Au Chat noir

-cassiopee-

Les voix résonnent comme dans un chœur sous ce plafond tendu de tissu qui n'a pourtant rien d'une cathédrale, et nous écoutons. Croyants fervents, nous sommes venus entendre les chants de notre foi. Des mots que je ne comprends pas s'échappent en flots inarrêtables de leurs bouches passionnées. Peu importe le sens, c'est un cœur qui parle à un autre. Je vois dans leurs yeux, dans les plis de leurs visages et dans la tension de leurs bras qu'ils se donnent au-delà des mots.

Ce soir, je suis voyeuse. Pendant quelques instants, sous le vent des mots, un rideau s'envole et dévoile le verre de la fenêtre. Derrière, j'y vois un homme, en Mayotte, assis devant sa table, traçant sur un carnet des lignes dictées par son émotion : non, elle n'acceptera jamais qu'il ait un avis différent du sien, mais c'est fou ce qu'il peut l'aimer. Derrière j'y vois une femme dont le regard me transperce pour se poser sur les petits oiseaux noirs qui attendent sur une branche ; elle, elle attend le retour de son frère, qui s'est envolé. Derrière, j'y vois un être aux cheveux noirs, recroquevillé dans un coin de sa chambre, traqué, battu, rompu. Derrière, j'y vois une voix frêle qui demande à s'élever, à être entendue : qu'est-ce qui vous donne le droit de me faire me sentir mal ?  Derrière, j'y vois cette femme aux longs cheveux gris qui cherche dans les vers un exutoire à sa douleur. Derrière, j'y vois une fille qui a les yeux trop grands ouverts parce qu'elle ne peut plus les fermer, non, elle ne les fermera plus et elle ouvrira aussi sa bouche, pour parler, pour crier, pour chanter, qu'elle n'accepte plus, qu'elle a dit non, et que les mains blanches ne toucheront plus sa peau comme ils ont meurtri les siens.

Ce soir je suis voyeuse. Je communie avec eux et sans les connaître, je reçois leur don le plus précieux, ce petit instant d'eux-mêmes, nu, brut, sans artifice.

Alors, je me lève. J'ai le cœur qui bat, les mains qui tremblent. Ma langue est engourdie et colle à mon palais, j'en oublie comment avaler ma salive. Il a prononcé mon nom. La rumeur des doigts qui claquent parvient à peine à mes oreilles et ma propre voix est sourde. Pourtant, à mesure que je déverse les mots, mon cœur se calme, je ralentis, je respire. Ils étaient trop lourds ces mots, je devais les poser, les donner à quelqu'un, à tous ces gens qui ne me connaissent pas et qui acceptent ce fardeau.

Alors je comprends pourquoi ils se sont levés eux aussi pourquoi ils ont soulevé le rideau même lorsqu'il paraissait si lourd. Je comprends pourquoi nous sommes tous ici, réunis à respirer cet air moite et ces mots sourds.

Elle a pleuré, et j'ai vu dans ses yeux humides la plus belle des reconnaissances.



Juillet 2019

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