils et vos yeux fins, votre bustier serré bleu et blanc marinière.
Je parle au nom de toi, la blondasse peroxydée, tes lèvres maquillées de rouge refaites, le mépris de ton regard qui crache sur les mendiants chaque fois que tu sors de ta tour d'ivoire dans le XVI°, quand ton chauffeur a été licencié et que tu attends d'en acheter un autre.
Je parle au nom de toi, ma douce ; je ne te connais pas mais dans le noir je te vois, tu es belle, et je voudrais te dire qu'entre ton siège et ma scène rien n'est inaccessible, et t'embrasser un jour.
Je parle au nom de vous quel que soit votre nom, dame âgée ou bien jeune homme, pute du XVI° ou bien douce amante ; au nom de ceux j'espère qui aiment le théâtre, s'asseoir un moment dans un siège doux, oublier le bruit du monde ; oublier un monde qui va beaucoup trop vite, les réseaux, l'entreprise, mail du boss sur l'iPhone 6 à la main dans les couloirs gris à la sueur de Châtelet, bousculer les passants dans le gris de l'escalator étroit, faire tomber l'iPhone 6 et gueuler putain c'est pas ma journée ; oublier un instant ce monde-là qui tourne trop vite ; je parle au nom de vos yeux de spectateurs émerveillés d'images, illuminés de poésie, et constellés d'étoiles.