Au bout de l'horreur

Michael Ramalho

Tous devront mériter leur pitance

Au commencement, des arcs-en-ciel d'une beauté stupéfiante naissent dans un ciel ocre percé de nuages sombres et turbulents. Puis, le point de bascule. Brusque et violent. Au bout de l'horreur, une pièce minuscule d'un mètre cinquante sur trois pour lui et sa famille. L'applique cylindrique fixée au mur diffuse sa lueur blafarde sur un carrelage orange criard. Au sol, un linoleum aux reflets ravinés illumine leurs pas lourds et désespérés. Quatre lits suspendus aux murs par des câbles métalliques attendent de recevoir leurs carcasses exsangues. Mais pas tout de suite. Après ce qu'ils viennent de traverser, tous semblent effrayés à l'idée de dormir. Le père se dirige vers le lavabo disposé dans un coin. Il se passe un filet d'eau froide sur le visage. Quelques gouttes de sang délavé extraites des veines d'une humanité agonisante perlent sur la faïence. Hagards, ils balaient du regard leur nouvel univers. Dans l'angle opposé, une tablette rabattable au-dessus de laquelle trône une échelle télescopique permettant d'accéder aux lits du haut. Coller au mur du fond, un sanitaire. Rien d'autre. A tour de rôle, sa femme, sa fille et son fils se relaient pour se laver. La poussière de leur ancienne vie s'entremêle et se déverse dans le néant. Les voilà prêts à affronter une réalité plus sombre et étriquée. Une voix métallique surgit depuis un point indéterminé. Le père tel un animal apeuré cherche mais ne réussit pas à localiser l'origine du son. L'esprit cartésien qui le caractérise pressent quelque chose de mauvais. Elle se fait appeler « Le dirigeant ». Elle souhaite la bienvenue à ceux qu'elle désigne comme les « résilients ». Il espère que tous se remettront des dures épreuves endurées pour arriver jusqu'ici. Elle ajoute que malgré les conditions de vie spartiates, ils doivent s'estimer chanceux. Leur sélection n'est pas le fruit du hasard. Ils la doivent à leurs compétences professionnelles dans des secteurs dits « essentiels » divisés en trois catégories, elles-mêmes symbolisées par trois couleurs. Les violets s'occuperont de la maintenance technique de l'abri, les blancs des tâches d'entretien et les ors assureront des missions d'encadrement ou de sécurité. Bientôt, chacun saura à quel groupe, il appartient. Le dirigeant conclut en soulignant l'importance de tirer les enseignements des erreurs passées afin de ne pas les reproduire. « Se tromper est humain, persister dans son erreur est diabolique ». Cette dernière phrase reste en suspension un instant puis retombe en grondant.

-J'étais professeur de musique, annonce Marion d'une voix à peine audible. Surement pas essentiel pour faire renaître une société...C'est à toi que nous devons notre salut.

La première nuit, personne ne ferme l'œil. Antoine se plaint de maux de tête violent. Marion, la tête penchée sur le côté, de la nuque. Louise ne cesse de pleurer. Marc écoute l'eau qui avance, vigoureuse, dans les tuyaux enfouis dans le plafond. A fréquence constante, des coups forts et secs retentissent depuis les entrailles de l'abri. Les pompes pour la climatisation ou le chauffage se mettent en marchent, annonce-t-il à sa famille pour les rassurer. L'atmosphère lugubre lui rappelle les réveils pesants qui s'égrenaient, interminables, du temps de son internat pendant sa prépa d'ingénieur. La pluie glacée qui traçait son chemin dans les ténèbres épaisses, ruisselant le long du toit en une course mortelle et disparaissant dans la gouttière en un hurlement zingué.


La journée suivante se déroule, monotone. Les têtes dodelinent et menacent à tout instant de sombrer dans d'affreux cauchemars. Tiraillés par la faim, ils en oublient leurs douleurs ainsi que leurs angoisses passées et à venir. La nature humaine est ainsi faite que l'assouvissement des besoins primaires l'emporte sur tout. « Se tromper est humain, persister dans son erreur est diabolique. » Introduit par une musique solennelle un peu ridicule, le dirigeant annonce le premier repas pris en commun dans l'abri. Une nourriture simple et saine à l'image des préceptes, qui dès d'aujourd'hui, guideront nos pensées et nos actes. Nous sommes les résilients de l'ancien monde. Il nous faut utiliser cette deuxième chance pour créer un avenir prospère et pacifié. Rendons grâce aux fondateurs de l'abri. Leur amour de l'humanité a rendu possible la création de cet endroit, un lieu aussi protecteur que le ventre d'une mère. Rendons leur hommage. Aussitôt, un carreau orange pivote et laisse apparaître un cadran constitué de centaines de boutons aux formes géométriques variées. La voix ponctue son intervention par un avertissement « Tous devront mériter leur pitance ». Les poussoirs multicolores clignotent selon un ordre et un rythme bien précis. Ronds bleus clairs: deux pressions brèves. Triangle rouge corail: une poussée longue. Ronds rouges vermillons: une pression normale suivie d'une impulsion brève d'un carré vert kaki. Trapèzes roses: trois pressions normales. Marc écarte Louise et Antoine qui audacieux, approchent leurs doigts. Il se concentre et reproduit la rythmique. Un tiroir s'ouvre laissant échappé quatre sphères grises. Une saveur fade et tiède se diffuse sous les langues. La faim disparaît. Plus tard dans la journée, le même carreau se retourne et vomit une tenue violette encore sous blister. A la montre de Marc, il est dix-neuf heures. Les enfants tentent de résister mais finissent par ployer sous les coups assénés par les heures veillées. Les lits s'abattent enfin. Tant pis pour l'angoisse, il faut se résoudre à dormir. L'applique cylindrique s'éteint pour la première fois depuis leur arrivée. Indifférentes à leur détresse, les ténèbres animées de cris d'effroi s'installent.


-« Se tromper est humain, persister dans son erreur est diabolique ! » Résiliant Barja, Vous devez votre salut à votre expertise dans le domaine des Petits Réacteurs Modulaires. Rendez-vous immédiatement au secteur 7. N'adressez la parole à personne. Restez à distance. Suivez le robot violet. « Tous devront mériter leur pitance ».

A l'intérieur du couloir, des dizaines d'individus avancent les yeux rivés au plafond en prenant garde de conserver un espace raisonnable avec ceux qui les précèdent. Marc lève la tête et distingue trois rails de couleur. A intervalle régulier, des robots de forme cubiques glissent en silence. Parvenu à un hall gigantesque, les machines se séparent et poursuivent leur chemin chacune de leur côté. Un ballet s'organise. En un feu d'artifice inquiet, des hommes colorés jaillissant des tréfonds de l'abri, se croisent, s'approchent en faisant mine de ne pas se voir puis s'éloignent discrètement. Marc essaie de ne pas perdre de vue son guide qui s'apprête à prendre un couloir étroit sur la droite. Après quelques dizaines de mètres parcourus, le robot s'arrête. Etonné, Marc remarque qu'ils sont revenus à leur point de départ. Il fixe un moment l'appareil. Celui repart en trombe. Le trajet jusqu'au hall semble deux fois plus long que tout à l'heure. Les revoilà dans la monumentale entrée désormais grouillante de résilients. A plusieurs reprises, ils repassent devant sa pièce de vie. Le robot accélère davantage. Une énième fois (la troisième ou la quatrième, il ne sait plus), il parcourt l'antichambre, ce coup-ci étonnement déserte. Ils finissent par s'engouffrer sous une porte. Terrifié à l'idée de se retrouver esseulé entre ces murs, Marc s'interdit de cligner des yeux. Le nez en l'air, il se met à courir jusqu'à perdre haleine. A bout de souffle, il arrive sur une passerelle surplombant le vide d'un hangar gigantesque. Le rail, dans une courbe majestueuse dégageant une forte odeur de carbone, embrasse la rampe de l'escalier dont les marches se situent juste en face de lui. La caméra est si proche qu'il remarque un objectif miniature pointer vers lui. En bas, des dizaines de Petits Réacteurs Modulaires sont disposés. Les formes oblongues évoquent des monstres marins délestés de leurs queues et de leurs nageoires, échoués sur un rivage désolé. En face de chaque PMR, se dressent quatre cloisons en fer avec une ouverture ménagée. Dans le périmètre, un bureau simplissime sur lequel est intégré un écran et une chaise. L'écran de veille porte la mention « Tous devront mériter leur pitance ». Marc effleure l'écran. Une liste de tâches apparaît. Vérification physique du réacteur, étanchéité des tuyaux, contrôles des câbles électriques, vérification de la température du réacteur, état de la puissance développée etc… Chaque pression de l'indexe ouvre un menu contenant d'autres éléments, eux-mêmes donnant accès à une infinité de déroulés et ainsi de suite. Les PMR sont disposés en quinconce, celui de Marc se situant au centre de l'ensemble. En admettant que lui vienne l'envie de quitter sa cage et de guetter un autre ingénieur se situant de part et d'autre de son réacteur, la forme haute et arrondie de sa machine bloquerait son champ de vision. La disposition est parfaite. Il observe un moment le monstrueux plafond ténébreux qui s'étend au-dessus de sa tête. Très haut scintillent des lumières peut-être déjà éteintes. Son nouvel univers jusqu'à la fin de sa vie.


La course des robots impulse le tempo de la journée. Tantôt longue et saccadée. Tantôt folle et tarabiscotée, elle éprouve dès l'aurore, les nerfs des résilients. Il faut les voir sortir de leurs cages, inquiets et nerveux, ne se préoccupant de rien d'autre que de leur étoile mécanique. Certains matins, au troisième ou quatrième passage, il arrive que deux couleurs soient au coude à coude. Plongées l'une et l'autre dans leur poursuite, les coups pleuvent et des chutes surviennent. Au fil du temps, le hall est devenu un endroit redouté de tous. Le visage levé, les changements de direction réalisées à grande vitesse provoquent des télescopages brutaux générant de véritables carambolages humains. Sans leur guide, les malheureux errent dans les entrailles du monstre jusqu'au soir et la trappe nourricière demeurant cruellement muette, subissent dans leur chair l'antienne des fondateurs « Tous devront mériter leur pitance ». Au fil des mois, la check list journalière de Marc s'est muée en une routine écœurante. La seule vision des réacteurs déclenche chez lui, des nausées affreuses qui le font chanceler. Son visage brulé par sa sueur acide, il parcourt d'un doigt plombé les termes techniques, liés les uns aux autres comme les maillons d'une chaîne. A la « maison », l'état de Marion empire. Sa tête est de plus en plus penchée sur le côté, presque tombante. Privée de son piano, elle dépérit chaque jour davantage. La présence ininterrompue des enfants la pousse à bout. Le matin, elle tente de faire classe. Dépourvue de quoi écrire, elle dispense un enseignement oral que ses enfants essaient de retenir par cœur. A ce jeu là, Antoine semble être le plus doué. Son petit nez se fronce sous l'effet de la concentration tandis que sa mère énonce les notions importantes. Une poignée de secondes plus tard, il recrache sans problème la leçon du jour. L'après-midi est consacré aux jeux et à l'initiation musicale. Au fil du temps, les enfants ont développé des capacités de mémorisations exceptionnelles. Il faut les voir rire, s'emporter et même se fâcher pour des parties de jeu de l'oie imaginaires.

-Pion Rouge. C'est le tien Antoine. Pion vert. Celui de Louise. Quant à moi, je prends le pion bleu. Il y a cinquante cases en tout. Antoine ! Tu commences. A ton tour de lancer le dé. Je compte dans ma tête jusqu'à six très vite. Dis stop pour savoir de combien de cases tu avances.

-Stop !

-Trois. Case trois. Il ne se passe rien. Antoine. Retiens bien le numéro de ta case. Louise a ton tour.

-Stop !

-Six ! Tu as fais un double. Tu rejoues.

L'apprentissage musical ne manque pas de poésie. Le clavier s'étend sur la tablette devenue le réceptacle de leur imaginaire A chaque pression d'une touche, la jolie voix de Marion s'élève et la note réduite au silence dans le monde d'avant, renait vive et fraîche dans la pièce. Le moment de l'apparition de la trappe nourricière constitue l'évènement de la journée. En l'absence de Marc, la responsabilité de reproduire la rythmique repose sur ses épaules. Il lui arrive d'échouer. Aucun reproche. La famille subit son jeûne en silence. Deux jours de suite passent sans qu'elle y parvienne. Marc décide alors de confier cette mission à son fils. Lui ne se trompe jamais. Agenouillé devant la trappe, ses yeux de statue reflètent la guirlande colorée des poussoirs. Quand le cycle s'achève, les paupières closes, il joint ses mains au niveau de son visage comme pour visualiser le mouvement à restituer. D'un geste vif et agile, ses doigts glissent sur le cadran puis retombent en claquant sur ses cuisses. Le tiroir s'ouvre. L'intimité avec Marion devient quasi inexistante. Lui qui jadis vénérait son corps et le dévorait sans cesse, n'a plus envie de lui. Seul subsiste chez lui, le besoin égoïste d'assouvir une envie animale après une longue période d'abstinence. Dès que les enfants sont endormis, Marc bondit sur la couchette de son épouse. Craignant d'être interrompu, il ne s'encombre pas de préliminaires. Dans les ténèbres, il passe une main sous la chemise à la recherche d'un sein à empoigner et de l'autre baisse sa culotte. Une fois en elle, il s'énerve de sa respiration toute en retenue, bloquée à l'intérieur de son ventre. Il déteste cette danse menée pieds et mains liés, sans l'enivrante musique de leurs gémissements. Au diapason du leitmotiv de simplicité encouragé dans l'abri, la fusion de leurs corps s'est muée en un acte morne et sans relief. Aux termes d'une série de coup de reins violents et au climax d'une frustration quasi meurtrière, il s'oblige à sortir de son corps en un ultime sursaut agonisant.


Un soir, le cœur au bord des lèvres, Marc trouve Louise et Marion pendues avec leurs draps. Chancelant, il s'approche des visages de sa compagne et de sa fille. Leurs yeux morts constellés d'étoiles de sang l'observent avec compassion. Il fixe les langues qui dépassent de leurs lèvres entrouvertes en une ultime tentative de hurlement fixée pour l'éternité. Antoine, agenouillé devant la trappe nourricière développe une rythmique véloce et lumineuse enveloppée d'un sifflement pénible. Des billes grisâtres tombent par dizaines dans le casier repu et roulent jusqu'à ses pieds. Marc se précipite sur lui. Dans son giron, ses doigts durs et froids poursuivent leurs mouvements frénétiques qui s'étendent maintenant au reste de son corps. Marc l'enlace de toutes ses forces mais le garçon développe une énergie incroyable. Le combat dure de longues minutes. Des heures peut-être. Les deux finissent par s'endormir épuisés.

Des étincelles explosent dans son inconscience salvatrice. Bientôt, résonne le bruit assourdissant d'une vague de réel, boueuse et écumante de rage, charriant dans son sillage des éternités d'immondices. La porte de la cellule est ouverte. Des ombres colorées passent en courant dans l'entrebâillement. Les dépouilles de Marion et de Louise ne sont plus là. L'enfant, dort profondément. Marc l'allonge avec délicatesse sur le lit.

-Résilient Barja. Rendez-vous immédiatement à votre poste de travail. « Tous devront mériter leur pitance »

La voix semble être empreinte d'une tonalité doucereuse qui le met en rage.

-Bon Dieu ! Ma femme et ma fille viennent de se pendre. Mon fils a assisté à tout. Je ne vais pas le laisser seul. Laissez-nous tranquille !

-Résilient Barja. Vous perdez la raison. Rendez-vous immédiatement à votre poste de travail. « Tous devront mériter leur pitance »

La voix se fait menaçante.

-J'en rien à foutre de vos billes de merde ! Reprenez-les.

Il se jette sur la porte pour la pousser avec rage mais elle ne bouge pas d'un pouce.

-Vous croyez me tenir avec vos billes de merde ! Vous allez voir.

Il expulse avec ses mains et ses pieds les sphères grisâtres dans le couloir. Des spectres squelettiques foncent sur elles et les avalent goulument.

-Voilà ! Nous ne vous sommes plus redevables de rien. Laissez-nous mourir en paix.

-Ce n'est que partiellement vrai. La voix prend une intonation humaine qui fait sursauter Marc.

-Votre place ici dépend de votre utilité. Si vous refusez de travailler, vous serez mis à mort. Nous vous laissons une heure pour réfléchir. « Tous devront mériter leur pitance ».

La porte se ferme et un cliquetis de verrouillage tombe comme un couperet.

Il sent un mouvement dans son dos. Antoine plonge dans ses yeux, deux orbites révulsées plantées dans un visage d'une pâleur mortelle. A une vitesse prodigieuse, ses doigts tourbillonnent au-dessus des boutons et s'abattent encore fumantes sur ses genoux. Dans un nuage de plâtre, le cadran s'enfonce à l'intérieur du mur. Une alarme assourdissante se met à hurler. Le garçon se jette tête en avant dans la béance. Marc plonge et réussit in extremis à saisir ses chevilles. Il tire comme un damné, les pieds plantés fermement au sol et la poitrine parallèle au plafond. Marc sert les dents si fort qu'elles menacent de se briser. Il entrevoit les cuisses, puis le bassin et le dos.  La porte du couloir s'ouvre. Deux individus armés vêtus de combinaisons dorées se tiennent côte à côte. Avant qu'ils n'aient le temps d'entrer, une force invincible tire le père et le fils dans un boyau aux ténèbres insondables. Au bout d'une glissade vertigineuse, ils atterrissent sous un puit de lumière. Le corps endoloris, Marc s'arque boute au-dessous de la grille et essaie de la forcer avec son dos. Sans succès. Il s'allonge sur le dos et pousse avec ses jambes. La grille cède dans un tintement métallique. Son fils sur l'épaule, Marc remonte à la surface et aboutit devant un pneu gigantesque, soleil noir sur le point d'exploser. Ils émergent dans un tunnel interminable, encombré de centaines de véhicules abandonnés en un chaos de ferraille inextricable. A l'intérieur, des têtes momifiées reposent contre des vitres suintantes. Partout sur le sol, des bagages éventrés continuent de déverser leurs vêtements, des passeports tâchés de sang gisent ouverts animés de soubresauts, des chaussures déchirées pointent dans des directions improbables. Marc reprend son souffle. Il allonge son fils entre ses jambes. En caressant ses cheveux, il remarque que son crâne disloqué présente des arrêtes tranchantes. Un filet se sang coule de son oreille. Une bouffée brûlante émergeant de son âme fissurée ressuscitent les monstruosités perpétrées le jour du basculement. L'immense porte en acier qui se ferme peu à peu devant la masse humaine. Les hurlements de terreur qui tonnent comme des ballons gonflés d'angoisse tandis qu'elle se met à courir. En un éclair, la panique se meut en un instinct bestial de survie. Lui lâche sans hésiter Antoine pour courir plus vite. La bouche de Marion s'ouvre en un cri étouffé. Avant qu'elle ne vole au secours de son fils, un homme empoigne sa chevelure, la tire en arrière et lui brise la nuque avec ses bottes. Louise restée en arrière, pleure. Elle commence à courir, perd l'équilibre et s'abat sur le béton. Dans un sursaut hystérique, elle tente de se relever. Ses yeux explosent quand elle se fait emporter par la vague. Le visage inondé de larmes, Marc revient au présent. Antoine n'est plus là. Le calme qui règne autour de lui contraste avec la tempête qui fait rage en lui. Son affliction le fait trépigner et s'arracher les cheveux. Au loin, une lueur orangée scintillante attire son attention. Elle émane du cœur d'une montagne de cadavres, humus humain entassé au tractopelle dans un coin par les fondateurs. Il la distingue à peine, faible mais virevoltante, dans cet amas de chair putride exhalant une indicible puanteur. Il chasse avec colère l'immonde pensée lui chuchotant à l'oreille que sa famille repose là dedans. Il se met à escalader les corps. De l'autre côté du sommet, là où il pense pouvoir toucher la lumière, il se faufile entre la paroi et les restes humains glacés. Du bout des doigts, il la touche enfin. En réalité, il s'agit du judas d'une porte donnant sur l'extérieur. A travers l'épaisseur, il contemple une toile de destruction aux dimensions réduites. Dans la partie inférieure du tableau, des crânes polis roulent tels des billes lugubres sur un parcours sans fin. Au centre, les contours saillants d'immeubles en ruines s'effritent comme des feuilles mortes desséchées. Dans la partie supérieure, des nuages boursoufflés aux formes monstrueuses remplissent les espaces vides donnant au gris, une teinte rougeoyante. Il veut sortir, purifier son âme aux flammes de ce brasier éternel. Mais les morts se barricadent. Des pieds et des mains crochues aux ongles arrachés bloquent le volant d'ouverture. « Ta famille est juste là ! » Marion ! Louise ! Antoine ! Au bout de l'horreur, Marc rampe à l'intérieur de l'amas de chair. Avec son front, il touche des nez, des joues et des lèvres durs comme des pierres. Pour avancer plus vite, il enfonce ses doigts dans des orbites, écrase des  pommettes avec ses pieds. Les morts se défendent. Les coups pleuvent. Coude, genou, tête. Au bout de l'horreur, il croit reconnaître Marion. Il empoigne des cheveux rêches. Des têtes se décrochent des troncs et basculent sur lui. Encore une poignée de centimètres ! Au bout de l'horreur, perdu dans la montagne de chair, il s'allonge à demi-mort près d'une femme inconnue au visage violacé affichant un rictus sardonique.

Signaler ce texte