Au-delà du Miroir

Florian Lapierre

Une mystérieuse cabane trônant au sommet d'une colline perdue au milieu de la nature. Voilà le lieu de destination des pèlerins en quête de pardon, de rédemption et d'oubli. Couverture: Louisa B.

La lumière chaude et bienveillante du soleil traversa la fenêtre au teint transparent, laissant pénétrer les rayons jaunes, transportant un éclat vif doré qui illuminait la pièce et les fines particules régnant dans l'air, virevoltant dans tous les sens. Sans réfléchir, le rayon pénétra naturellement dans la pièce, éclairant la grisaille envahissante du vide. Cet astre fuyait l'horizon, propageant une dernière vague dorée sur le champ fertile. La nuit s'installait lentement.

La lune cachée par l'illumination solaire qui baignait les nuages dans un mélange harmonieux de rose et de jaune, apparaissait désormais lorsque le tout s'assombrit.

Il savait qu'elle reviendrait ce soir, sans en connaître la raison, il en était persuadé. Elle tenterait à nouveau de libérer son cœur gelé, mais comment le pourrait-elle ? Portant elle même ses problèmes, ses incertitudes, son fléau sentimental depuis la lecture de sa vie, en quoi serait-elle capable de voir ce que lui même n'arrivait plus à apercevoir ?

La journée s'enfuyait lentement, berçant son esprit par des variations de luminosité, tandis qu'il traçait ses dernières questions et ses dernières remarques. Relevant la tête, le tailleur pouvait suivre les lueurs oranges descendre de l'autre côté du monde et ainsi éclairer d'autres vies inconnues. Alors qu'il était plongé dans une contemplation nocturne au-delà du verre transparent, il discerna un point rouge progressant dans les ténèbres les plus impitoyables.

Il pouvait sentir la tempête battant avec fureur, le tonnerre grondant au loin, les arbres craquant affreusement et le chagrin tombant impétueusement sur la braise qui venait rallumer la flamme. Le temps était venu. Cette nuit sera révélatrice.


Les deux êtres se rejoignirent au milieu de ce chaos. Leurs capes respectives protégeant une partie de leur corps mais non leurs visages. La voyageuse, qui tenait la lanterne brûlante de sa main glacée ne pouvait cacher sa stupéfaction à la vue de l'homme ayant quitté son abri. Leurs yeux se mêlèrent comme un tout et les mots n'auraient pu remplacer ce langage qui ne nécessitait aucun son, aucune formule. Cette alchimie avait lieu aussi simplement qu'efficacement entre les deux individus pourtant si différents. Ce pont les reliant et partageant leurs êtres dans leurs entièretés. Hypnotisés par une magie sans nom, ils ne purent plus détacher leurs regards l'un de l'autre, alors qu'ils étaient transportés dans un autre espace.

Leurs yeux transcendèrent ce qui les séparait, traversant la matière comme une simple couche non existante, ignorant les protections mutuelles et enflammant leurs êtres au plus profond de leurs âmes. Le tourbillon endiablé de sentiments déferla impitoyablement au milieu des flots dans lesquelles ils baignaient, tout en essayant de se saisir l'un l'autre. Ils ne pouvaient distinguer leurs enveloppes physiques car tout cela dépassait ce simple stade. Des vapeurs insaisissables aux auréoles incarnées par d'intenses pigmentations variant à tout instant. Un déchaînement frénétique de pensées, d'émotions et de couleurs, les unes toujours plus violentes que les autres. Tandis qu'ils se cherchaient, parmi les morceaux éparpillés dans cette immensité abyssale, deux lueurs, scintillantes comme le jour, se détachaient de l'environnement fluctuant.


Les branches s'envolèrent dans le ciel et furent projetées vers l'infini, alors que la pluie se transformait en aiguilles qui tentèrent de transpercer la chair. Les éclairs fondaient sur le sol dans une gerbe d'étincelles instantanément noyée sous le torrent. Les forces élémentaires débordèrent de toutes parts, amplifiées par les émotions à nues des deux corps, des deux esprits. Au sol, les feuilles mortes tournoyèrent autour d'eux dans un tourbillon montant, dont la puissance ne cessait de croître. Les cheveux de la jeune femme fouettaient l'air, alors que la cape de l'homme se décrocha de son cou et s'échappa dans le néant. Bientôt, la nature ne distingua plus ce qu'il se produisit à l'intérieur de la tempête.

Il n'y aurait nul témoin de ce sort.


Elle se vit à l'intérieur des yeux argents, malgré les obstacles psychiques, elle put dépasser cela et entrer en résonance avec son esprit. Son flux ambré, taché par une douleur sourde qui sommeillait en elle depuis trop longtemps, progressait inlassablement en encrassant ses souvenirs. Pourtant quelque chose avait changé, cette encre compacte et instable était devenue plus limpide et régulière. N'ayant pas réussi à purger cette cicatrice, elle avait toutefois appris à l'apprivoiser. Elle ne sentait que rarement l'écho de cette épine, appuyant sur son cœur. Mais cela ne la dérangeait pas, il lui arrivait même de l'oublier, car elle avait dès à présent l'envie de se soucier du destin d'une autre personne. De quelqu'un dans le besoin.

Elle le regardait enfin entièrement, comme si elle le découvrait pour la toute première fois. Son visage, doux, aux traits anormalement vieillis à ses yeux, lui révéla alors enfin ce qui se cachait derrière ces gemmes de glace. Ayant finalement conscience pleinement de sa propre existence et de sa propre vie, elle concentra son énergie pour plonger au-delà des miroirs lunaires. Tombant de nouveau dans un blizzard sans fin, aux nuances de bleu éclatantes, un pâle croissant blanc éclairait vivement le givre qui recouvrait cette sphère au couleurs indiscernables de part leurs multitudes. Les éclats sur-brillants, d'où la lumière se réfléchissait, aveuglaient en certains points la vision de la forme féminine, auscultant cette sculpture taillée dans l'âme au teint neige.

Face à cette œuvre, elle décida de tailler, bloc par bloc, l'âme emprisonnée afin de la libérer de cette stase. Des fragments s'échappaient et se transformaient en poussières argentées, illuminées par les couleurs libérées de cette captivité à l'intérieur de ce caveau de verre. Les flux cristallins, de nouveau en pleine navigation, ruisselaient tout autour du cœur spirituel.

Le cours d'énergie saphir, au somptueux bleu marin était composé de minuscules cubes aux différentes luminosités, qui remuaient sans cesse dans le courant, créant ainsi des vagues aux intensités fluctuantes, du clair au sombre. En s'approchant, la jeune fille sentit la tristesse d'un homme cherchant désespérément à aider sa compagne inconsolable.

La rivière écarlate brûlait intensément, pleine de formes sphériques où vivaient des flammes aux nuances oranges et jaunes et dont les reflets carmins brillaient vivement au milieu de cet océan de rubis. Elle ressentit alors, le désir, la pulsion qui poussa ce jeune homme à agir après la perte de son amie.

Un autre gisement précieux se dégagea du froid, laissant échapper des fragments émeraudes, au vert profond qui noyait le regard des plus aventureux dans une infinité de nuances riches et sans comparaison. La jeune fille vit ce garçon parcourir le monde à la recherche d'un prétendu magicien.

Enfin, alors que les couleurs se multipliaient sans interruption et que les teintes sublimes envahissaient toute l'essence présente, la prison céda. Un arc-en-ciel de couleurs déferla dans tout l'espace, les émotions libres et sans filtre emplirent la jeune femme, la transportant dans un temps disparu, où l'hôte de ces souvenirs n'était qu'un spectateur impuissant de son innocence perdue.


L'air était doux et accueillant. La clairière dorée par le soleil zénithale réchauffait les jeunes daims qui s'abreuvaient dans le cours d'eau sauvage, où la surface renvoyait le ciel bleuté, parsemé de cotons blancs. Une colline se dressait devant un lointain champ de blé. Des marches en pierres grises et polies démarquaient le chemin unique, menant à la cabane qui dominait le paysage. Il toqua à la porte qui s'ouvrit immédiatement à son contact. Au fond de la pièce, un vieil homme en pleine activité se retourna à son arrivé. Il tenait sa longue barbe grise dans la main, et jaugeait d'un coup d'œil brillant celui qui se tenait devant lui.

— Que cherches-tu mon garçon ? Demanda l'ermite, visiblement fatigué.

Rassemblant sa volonté et son courage, il bomba le torse et annonça d'une voix qui se voulait puissante et assurée :

— Je souhaite pouvoir toucher l'âme des gens et ainsi les sauver de leurs démons.

Un long silence s'ensuivit. L'homme se leva et malgré la bosse sur son dos qui l'obligea à se pencher, il restait plus grand que son jeune invité. Frottant nerveusement sa barbe, il répondit, après une mûre réflexion.

— Es-tu conscient de ce qu'implique un tel pouvoir ? Te sens-tu prêt à endosser cette responsabilité, ce fardeau ?

— Oui ! Je le suis ! Et peu m'importe les sacrifices, je refuse de laisser disparaître quelqu'un d'autre à cause d'une douleur inatteignable. Je suis fort, et je les porterai toutes en moi s'il le faut, j'en suis capable.

Le vieil homme au regard orné de joyaux ne savait pas s'il avait à faire à l'inconscience ou bien à l'innocence présente d'un enfant. Car ce garçon se proposait comme successeur d'une terrible malédiction. Néanmoins, quelque fut la raison qui convainquit l'homme de léguer ceci à cette jeune vie, cette dernière ne l'avait jamais comprit. Jusqu'à maintenant.

Touchant de ses deux mains frêles et glacées les joues blanches de l'enfant, il déchargea une énergie impressionnante dans les yeux du garçon, ce qui le fit hurler de douleur. Il sentit ses organes de vision se glacer et les images devinrent floues. Puis, il ne vit plus rien d'autre qu'une série de couleurs indiscernables, tout le reste de sa longue vie.


Sortant de ce maelström, elle reprit possession de son corps qui redescendit légèrement vers le sol. L'homme qui se tenait devant elle n'était plus le même. Ses cheveux et sa barbe revigorés d'une couleur châtain avaient quittés la grisaille. Son teint n'était plus pâle comme un drap, mais empreint d'une chaleur beige. Enfin, son regard saphir avait laissé place à des yeux bleus azurs, au cœur étoilé d'un vert turquoise.

Le temps s'était calmée et la lune apparue au milieu des nuages noirs. Mis en lumière par l'astre nocturne, les deux inconnus s'approchèrent l'un de l'autre. La jeune femme souriait face au jeune homme qu'elle avait libérée, ne pouvant se détacher du ciel bleu qu'elle pouvait voir en lui. Cependant, il ne put lui rendre pleinement cette joie. Il effleura de sa main ferme, la joue de celle qui venait de le sauver.

— Es-tu consciente des conséquences de ma libération ? Seras-tu capable de vivre avec un tel fardeau ?

Elle ne prit pas la peine de répondre. Les mots étaient inutiles, car à présent, ils lisaient chacun l'un dans l'autre, comme dans un livre ouvert. D'un hochement de tête, il acquiesça face à la décision qu'elle venait de prendre. Il sentit au plus profond de lui une douleur aiguë et sa gorge se serra. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait plus rien ressentit. Mais, il lui offrit ce qu'elle souhaitait en son for intérieur, une dernière fois avant sa métamorphose. Il ne put retenir ce sourire sincère et aimant qui anima pour la première fois le masque de marbre qu'il affichait auparavant, à toute personne qui se présentait devant lui. Enfin, dans les iris ambrés de sa partenaire, il vit alors la reconnaissance et la joie qu'il attendait depuis toujours. Sa mission ici était finie.

La vision de la fille s'embruma dans les larmes lorsqu'elle le vit s'évanouir dans la nature, son corps transformé en une poussière de diamants qui s'envolait dans le ciel, illuminée par le clair de lune qui le guidait au-delà de toute réalité. Elle le suivit tout le long de son envol, les perles coulant le long de ses joues roses. Fixant la lune étoilée au milieu de ce voile noir comme le néant, sa vision changea, ne laissant que les variations lumineuses et les couleurs pénétrer les deux gemmes topazes scintillantes.

Elle resta là, son cœur à nu, écoutant la nature sommeiller autour d'elle, ressentant la fine pluie se mêler à ses larmes, et son âme dire adieu à sa moitié.


Au dessus des nuages et du temps, il contemplait depuis le firmament, cet enfant au cœur pur et sans ombrages. De là, il veillerait sur elle chaque nuit, lorsque le sommeil serait absent, les démons présents, et que son cœur serait meurtri.




L'aube s'installait à peine lorsque le vent souffla la dernière lueur de sa lanterne. Le soleil levant offrit son énergie aux êtres vivants qui s'ouvrirent à son contact. Les fleurs commencèrent lentement à déployer leurs pétales roses. L'oisillon chantonnait timidement pour accueillir l'homme qui approchait sans faille.

Le voyageur emmitouflé dans sa cape traversa la lisière du bois menant à la colline qu'il reconnut, malgré l'apparent changement de paysage. Le bois avait rétréci et laissé place à une grande plaine aux herbes hautes. Un étang s'était formé au milieu de cette vaste étendue de terre et de nature, dans lequel nageaient de petites créatures amphibiennes.

Il grimpa les marches avec détermination, bien que son voyage fut long et éprouvant. Il pénétra dans la maisonnette qui l'avait accueilli par le passé et défit sa cape noir comme du charbon. Son visage puissant et carré n'avait pas changé depuis sa dernière visite, en revanche ses yeux étaient beaucoup plus creusés suite à la fatigue de son parcours. Se tenant droit et rassemblant ses forces, il déclara comme un éclair frappant le sol :

— Je viens retrouver ce que j'ai laissé de moi-même ici. Je souhaite récupérer ma douleur, la flamme qui brûlait en moi, cette raison d'exister que j'ai bêtement jeté.

La silhouette au fond la pièce se leva de son bureau, rangea sa plume gorgée jusqu'à la racine et se retourna. De longs cheveux gris tombaient derrières ses épaules frêles et courbées. Ses mains se tenaient difficilement à la chaise qui se trouvait à sa droite, pour ne pas se laisser choir. Enfin, son visage, ridé ne cachait nullement ses traits doux qui mettaient en valeur ses petites pommettes. Deux joyaux incarnés par un jaune mielleux et foncé, fixèrent le voyageur. Elle le regardait sincèrement et pleinement, et discernait le brasier éteint en lui et ses désirs enfouis dans les cendres. Plus aucune volonté ne lui donnait de raison de vivre. Il était seul et vide.

C'est alors, qu'un pont invisible entre les deux personnes se créa sous la lumière dorée de l'étoile rayonnante, et que la femme plongea à travers le miroir qui menait jusqu'à son âme. 

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