Au café Bohême
lodine
Vers la fin de l’après-midi (heure de l’After). Ambiance fin d’été, début septembre.
Une femme vient s’asseoir à la terrasse du café. Seule. Elle a 35 ans, environ. Cheveux mi-courts, brun foncé. Coupe à la Louise Brooks. Des escarpins sur des chevilles fines. Une robe chasuble noir et une broche près du cœur. Bouche au rouge à lèvres rouge. Ongles peints de la même couleur. Classe.
Elle commande un thé au serveur et ouvre son sac à main. Tout un bric-à-brac s’en échappe. Au bout de cinq minutes de fouilles (qu’elle accomplit d’un air habitué au désordre), elle trouve enfin son paquet de cigarettes. Elle en allume une, d’un geste expert. Elle fume et regarde les passants déambuler devant elle.
Un serveur vient passer sa commande.
« A cup of tea, please, with milk » (dit-elle, d’une voix claire mais basse).
Elle attend le breuvage en regardant maintenant les autres personnes attablées à l’intérieur du café. Son regard est attiré par un homme assis à sa droite (elle le voit de profil), avec, en face de lui, une enfant de 6 ou 7 ans (sa fille, vu la ressemblance). Il semble avoir 37 ou 38 ans.
L’homme est vêtu avec élégance. Une chemise au col Kent bleu clair, un pantalon noir coupé dans un tissu de belle maison, une ceinture noire. Le visage semble anguleux, la mâchoire volontaire. Aucun duvet de barbe. Les cheveux sont rasés de près, châtain clair (profil type d’un homme travaillant dans une entreprise ou une banque).
La fillette est très droite sur son siège. Elle écoute son père lui raconter une histoire, d’un air sérieux. Soudain l’enfant éclate de rire. L’homme reste très flegmatique. Il sourit, heureux du bonheur qui éclate devant lui.
La femme de la terrasse a l’air subjugué par la scène.
Soudain, comme s’il avait senti le regard de la femme peser sur lui, l’homme tourne la tête vers elle.
Leurs regards se croisent. Dix secondes qui semblent une éternité. Elle baisse les yeux vers le thé. Elle semble embarrassée, comme prise en faute.
Elle tourne la petite cuillère dans la mug blanche. A toute allure. L’homme la regarde d’un air amusé. Puis sa petite fille l’accapare de nouveau.
Dès que sa tasse est vide, la femme demande l’addition, paie et se lève pour partir.
L’homme la suit du regard.
Quinze ans plus tard. Toujours vers 17h.
La même femme se prépare à entrer dans le café Bohême. Elle est venue exprès, mue par le désir impérieux de revoir ce lieu. Elle inspire profondément (on la sent nerveuse).
Elle a très peu vieilli. Elle est toujours élégante et mince, même si elle ne fume plus.
Elle entre à l’intérieur du café. Commande « des frites » d’un accent londonien. Elle n’a pas mangé de frites depuis des années.
Elle lit en mangeant. Un ouvrage français contemporain, d’Amélie Nothomb. Elle prend chaque frite avec délicatesse, sans trahir le plaisir qu’elle prend à les manger.
Lorsqu’elle a eu terminé sa lecture, elle repose le livre sur la table, laisse traîner son regard autour d’elle d’un air absent. Elle commande un bourbon. Elle ne semble pas pressée. Elle attend quelque chose, comme si elle savait.
Un homme entre dans le café Bohême.
C’est l’homme qu’elle a croisé quinze ans plus tôt.
Il est seul, cette fois. A son doigt, brille une alliance, qu’elle n’avait pas remarquée, la première fois.
Il s’assoit non loin d’elle. Il l’a reconnue, également.
Leurs regards se croisent. Cette fois, ils s’attardent longuement, l’un dans l’autre, comme s’ils s’y perdaient. Leurs yeux brillent de désir.
Il s’avance vers elle, pose sur la table quelque chose qu’il a extrait de son portefeuille. Puis il lui caresse le visage, les lèvres. Délicatement. La femme a fermé les yeux.
Avec difficulté, l’homme se détourne d’elle. Il se dirige vers la porte, l’ouvre, semble vouloir revenir sur ses pas, mais s’éloigne, finalement.
Elle ouvre les yeux.
C’est une photo d’elle. Ou plutôt de Louise Brooks. Des années 20.
Au dos, il a griffonné un n° de téléphone.
Ses lèvres murmurent le numéro. En anglais, puis en français.
En musique de fond, un air de Bob Dylan prend le relais.
« Make you feel my love”