Au parc

eric

      Un cygne passait ; le mouvement de ces palmes imprimait des ondes légères sur l'eau. Devant le lac, au milieu de la pelouse, Marie se reposait sur un banc. En regardant ce cygne et la blancheur de ces plumes, elle revoyait les draps blancs de sa belle-fille impeccablement pliés dans son armoire. Oui, sa belle-fille avec ses talents de ménagère, toujours à tout mettre en ordre, tout nettoyer. Le matin même, Marie lui avait rendu visite et il avait fallu qu'elle range tous ses placards. La première fois que son fils lui avait parlé de Blandine, elle avait trouvé du charme à ce prénom et elle s'était dit une fraction de seconde qu'elle l'aimait déjà. Mais son nom de famille détonnait : Tarpin. Blandine Tarpin. Elle y avait pensé comme un petit nuage qui vient s'interposer entre le soleil et vous, un après-midi de début de printemps. Le nuage s'éloigne, le soleil revient avec sa douce chaleur et l'on n'y pense plus. Avec Blandine, cela s'était passé ainsi, la première fois que son fils lui en avait parlé. Elle n'avait plus pensé au petit nuage. Et puis après tout, qu'aurait-elle pu faire, se dit-elle en regardant le cygne sortir de l'eau et marcher le long de la berge. Son fils avait trente ans. Elle se souvenait de la réception qu'elle avait donné pour le fêter. Par chance, cette journée de début d'été avait été magnifique. Elle y repensait souvent. Tout avait été parfait. Même Eveline, sa mère, s'était bien tenue. Elles avait gardé un œil sur elle pour éviter tout débordement avec les amis de son fils. Elle savaient trop comment, en de telles circonstances, elle pouvait jouer les séductrices intemporelles en essayant avec insistance d'éblouir les jeunes gens. Mais rien de la sorte ne s'était produit. Avec ce temps resplendissant, on avait pu rester dehors, dans le jardin, et c'était comme si cette belle journée avait empêché que les choses tournent mal.

      Le cygne guettait quelque chose. Étirant son cou, levant la tête, il semblait hésitant et impatient comme s'il ne distinguait pas ce qu'il cherchait au loin, comme si être hors de l'eau lui faisait tout perdre, sa grâce, son élégance et son calme. Il regardait dans la direction de la grille du parc. C'était l'heure où, chaque jour, les gens commençaient à affluer avec leurs quignons de pain sec et leurs sachets de graines.

      Et là, à la grille du parc, il y avait John. John avec son sac à dos et sa barbe de huit jours. Le parc, il avait marché longtemps pour le trouver. Il souriait en pensant à la sieste qu'il allait faire. Il se sentait éreinté par ce long voyage, cette parenthèse qu'il s'était offert entre deux semestres studieux à l'université de Portland. Ne rien comprendre à ce que les gens disaient autour de lui le fatiguait d'avantage. Comme il aurait aimé parlé le français. Regardant l'étendue du parc avec tous ses recoins et ses sous-bois, il se dit qu'il allait trouver un endroit calme. Il ne pensait qu'à se reposer, et ces grandes pelouses chauffées par le soleil l'attiraient irrésistiblement. Cette virée sur le vieux continent n'était pas ce qu'il avait espéré ; il n'était pas ébloui. Il avait l'impression que tout était comme dans son pays : les grands arbres dans les parcs, les sourires des jeunes filles, les jeux des enfants, les promeneurs. Il n'y avait pas de différence si ce n'est qu'il ne comprenait pas la langue. D'ailleurs, se disait-il, pourquoi aurait-il pu percevoir les choses autrement puisque lui-même n'avait pas changé. Il avait mis plein d'espoir dans ce périple : du sensationnel, du baroque, du beau, du romantique, de l'aventure, des rencontres. Oui, la rencontre aventureuse. Mais l'inattendu ne se produisait pas et il était épuisé. Ou plutôt, il ressentait une grande fatigue et ce voyage était devenu comme un boulet à son pied. Tout à ses pensées, il marchait dans le parc et il s'installa dans l'herbe, appuyé sur son sac à dos, en retrait du bord de l'étang. Sur la berge, un cygne battait des ailes. Voulait-il se faire remarquer ? Une femme qui était assise sur un banc non loin de là se leva et s'en approcha. Les yeux de John se fermaient à moitié, dans un rêve il vit le cygne voler dans le ciel, cette femme le poursuivait, les bras levés, essayant de l'attraper. Lui-même essayait de lui dire quelque chose, elle voyait qu'il lui parlait mais aucun son ne sortait de sa bouche. Puis la femme se transforma en une jeune fille et vint s'asseoir prêt de lui. Il lui sourit. Six petits oiseaux voletaient au-dessus d'eux comme actionnés par des fils dans un théâtre de marionnettes. Leurs plumages prenaient une teinte dorée dans le soleil couchant. Tout à coup, John fut réveillé par un garde dans un uniforme noir fermé par une rangée de six gros boutons dorés :
- Vous ne pouvez pas dormir dans le parc. Nous allons fermer.
Regardant autour de lui, John vit que le parc avait été déserté. Le soleil n'éclairait plus que la cime des plus grands arbres et au-dessous, la pénombre commençait à prendre le pas sur les formes et les couleurs.

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