Au bord du quai.
Sandra Von Keller
Le bas de sa robe blanche semble attraper l'air, virevoltant légèrement au gré du vent marin. Au rythme de ses pas nonchalants, elle renoue avec un air exaspéré sa ceinture de soie noire qui se défaisait peu à peu pour glisser de sa taille à ses chevilles.
Quelque-chose de fâcheux se lit sur son visage préoccupé. Une douleur bien trop vive, trop intime pour pouvoir y assimiler un fait précis. Ses gestes sont lents, tout comme ses pas qui retentissent sur le pavé encombré de soleil. Son corps semble un fardeau bien lourd à porter au vu de son ombre qui glisse lentement. Contraste accentué par les passants qui défilent à ses côtés, avec cette habituelle démarche citadine qui consiste à avoir une allure pressée.
Ils semblent tous avoir des pas de géants tant elle semble rester sur place. D'un regard naturellement curieux, les pêcheurs la regardent passer. Intrigué par ce qu'elle dégage. Intrigué par cette manière de se déplacer tel un fantôme qui ère difficilement, perdue dans un monde qui ne lui appartient plus. C'est alors qu'elle leur adresse un bref regard ou peut-être était-ce uniquement vers les bateaux ou les façades des bâtiments. Des yeux presque translucides, éblouis par les premiers rayons du matin.
« La p'tite dame me semble bien tristoune ! » Marmonne l'un deux, la mâchoire serré sur un tout petit mégot de cigarette. Transpercé par ses pupilles chagrinées.
« Une histoire de Jules, sans doute ! » répond son coéquipier.
Ils ricanent tout en éprouvant un semblant de compassion inavoué pour cette mystérieuse inconnue.
Les hommes ont cette manie de prendre avec humour tout ce qu'ils ne comprennent pas, tout ce qui les intriguent d'une manière intimidée ou qui leur font peur, mais au fond d'eux se cachent un bon coeur maladroit qui aimerait tendre une main bienveillante.
Ces pêcheurs en font partie. Et habituellement, ils taquineraient gentiment cette dame avec des « oh hé « faisant leur gigolo, leur petit numéros de vieux marins coquins. Mais le conflit intérieur de cette femme se fait bien trop ressentir pour qu'ils osent s'immiscer à travers cette enveloppe de souffrance lancinante.
Soudain elle tombe. Sur les genoux d'abord, puis dépose ses fines mains au sol comme si les forces venaient à lui manquer. Sa longue crinière flamboyante effleure le par-terre, quelques saletés ne manquent pas de s'agripper aux pointes de ses mèches légèrement abîmées. Elle semble prier ou implorer mais elle ne fait que se plier en deux, se tordre dans un Mal qui lui broie les entrailles.
Les marins pêcheurs n'osent toujours pas intervenir. Ils se contentent de regarder ou plutôt de surveiller du coin de l'œil et de façon vaillante, tout en continuant leur tâche respective. La voilà qui rampe rapidement au bord du quai, tout en perdant ses escarpins. Là voilà pieds nu. Penchée en avant. Courbée comme une enfant. Le cri des mouettes camouflent le raclement de sa gorge, ses hauts le coeur et ses vomissements intempestifs.
« Bah merde... Elle semble vraiment effondrée la d'moiselle... Tu crois qu'on doit aller s'assurer qu'elle va bien ? »
« Pas qu'un peu. A ton avis, p'tit malin, comment elle va ? Faut la laisser... Les gens ont bien des soucis, c'est comme ça... Qu'est-ce que tu veux y faire... »
« Bah, j'sais pas, mais quelque-chose quand-même... »
« Laisse va, ça s'fait pas, elle doit être assez mal comme ça, l'emmerde pas, tu vas la gêner plus qu'autre-chose. Allez, viens m'aider, ce bordel fait son poids. »
La jeune femme suffoque, se frotte la figure tout en laissant s'échapper un gros soupir. Un soupir abattu, fatigué. Elle offre face au monde, un spectacle de lutte acharnée, au bord de l'eau, au bord du gouffre, elle souhaite se reprendre. S'enserre dans sa propre étreinte, rêvant sans doute d'invisibles et salvateurs bras masculins. Ou peut-être déterre-t-elle un souvenir précieux, réconfortant. Peut-être souhaite t-elle s'émietter ? Se briser ? Disparaître ?
Retrouvera t-on son corps dans les filets de ces mêmes marins qui hésitaient tant à lui tendre la main ? Que va t-elle devenir ?
Puisque le monde ferme les yeux sur la douleur qui n'est pas la leur...