Au-dessous du Volcan

vadim

« Ivrogne invétéré, héritier déchu, exilé, mis au ban de la société, marin en mal de mer, compositeur de fox-trot à l’emporte-pièce, joueur d’ukulélé, expédié aux colonies avec une pension de son père, syphilophobe, masturbateur, poète, créateur de mythes et Faust et tout à la fois».

Conrad Knickerbocker.

C’est de Malcolm Lowry que l’on parle. Né en 1909, poète et romancier, nécromancien, expert en mantras. Un Anglais, un chat du Cheshire. Accessoirement, un des noms les plus méconnus de la littérature du XXème siècle.

Comme tout bon britannique de bonne famille, il fait ses études à Cambridge, et quand il en sort diplômé en 1931, il est déjà foutu, contrairement à beaucoup de ses camarades. Peu assidu, Lowry a mieux à faire : de l’ukulélé, l’artiste de cabaret, descendre quelques verres.

Episodes marquants, dans l’ordre chronologique, ou presque. La visite à 5 ans du musée de la syphilis, dont Lowry tire une peur phobique des MST. A sept ans, suite à un problème de cornée, Lowry est presque aveugle : quatre ans plus tard, une opération lui rend la vue. Des histoires de violences familiales, semble-t-il. Les avances d’un étudiant, homosexuel, qui le divertissent. Quand il menace de se suicider si cela n’aboutit pas, Lowry rit du chantage, et répond : « Vas-y, ça ne pourra pas être pire qu’ici ». Quand l’universitaire met sa menace à exécution, Lowry est le seul à en connaître le motif et expérimente la culpabilité. A la fac, il souffre de constipation permanente. Aussi, de moqueries sur la taille de son pénis, de la part de ses frères notamment. Il n’a plus de contacts avec sa famille, hormis la rente que son père lui allouera toute sa vie et le British Weekly, que sa mère lui envoie toutes les semaines. Un accident qui marquera un de ses amis : cette fois où, par réflexe et par peur, il manque d’assommer un cheval d’un coup de coude au museau et en ressort perturbé pendant un temps anormalement long.

Malcolm Lowry, le genre destin déjà écrit, déjà cassé. Il fait un tour en Extrême-Orient, sur le S.S Pyrrhus, au nom prémonitoire, et à Oslo comme mousse, à 18 piges, entre le lycée et la faculté. A Londres, il fricote avec Dylan Thomas, un peu, et publie son premier bouquin, Ultramarine, en 1933. Après que le manuscrit ait été volé, Lowry le réécrit d’après un précédent brouillon, donnant le ton de la suite.

Il rencontre très vite Jan Gabrial. Jan Gabrial, petite actrice, petite romancière, oubliée pour les bonnes raisons, qu’il épouse. Il fait la connaissance de Cocteau à Paris, qui le convie à la première de La Machine Infernale, mais sinon, RAS. Avec Jan, c’est très vite tumultueux : un an après leur mariage, elle s’enfuit à New York après une dispute, et il la suit. Un soir d’ivresse, il est hébergé par un ami homosexuel. Réveillé sans souvenirs, Lowry ignore ce qui s’est passé, et est terrorisé par la possibilité d’un quelconque acte sexuel et, partant, d’une MST : il renoue avec les sentiments de pêché et de culpabilité. La conscience de la faute, à ne pas négliger : «  Sa vie fut une lente noyade dans d’immenses mers solitaires d’alcool et de culpabilité. », dira Earl Birney, son éditeur anglais.

En 1936, il est admis à l’hôpital psychiatrique Bellevue, qui ne perd pas de temps avec ceux dont le cas n’est pas désespéré. Dépression alcoolique. Tranquille. Avant, il jouait à la folie. A ce moment-là, la voie de l’ivresse comme fuite de l’inhumanité du monde et du sentiment, de la conscience de son propre échec est déjà sans issue. Lowry, selon Jan, boit n’importe quoi : alcool à friction pour les massages, lotion capillaire, ou encore huile de cuisine, tout semble bon : peu importe le flacon... D’une certaine manière, comme son héros le plus célèbre, Malcolm s’autodétruit tout en s’ouvrant à l’expérience, ou l’illusion, d’une conscience, d’une liberté, d’une illumination. Sa dégradation, sa chute vers le fond du ravin est moirée de transcendance : celle de son œuvre.

Hiver de la même année, installation à Cuernavaca, Mexico, on y reviendra bientôt, pour essayer de recoller les morceaux, ceux de bouteilles brisées plus qu’autre chose. C’est pourtant foutu, avant même de commencer. Si Jan le trompe, c’est parce qu’il l’envoie voir ailleurs. Elle le quitte donc, avec un autre. Fin 1937, Lowry s’est déplacé jusqu’à Oaxaca (où il sera emprisonné comme espion espagnol), et seul, se noie au sens figuré, dès 9 am. « I’m in hell, what more can God give me ? » ; "It's not the mezcal which kills us, it's Oaxaca".

Conscient de sa déchéance et de sa marche vers l’autodestruction, il a peur qu’il devienne impossible pour lui de vivre. « Vois si Jan va bien. Je vois mon destin beaucoup trop clairement pour y impliquer Jan. » écrit-il.  Au fond de son jardin, un ravin sert de décharge. En 1938, il est expulsé du Mexique du fait de sa conduite peu protocolaire, alors même qu’il confesse que l’endroit est si beau qu’il n’arriverait pas à le quitter s’il le voulait.

A Los Angeles, où son père paie l’hôtel directement, le maintenant prisonnier, il rencontre Margerie Bonner, une ancienne starlette Hollywoodienne reconvertie dans le roman policier par obligation alimentaire. 1940, il s’installe au Canada, parce qu’il est poursuivi par les feebies pour violences sur sa secrétaire alors qu’il était saoul. Vancouver, ou la sale passe : censée être temporaire, la pause durera 14 ans. La bière est dégueulasse, mais on ne peut boire que ça. Il tente de s’engager, mais même l’armée ne veut pas de lui.

Il épouse Margerie en ‘41, et ils vivent dans petite baraque dans une jolie baie près de Dollarton, et Malcolm a construit une jetée, sa grande fierté, un peu branlante, elle tiendra néanmoins des années. En face de leur rive, une raffinerie, Shell, dont le S est tombé. Dash Snow, soixante ans plus tôt. 1945-1946 : vacances au Mexique, sur les lieux de notre sujet, Cuervanaca, encore. L’immigration vient foutre la merde, et réclame le paiement immédiat d’une ancienne amende. Lowry sent le pot-de-vin à plein nez et refuse de payer, et l’expulsion définitive du paradis perdu suit. Puis, petit tour en Haïti, dépression et clinique psychiatrique.

1952, Au-dessous du Volcan a déjà cinq ans et se vend bien, à part au Canada, où selon son auteur, il n’en aurait écoulé que deux exemplaires. Lowry est censé écrire, finir, sa Divine Comédie ivre, Le Voyage qui ne finit jamais, mais il n’en viendra jamais à bout, et perd son contrat de 6600$ sur trois ans. Les problèmes de fric, l’impossibilité de se soigner malgré la thérapie aversive et les hospitalisations, la maladie, la pression du chef d’œuvre jettent Malcolm sur les routes, où il est poursuivi par les accidents (morsures de chiens, fractures, intoxication sanguine). New York, Sicile, Angleterre, où l’on parle d’une lobotomie, entre divers séjours en hôpital psy : Londres, et puis l’East Sussex où il meurt le 26 ou le 27 juin, personne ne le saura jamais.

Mort étrange, mort bizarre. Virée à deux, au pub, avec Margerie, qui apparemment pouvait lui en ramener quand il s’agissait de lever le coude, retour au bercail, dispute, et puis la bouteille de gin, achetée pour se finir, éclatée, pour qu’il arrête de boire. Menacée avec les tessons, elle s’enfuit chez la voisine. Lowry est retrouvé mort le lendemain matin : surdose de somnifères en état d’ébriété, accident selon le coroner. D’après Jan Gabrial, jamais notre bonhomme ne se serait suicidé sans laisser de note, des notes. Selon ceux qui le connaissaient, qui l’avaient vu trembler, l’idée d’un Lowry saoul mort, suicidaire, capable d’ouvrir la bouteille de barbituriques, de la refermer et de la cacher dans la chambre voisine semble difficile à imaginer. Et quand on sait que notre sombre héros a dit à un psychiatre qu’il tuerait Bonner, bien trop proche alors de leur voisin Lord Peter Churchill, ou qu’elle aurait sa peau, et quand on sait qu’en Italie, il avait déjà tenté deux fois de l’étrangler, on peut lever un sourcil ou deux. A l’autopsie, ses organes internes sont étonnamment en bonne condition.

Voilà pour l’histoire. Et tout le reste est littérature. Stylistiquement parlant, Lowry se place en descendant de Joyce, qu’il nie avoir lu, peut-être par prétention, de Melville, de Conrad, de Fitzgerald (il essaiera d’adapter Tendre Est La Nuit pour le cinéma), sans ressembler à aucun de tous ceux-là. S’il faut le placer dans un courant, ce sera celui du « stream of consciousness », lyrique et plein d’humour, noir. Sa méthode d’écriture mélange l’autobiographie sublimée et transformée par des allusions constantes à la littérature, la philosophie, la mythologie, le cinéma, la musique et le mysticisme, c’est un symbolisme touffu et dense, qui court d’une image presque métagorique à une autre dans une scansion haletante.

Au-dessous du Volcan, donc, Under The Volcano en version originale, et non Sous le Volcan comme certains le croient, qui ont lu la deuxième traduction, plus libre, simplifiée, simplificatrice. Publié en 1947, adapté au cinéma en 1984 par John Huston avec Albert Finney, nominé aux Oscars dans la catégorie de Meilleur Acteur dans un Premier rôle, Jacqueline Bisset, Anthony Andrews et Katy Jurado. Il est aussi fait mention d’une adaptation radio, mais sans preuve formelle.

Parmi ses admirateurs, entre autres : Anthony Burgess et Gabriel Garcia Marquez qui a déclaré qu’il s’agissait du livre qu’il avait le plus lu dans sa vie.

Commencé en 1936, le manuscrit est maudit. Quelque part entre le Mexique, LA et Vancouver, Lowry l’oublie dans un bar. En 1940, AA Knopf, Random House, Simon & Schuster et tous les autres éditeurs à qui le roman est présenté le refusent. Heureusement pour eux, il ne s’agit pas de la version finale, Lowry s’attelant à la réécriture. A cette occasion, sa femme raconte qu’il n’a pas mangé ni bu ni dormi pendant quatre jours. Le 7 juin 1944, la troisième ou quatrième version disparaît dans l’incendie de la cabane du Canada. Le 6 juin 1945, alors qu’il renvoie son manuscrit, retravaillé, Lowry apprend la sortie de The Last Weekend, smash best-seller traitant aussi de l’alcoolisme d’un wannabee écrivain citant Shakespeare et de sa femme qui tente de le sauver, et se voit perdu.

Las, alors que les Lowry sont justement à Cuernavaca, Jonathan Cape (déjà hôte d’Ultramarine)  propose de publier le manuscrit, tout en indiquant que des changements sont nécessaires, afin d’influer de manière déterminante sur la réception du livre. Trop dur, trop littéraire, inaccessible. Le responsable, hermétique au style de Lowry, s’appelle William Plomer, alors un éminent membre de la scène littéraire londonienne, spécialisé dans les vers louangeurs de la famille royale, et à qui l’histoire à rendu la place qu’il méritait. Si cet évènement, anodin en apparence, doit être mentionné, c’est parce que Lowry a répondu dans une lettre de 15000 mots pour défendre son roman en en expliquant la symbolique et l’importance de le publier tel quel. Le roman a été imprimé selon ses vœux, et la lettre l’est aussi, aujourd’hui.

A sa publication, discrète, en 1950, il est accueilli en France comme « le plus important [roman] qui ait paru depuis vingt ans".

L’histoire est celle de Geoffrey Firmin, Geoffrey infirm, le Consul, comme on l’appelle, bien qu’il ne le soit plus. Consul inutile, depuis la rupture des relations diplomatiques entre la Grande-Bretagne et le Mexique, qui traîne, dans Cuernavaca devenue Quauhnahuac, son smoking de cantina en cantina afin d’oublier que sa femme, Yvonne, ancienne actrice, l’a quitté il y a un an. Un an, douze mois, douze chapitres, douze, et toute la mystique de la kabbale (la roue, entre autres) qui plane au dessus du livre, celui-ci et celui que Firmin rêve d’écrire. Une influence que l’on doit à sa rencontre avec Charles Stansfield-Jones, un kabbaliste fils spirituel d’Alesteir Crowley.

L’histoire est celle de la dernière journée, et voilà Ulysse, du Consul, d’Yvonne et d’Hugh, le demi-frère de Geoffrey, journée dont la date tombe à pic, car c’est celle de la Fête des Morts. Yvonne est revenue.

Au-dessous du Volcan est un voyage, métaphorique autant que géographique, qui doit réunir Yvonne et Firmin, un voyage comme une fuite en avant, un dernier recours, une manière de sceller une situation nouvelle, bancale, d’éprouver la consistance des volontés, des sentiments, en tentant d’éviter les cadavres de verre qui jonchent la vie du Consul. Un voyage pour essayer d’échapper à soi-même et à ses démons, un voyage vain, aux miracles fantasmés, comme on en trouve tant dans la littérature, car on ne fuit pas l’endroit où l’on stagne dans la sueur de l’alcool, mais seulement soi-même, et le changement d’espace n’empêche pas de tourner sur soi-même et de retourner le problème dans tous les sens, n’empêche pas de ruminer le passé et les échecs : peu importe où l’on se trouve, cela n’empêche pas les fantômes de hanter, c’est bien connu. Un voyage que l’on finit par fuir alors que c’était à l’origine sa finalité. Peu importe le sentier emprunté, on trouve toujours le moyen de bifurquer, de faire un détour vers une cantina noirâtre pour « boire un dernier verre » avant la route, un dernier verre jusqu’à vomir, à perdre son chemin, jusqu’à une fin qui au fond ne résout rien.

Le Consul porte sur lui les lettres d’Yvonne, qu’il n’a jamais réussi à lire, et auxquelles il n’a jamais répondu. Il porte sur lui la culpabilité d’avoir laissé mourir des officiers allemands capturés par le navire qu’il commandait durant la guerre, bien qu’il ait été disculpé, décoré, puis nommé Consul. Comme pour le lui rappeler, l’affiche de Los Manos de Orlac, diffusé à Quauhnahuac le suit partout. Il porte en lui la connaissance des infidélités d’Yvonne, avec Hugh, avec son voisin Laruelle (« Je crois vraiment que vous deux vous devriez vous entendre, vous avez quelque chose en commun », dit Firmin, amer, à Hugh à propos du cinéaste français), et les autres, et la culpabilité de ne pas la pardonner, malgré sa présence : « l’alcool, celui-là ne t’a jamais trahi. », « il se trouve que c’est de ta faute, et quant à moi, j’entends me désintégrer à mon aise. »

Le Consul est un borracho. Au-dessous du Volcan a fait de la dipsomanie littérature. Le départ d’Yvonne a déclenché chez le Consul un désir d’autodestruction qui est aussi la réalisation du destin qu’il s’est dessiné, comme si l’orchestration de sa perte pouvait effacer son incapacité à influencer durablement sa propre vie. Geoffrey Firmin buvait déjà, mais la rupture lui a donné un but, une raison de voguer d’un delirium tremens au suivant.

Avec le retour d’Yvonne, tant désiré, tant attendu, le Consul s’attendait à être guéri mais, malade, il ne peut s’empêcher de ruer dans les bars et les brancards, à la recherche du whisky, de la tequila, de la strychnine, et surtout du délicieux et retors mescal qui lui permet d’échapper temporairement à sa peine : « Cela n’étanchait nulle soif de se dire comment était l’amour venu trop tard ». Il espère une nouvelle vie, rêve avec Yvonne du Canada, d’une maisonnette au bord de l’eau et d’une jetée, mais la peur et l’impuissance, la perdition amoureuse, le dépit et l’horreur de voir sa femme et Hugh batifoler, l’envoient dans la narcose quotidienne de l’alcoolisme impérieux, lui font répéter tous les jours la même scène, soliloques, lamentations, divagations et pas chaloupés, du bord du gouffre, du ravin décharge qui borde sa maison (et dans lequel il finira) au repère glauque, poisseux, humide et sombre des cantinas, pour plonger dans l’illusoire bien-être et échapper aux remords. « Parfois m’envahit un sentiment des plus puissants qui, approfondi par l’alcool, tourne au désir de me détruire par ma propre imagination – au moins pour ne pas être en proie aux – fantômes ». Le besoin d’alcool n’est en rien « pure et simple gloutonnerie », sa « cause véritable en est la laideur, la déroutante stérilité de l’existence telle qu’elle nous est vendue », si l’on en croit Lowry dans La traversée de Panama.

Yvonne et Hugh ne peuvent que constater, impuissants, la déchéance de Firmin. Son demi-frère, cowboy communiste rêvant de défendre l’Espagne démocratique perdant la bataille de l’Ebre, voyageur au long cours, du Canada britannique aux Indes et guitariste, tente de l’aider, mais ne peut que constater : « Bon dieu, si notre civilisation devait dessaouler deux jours de suite, le troisième elle crèverait de remords. ». Yvonne, elle, ignore la connaissance du Consul de ses escapades et demande naïvement : « De tout façon ce n’est pas la boisson. Mais pourquoi boit-il ? ». Deleuze dirait que notre borracho est « Quelqu’un qui a vu quelque chose de trop fort, de trop puissant pour lui. ».

Dans le cas de Firmin, il s’agirait de ce rocher éclaté en deux, symbole de leur amour implosé.

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