Au détour d'une tour

Möly

Nouvelle écrite dans le cadre d'un concours organisé par Rue des Livres.

Elle y avait passé deux ans. Deux années où elle avait cherché, testé, bricolé, collé, décollé, construit, reconstruit. Un jour, elle avait même retrouvé l'objet de ses obsessions en morceaux sur le sol. Le coupable n'était autre que son gros chat noir qui avait eu l'envie de s'établir sur le plan de travail. Elle était restée figée devant le désastre, s'était contenue, puis avait tout ramassé délicatement, pour reprendre son travail méticuleusement. Les six derniers mois, cela l'occupait presque 24 heures sur 24. À la lumière du jour ou de sa lampe de bureau, elle assemblait, peignait et voyait au fur et à mesure le fruit de ses efforts prendre forme.

Ce matin-là, elle avait posé la dernière pièce et c'était fini. Elle était restée assise à fixer son œuvre, d'un air impassible. Elle semblait très fière d'elle et satisfaite, voire même soulagée. Dans la pièce à vivre s'ajouta au petit musée des curiosités cette nouvelle création. Chez elle, on se serait cru dans un musée des arts improbables. Il n'y avait aucune harmonie entre chaque œuvre, c'était un joyeux bazar de formes, de couleurs, de matières. Elle y trônait, reine au milieu de son royaume d'étrangetés. Elle en était la pièce maîtresse, aussi étrange que hypnotisante. Aussi mystérieuse qu'étonnante.

Après chaque œuvre achevée, une nouvelle idée germait dans sa tête. Elle se mettait alors en quête des matériaux nécessaires et repartait dans un cycle de création plus ou moins long. Cette tour lui avait pris beaucoup de temps. Elle avait été plus lente, mais beaucoup plus pointilleuse et précise. Cette œuvre, elle y tenait, c'était certain. Une haute tour blanche - qui semblait être faite d'un matériau délicat - ornée de clochettes. Le résultat était magnifique, comparé à quelques autres pièces plus grossières, plus imposantes, qui prenaient de la place dans le salon. Cette tour, elle avait décidé de la poser sur un joli guéridon, que l'objet ne partageait avec aucune autre création. Elle s'était indéniablement améliorée au fil du temps, sa technique et son doigté étaient devenus précis et maîtrisés. Le soir, elle s'asseyait dans un fauteuil près du guéridon, prenait un livre, mais elle passait plus de temps à admirer les détails de cette tour aux secrets imperceptibles qu'à se plonger dans l'histoire.

J'habitais de l'autre côté, la fenêtre en face. Je pouvais donc avoir un aperçu de chez elle, cependant je n'étais pas armée de jumelles pour l'espionner non plus. Je l'avoue, je m'étais mise à observer de temps en temps, quand elle commença sa première œuvre. Une énorme reproduction de l'Autoportrait à la robe de velours, de Frida Kahlo. Étant une amatrice incontestable de cette grande peintre, je n'avais pas pu m'empêcher de suivre l'évolution et l'interprétation de cette reproduction. J'avais été bluffée. De là où je me trouvais, je ne voyais pas les détails, alors je ne pouvais qu'imaginer à quel point, de près, j'aurais pu être subjuguée. La suite me déçut un peu. Elle décida de s'attaquer à la reproduction de la tour de Pise. Je n'étais pas très convaincue par ce choix, que je trouvais peu audacieux et peu original, mais soit. Elle s'appliqua. Mais je sentais qu'elle-même n'était pas convaincue. Une fois achevée, la tour penchait, certes, mais elle ne faisait aucun autre effet. Elle fut d'ailleurs vite reléguée au placard, puisque de nombreuses autres créations firent leur apparition.

J'étais à la fois complètement ébahie par son travail acharné, et intriguée au possible par cette voisine. Je n'avais jamais osé, en quatre ans, l'aborder pour en savoir plus sur son musée à domicile. Bien sûr, nous nous étions croisées par hasard dans la rue, à la boulangerie du coin, nous étions saluées d'un bonjour poli. Mais jamais je n'avais initié la conversation. Elle était plutôt froide, distante. Je ne pensais pas qu'elle était quelqu'une de timide, elle se méfiait simplement. Elle aimait la solitude, qu'elle partageait avec ses œuvres, empruntées à celles d'autres. Elle vivait dans son palais des merveilles. Chaque nouvelle création étirait quelques centimètres de plus sur son sourire.


Cette nouvelle tour semblait être sa dernière pièce. Elle en avait fini la construction, deux semaines s'étaient écoulées, et je ne l'avais pas vu se lancer dans une nouvelle obsession artistique. Je n'en pouvais plus d'être hantée par tant de mystère, je me renseignai sur ce que pouvait être cette tour. Après quelques recherches, avec les minces indices que je possédais, je découvris qu'il s'agissait d'une reproduction de la Tour de Nankin. Une immense tour en porcelaine érigée en Chine au XVème siècle. Elle fut détruite en 1854, puis reconstruite à petite échelle, dans le bureau de ma voisine d'en face. Fascinant. Quel lien pouvait-il y avoir entre elle et cette tour ? Si tant est qu'il y en eut un, et que je ne devenais pas complètement obsédée par toute cette histoire. Mon frère m'avait déjà alarmée, en me disant que je parlais beaucoup trop d'une voisine que je n'avais jamais vraiment rencontrée. « C'est un peu...gênant. » avait-il souligné. Je m'étais alors calmée. J'avais arrêté mes recherches fantasques sur cette tour, et avais cessé de jeter des coups d'œil chez ma voisine.


Une semaine passa. Je rentrai du travail, cherchant au fond de ma besace le porte-clés introuvable. Quand je l'eus enfin entre les mains, je relevai la tête et me retrouvai nez à nez avec mon artiste de voisine, manquant de lui rentrer dedans.


Bonjour, me dit-elle sur un ton posé

...bonjour.

Je sais que vous observez mon travail, ança-t-elle de but en blanc

Je me figeai, balbutiai et n'eus pas le temps de répondre. Elle enchaîna:

Ça m'est égal. Si mon travail vous intéresse et vous plaît, ça ne peut que me faire plaisir. Elle sourit. Vous connaissez cette tour?

Hmm... hésitai-je. Non. Mais je me suis renseignée, pour tout vous dire... Le résultat a l'air fabuleux.

Vous voulez monter le voir de plus près?

En l'espace de quelques secondes, je m'imaginai qu'elle était une psychopathe, que son achèvement artistique ultime serait de m'achever sur une toile. Un sacrifice humain au nom de l'art, proclamerait-elle pour se défendre.


Avec plaisir ! répondis-je, beaucoup trop enthousiaste.


De près, le résultat était encore plus incroyable. Les détails, si fins, si précis sur la porcelaine, étaient merveilleux.


Je n'avais jamais travaillé avec ce matériau avant. Cela m'a demandé beaucoup de travail et de pratique en amont, et une technique impeccable. Je me suis retenue de ne pas mettre à la porte Paillasson quand j'ai retrouvé le début de la tour en morceaux...


Paillasson. L'énorme boule de poils noire qui ronronnait sur un coussin, près de la fenêtre. Je souris, j'aimais ce nom pour un chat. Je me sentais à la fois bien, à la fois sur la retenue. J'étais rentrée dans cet appartement, ce lieu qui avait laissé tant de questions en suspens dans ma tête. Je m'étais imaginée tellement de choses : elle était la fille de célèbres artistes, elle était orpheline et s'était réfugiée dans l'art, elle était autiste et avait un intérêt intensif pour les reproductions d'œuvres d'arts.

Chez elle, ça sentait les bouquets de fleurs séchées, le bois du parquet qui craque et le poil de chat, l'odeur de peinture à l'huile, de colle et de papier découpé. Son intérieur donnait envie de s'y lover, de disparaître dans le canapé et de s'envelopper d'un plaid pour toujours. Mais alors, les créations artistiques omniprésentes vous rappelaient à l'ordre, vous sommant de vous relever et de venir les admirer. Timide, j'osai à peine être présente ici. Elle brisa le silence embarrassant.


Mon père est originaire de Nankin. Il est décédé il y a deux ans et n'a jamais eu l'occasion de retourner là-bas. Je me rends bien compte du côté ridiculement sentimental de cette création, mais je l'assume. Cette tour est un dernier geste à la mémoire de mon père.


Elle me fit approcher de l'œuvre et me montra des détails : le nom de son père, de sa mère, d'elle et de sa sœur, écrits en langue Wu, la langue de son père. Elle m'expliqua qu'elle-même l'avait apprise et la parlait encore un peu.


Je souhaite déposer cette tour à Nankin dans un endroit cher à son cœur.


Elle se figea un instant, fixant un point invisible sur le mur en face d'elle. Sans détourner le regard vers moi, elle m'adressa cette question :


Viendriez-vous avec moi?


Je sursautai en entendant cette requête. Je crus d'abord avoir mal compris, mais elle me la répéta. Je restai un instant muette, envahie d'un certain malaise, mais, au fond, mon cœur qui battait envoyait en moi un peu d'adrénaline.


Cela peut sembler étrange, mais ma mère et ma sœur vivent leur deuil... de manière différente. Ma mère refuse de retourner à Nankin, pour des raisons qui me sont inconnues et ma sœur a toujours fait en fonction de notre mère. Elle ne me suivra pas non plus.


Tout en passant ses doigts sur les clochettes en haut de la tour, son visage prit une autre expression. J'y lus de la sensibilité, de la tristesse, bien sûr, et quelque chose d'émouvant, presque enfantin. Quand elle plongea de nouveau son regard dans le mien, tout cela disparut, elle attendait juste une réponse.

J'avais le cœur qui battait encore plus, l'adrénaline envahit tout mon corps.


Ok. Ok, je viens avec vous.


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