Au pays des chevaux

athanasiuspearl

Le vieux Josephat allait mourir. Une fièvre mauvaise faisait perler à son front une sueur poisseuse et jaunâtre. Son regard, si vif voici quelques jours encore, lorsque je lui avais rendu visite pour la dernière fois, était devenu subitement terne. Étendu sur sa couche aux linges douteux, il me regardait avec l’air morne d’un espadon qu’on aurait sorti de l’eau depuis déjà plusieurs heures.

– J’vas crever, toubib, c’est ça ?

– Je ne sais pas Jo… On observe parfois un répit et je…

– Vous embarrassez pas de détails, doc’ ! C’est bien ce que je disais, j’vas crever. Alors… Faut m’descendre dans la cour et sortir mon vieux Carlo de l’écurie. Gébert, fais au moins ça pour ton pauv’ père !

Abîmé dans des réflexions où le calcul de l’héritage n’occupait sans doute pas la moindre part, l’homme que l’agonisant venait d’interpeller de la sorte se redressa subitement. Il ouvrit grand la fenêtre de la chambre et hurla à pleins poumons :

– Amenez l’échantignolle, les gars. L’paternel est foutu.

Quelques instants plus tard, deux hommes faisaient irruption dans la chambre. Ils portaient une civière crasseuse qu’ils approchèrent du lit, afin d’y faire glisser vivement le vieillard. Puis, comme si chaque seconde leur était comptée, ils redescendirent en trombe, leur fardeau à bout de bras. Entre-temps, Gébert s’était occupé du vieux Carlo, le percheron de Josephat, dont on pouvait croire qu’il ne survirait pas longtemps à son maître. Il le mena à la bride jusqu’au mourant, installé à présent au beau milieu de la cour, la tête en direction du couchant. Puis, lorsque que les antérieurs de la bête furent presque à toucher le brancard, il se mit à pousser la longue clameur qu’on appelle ici « l’ameute » :

– Aoooh ! Gens d’Isérables ! Venez aider Josephat à passer selon le rite.

 Gébert attendit un long moment que les voisins, massés les uns dans la chambre, les autres dans l’entrée ou même dans la cuisine répondissent à son appel. Tous, peu à peu, le rejoignirent et, la mine grave, quoique sans tristesse apparente, chacun prit rapidement place au chevet de l’agonisant. Silencieux et immobiles, nous formions ainsi autour de la dépouille un large demi-cercle. Alors, les deux brancardiers se saisirent de la civière et commencèrent à lui imprimer un mouvement de bascule d’avant en arrière. L’un après l’autre, les participants posèrent un doigt sur le moribond, comme pour l’accompagner dans ce lent balancement. D’une traction insensible du poignet sur la bride, Gébert fit enjamber au cheval, du seul antérieur droit, le corps de son père. Puis, sur une indication des deux porteurs, le brancard passa rapidement de main en main, de façon à glisser sous le vaste poitrail du cheval, avant de ressortir sous le flanc droit.  À l’instar ceux qui, comme nous, se tenaient sur la gauche, nous fûmes ainsi obligés, Ennaëlle et moi, de ployer amplement l’échine pour nous faufiler sous le ventre de la bête. Une fois de nouveau tous réunis autour de la civière, nous pûmes constater que Josephat était mort. Gébert assena une violente claque sur la croupe du percheron et celui-ci, comme s’il venait de retrouver soudain une seconde jeunesse fila en hennissant en direction de la forêt. Il emportait, selon la vieille croyance l’âme du trépassé et s’en allait la restituer aux divinités fondatrices.

– Je te rappelle que nous sommes ici au pays des chevaux, m’avait dit Ennaëlle, lorsque j’avais dû la première fois participer à ce rituel, contre lequel, en tant que médecin, j’estimais devoir me révolter.

« Évidemment, je ne crois pas vraiment en ces rites, avait poursuivi ma jeune épouse. Nul grand cheval de lumière ne nous attend de l’autre côté de la mort. Mais ce sont des pratiques de ce genre qui soudent notre communauté. Alors, si la paix et la bonne entente sont à ce prix, cela vaut le coup de les aider à se maintenir, non ? D’ailleurs tu as pu toi-même vérifier que nos coutumes n’avaient pas que des aspects rebutants.

« Enfin je l’espère !…, avait-elle ajouté avec un sourire en coin.

Sans un mot, je l’avais enlacée, lui serrant tendrement l’épaule, en songeant au jour de nos noces, quelques années plus tôt.

C’était au début de l’été. Je venais juste d’arriver à Isérables. J’avais rencontré Ennaëlle, quelques mois auparavant, à l’occasion d’un congrès international à Wuhan, en Chine. À ses cheveux de jais, noués en queue de cheval, très haut sur le sommet du crâne, à son teint d’ambre clair, à son nez étroit, légèrement camus, mais à l’arrête si fine, si nettement dessinée, à ses yeux en amandes, étrangement fendus en direction des tempes, je l’avais prise pour une de ces amazones tartares que j’étais accoutumé à fréquenter à l’occasion de mes interventions dans ces grandes conférences régulièrement organisées en Asie. Des chasseuses d’hommes, toujours à l’affût, et bien décidée à mettre la main sur l’Européen qui non seulement leur apportera ce dépaysement propre aux amours exotiques, mais encore, avec un peu de chance, quelques années d’une vie confortable près d’un cardiologue, d’un stomato ou d’un psychiatre de renom.

Pourtant, dès que je l’avais vue monter à la tribune et se lancer dans l’exposé de son sujet, j’avais compris qu’elle n’avait rien de commun avec les aventurières de cette espèce. J’avais affaire à une scientifique patentée, passionnée par ses recherches et bien décidée à convaincre son auditoire. Malgré un port de tête d’une souplesse extrême, ses gestes nerveux et rapides donnaient presque l’impression qu’elle piaffait. La queue de crins noirs qui battait sa nuque complétait l’illusion et je me sentis transporté jusque dans les plaines âpres du Gobi. Quoiqu’a priori le thème de son intervention, « chamanisme et médecine moderne », ne m’intéressât pas outre mesure, je m’étais laissé peu à peu prendre par le rythme modulé de sa diction et surtout par l’étrange force de persuasion qui se dégageait de la moindre de ses phrases comme de chacun de ses gestes. Et quand elle avait sorti de son attaché-case un « bâton de parole » pour en détailler l’ornementation à base de crin de cheval et de perles de verre, j’étais déjà entièrement gagné à sa cause.

Dieu sait pourtant si sa thèse pouvait paraître saugrenue ! Elle prétendait que l’électricité statique, accumulée dans l’objet à force de passer de main en main, était douée de propriétés particulières qui permettaient notamment de guérir par simple contact certaines infections : mycoses, érythrasma ou bilharziose. L’adepte du chamanisme y voyait le résultat de la libération de la parole qu’était censé apporter l’objet à celui qui le frôlait, ne fût-ce que quelques instants et du bout des doigts.  Mais la réalité était tout autre à en croire la jeune scientifique : une simple décharge électrique suffisait à obtenir le résultat escompté. Et sur l’écran où elle projetait le résultat de ses investigations, les mesures succédaient aux mesures, toujours plus nombreuses et plus précises, en micro volts et milli ampères.

Ce genre d’investigations entre médecine traditionnelle et recherche de pointe comporte toujours ses adversaires et ses adeptes. Lorsque la jeune femme eut terminé sont exposé, le résultat ne se fit pas attendre. Après de brefs applaudissement, on passa vite aux empoignades entre les deux clans. Ceux que le propos avait conquis s’insurgèrent contre de trop nombreux détracteurs, fermement déterminés à en découdre avec la conférencière. Les questions fusèrent, auxquelles la jeune femme répondit sans se départir du sourire un peu figé qu’elle avait conservé durant toute sa communication. Enfin la tempête se calma. Je jugeai le moment venu de faire entendre ma voix. Je levai discrètement la main en direction du président de séance, qui presqu’aussitôt me donna la parole.

– J’ai été très impressionné, chère collègue, fis-je alors à l’intention de l’oratrice, par le caractère… disons… extrêmement homogène et cohérent de votre explication… Je crois néanmoins qu’une approche plus systémique, où, sans doute, l’électricité statique jouerait son rôle, mais où l’on tiendrait compte à la fois des différents composants de ce que vous appelez « bâton de parole » et des éléments constitutifs de la cérémonie : formules d’autosuggestion, mais aussi sans doute substance inhalées ou bues avant ou pendant la cérémonie – bref, une telle approche aurait sans doute plus de chances de rendre compte de l’ensemble des phénomènes observés…

À l’aise dans mon rôle de chercheur éminent, je pontifiais.

– Vous avez certainement raison, Professeur Pearl, répondit la jeune femme sans rien perdre de son calme.

Visiblement, elle avait assisté à la conférence introductive que j’avais été invité à prononcer et qui lui permettait à présent de m’identifier au sein d’un large public.

« Mais, poursuivit-elle, je ne suis ici qu’au début d’une longue recherche. Actuellement, je travaille par exemple sur la façon qu’ont les crins de réagir à l’électricité statique en libérant un complexe de kératine, de lysosomes et de mélanosomes dont les effets… »

Je n’écoutais déjà plus. Je m’abîmais dans la seule contemplation des mouvements que le moindre de ses gestes imprimait à la queue de cheval. Je ne voyais plus que la croupe d’une pouliche noire, galopant, ivre d’une liberté nouvelle, dans de grands espaces vides… Les Steppes de l’Asie centrale… et les lentes mélopées de Borodine me revinrent subitement en mémoire.

À la fin de la session, je descendis l’escalier central de l’amphithéâtre pour aller féliciter la conférencière. Elle avait déjà toute une cour de jeunes chercheurs autour d’elle, Européens et Asiatiques mêlés, mais elle parut les ignorer sitôt qu’elle me vit approcher. Elle distribua rapidement quelques cartes de visite, avec cette façon si particulière qu’ont les Chinois de tenir leur rectangle de bristol entre les deux pouces. Puis elle fendit la foule de ses admirateurs pour effectuer quelques pas en ma direction.

– Je ne vous ai pas convaincu, fit-elle avec une petite moue de dépit…

– Tout au contraire, protestais-je. Mais vous savez bien que la recherche n’avance que par l’alternance d’inductions et de contradictions. Je serais navré de vous avoir donné l’impression d’adopter une attitude négative. Et si tel était le cas… aurais-je quelque chance de me faire pardonner en vous invitant à prendre un verre au bar de l’hôtel ?...

La formule était un peu contournée, mais elle acquiesça, avec une lueur dans le regard que je pris pour de l’amusement. Il était clair qu’elle m’avait percé à jour. Le chasseur, ce n’était pas elle, mais bien moi…

Nous prîmes une table un peu à l’écart et nous mîmes à discuter à bâtons rompus, en évitant, comme par un réflexe commun, toute remarque d’ordre personnel. Il me semblait toutefois n’argumenter que de façon machinale. Ennaëlle – je venais enfin d’apprendre le prénom que le programme du congrès m’avait jusqu’alors dissimulée sous un simple « E. », initiale d’autant plus impénétrable qu’elle se trouvait placée devant un patronyme visiblement chinois : « Xiong Hun » – Ennaëlle, donc, portait une robe au décolleté asymétrique qui lui dénudait entièrement une épaule, et j’étais fasciné par cette courbe si pure dont la peau à peine ambrée, presque transparente, laissait deviner chaque articulation, chaque ramification nerveuse, presque chaque vaisseau sanguin. Sans se formaliser de ce qu’il pouvait y avoir d’indiscret à la fixer de la sorte, la jeune femme dût néanmoins saisir à quel point mon regard trahissait un intérêt non point pour ses recherches, mais pour sa personne. Elle ne pouvait que s’en désoler.

– Décidément, constata-t-elle, quel qu’en soit le cadre, ce que je peux raconter ne vous intéresse guère !

– Mais non, m’efforçais-je de répliquer. Je suis simplement étonné de rencontrer ici, à Wuhan, une jeune Chinoise qui parle si parfaitement le français. Vos compatriotes, même lorsqu’il s’agit des meilleurs interprètes, ont toujours une pointe d’accent, une difficulté certaine à prononcer nos « r » ou nos « j »…

Elle éclata de rire. Un rire presque animal, qui faisait monter de sa gorge des harmoniques particulièrement aiguës. Et cependant un rire dont les notes les plus graves me paraissaient étrangement claires et cristallines.

– C’est qu’en réalité… le français est tout autant ma langue maternelle que la vôtre, Professeur Pearl. Je termine un post-doctorat à l’Université de Shanghai. Aussitôt après ce congrès d’ailleurs, je retourne à la maison, dans un coin du Valais, ignoré des touristes, Isérables. Eh oui ! Il faut en convenir, la petite Ennaëlle est suisse. Elle vit à flanc de montagne, dans une vallée étroite et profonde, creusée par les eaux de la Faraz. C’est là qu’elle a grandi, au cœur d’un village traditionnel, fiché dans le roc comme un piton d’alpiniste, à plus de mille mètres d’altitude…

– Mais vos cheveux, vos yeux, votre peau ? Vous n’allez pas me faire accroire que vous êtes d’origine valaisanne !

– Vous le savez sans doute, avant de remonter vers Worms pour finalement se faire battre aux Champs catalauniques, Attila et ses Huns sont passés sur le territoire de l’Alsace actuelle. Ce sont même eux qui auraient importé de Chine le mode de conservation des choux dans la saumure, dont les paysans du coin auraient fait la choucroute ! Eh bien… Quelques-uns de ces fiers guerriers se sont infiltrés un peu plus profondément dans le sud de la Gaule. Après avoir contourné le lac Léman et longé quelque temps les contreforts des hauts sommets alpins, ils ont découvert notre petite vallée et l’ont trouvée fort agréable. Plutôt que de rejoindre leur chef, ils se sont mêlés à la population autochtone. Les traits les plus caractéristiques de leur morphologie se sont estompés avec les générations. Mais leurs gènes réapparaissent de temps en temps, ici ou là. Mon arrière-grand-mère, pour ce que j’en sais, était une vraie tartare. Elle montait à cru, sautait sur son cheval en retroussant ses jupons et en poussant des hurlements de sauvage. Je suis un peu comme elle…

– Vous voulez dire que vous vous êtes une sorte de barbare mongole ou bien que vous pratiquez l’équitation de façon singulière ?…

– Un peu les deux, répondit-elle avec le plus grand sérieux. Mais ceci dit ni plus ni moins que mes concitoyens. Outre qu’ils sont en partie peuplés par des descendants de Huns, mon village et ses alentours apparaissent aux rares touristes comme une version alpestre de la Camargue, moins le climat évidemment. Je vis au pays des chevaux, Professeur Pearl, ajouta-t-elle l’air subitement songeur.

– Athan, fis-je, mes amis m’appellent Athan…

Je lui pris la main, mais elle la retira doucement dans un sourire. Pour ne pas perdre toute contenance, je ne trouvai d’autre biais que poursuivre mon enquête sur ses origines.

– À propos de nom, fis-je, feignant de réfléchir longuement… Je peux admettre que certains gènes parviennent à s’exprimer après plusieurs siècles de silence. Les chromosomes trouvent toujours leur chemin… Mais votre patronyme, lui, il est bien chinois, si je ne m’abuse. Il n’est en tout cas nullement mêlé de graphie française ou valaisanne…  Et cette fois, j’ai du mal à expliquer la chose…

– Je vois bien que je ne m’en tirerai pas à si bon compte ! reconnut-elle en riant une fois de plus. Eh bien ! j’avoue tout commissaire Pearl ! Vous dont le nom, vous me l’accorderez, n’est guère plus ordinaire que le mien au pays des Dupont et des Durand ! Voilà cependant tout l’histoire : nous nous appelions Jonguien jusqu’à une époque récente. Mais mon grand-père était un lettré. C’est lui qui m’a appris le chinois. Il était très fier de nos origines. De fait, et je ne sache pas que l’on raconte cela aux petits Français lorsqu’ils vont à l’école primaire, le mot « Hun » vient du vieux mongol et signifie « homme ». Les troupes d’Attila se désignaient comme des « êtres humains », un peu comme les Cheyennes ou les Roms. Mieux encore, ils étaient gouvernés par un « Tängri », c’est-à-dire un être qu’ils identifiaient au Ciel, rien moins !

Elle sourit à nouveau avant de poursuivre.

« Mon grand-père, donc, a étudié les déformations phonétiques qui avaient pu aboutir à notre patronyme officiel. Il est parvenu à établir que Jonguien était en réalité une déformation de Xiong Hun. Or tel est, vous le savez sans doute, le nom de la grande tribu mongole qu’on dit être à l’origine de la horde d’Attila, cette armée de prétendus barbares gouvernés par un guide “céleste” – un Tängri que la Chrétienté désignerait bientôt par quelque ironie du sort comme “le Fléau de Dieu”. Une fois toutes les preuves rassemblées, mon aïeul a dû batailler près de dix ans avec les autorités administratives pour leur faire entendre raison – du moins pour leur faire entendre ses raisons. Mais son acharnement a payé. Il a fini par obtenir, au sortir de la seconde guerre mondiale, que nous nous appelions les “Xiong Hun”. Il faut dire que certains fonctionnaires des services d’état civil où il déposa sa demande avaient plutôt intérêt à ne pas trop l’ennuyer : leur attitude, jusqu’à la débâcle allemande, ayant été largement moins honorable que celle de mon grand-père.

Elle marqua un temps avant de demander :

« Vous ai-je convaincu, cette fois ? »

Je n’osais l’interroger plus avant sur son prénom, dans lequel je devinais des origines juives, et nous reprîmes une conversation plus anodine, sur les curiosités touristiques de Wuhan, le grand lac de l’Est, la Montagne de la Tortue. À court de sujet de conversation et cependant secrètement désireux l’un comme l’autre de faire durer encore un peu notre tête-à-tête, nous en vîmes à évoquer la Tour de la grue jaune… Ennaëlle récita le poème de Cui Hao, qui, au viiie siècle, raconte comment un jour un érudit, monté au sommet du monument, demanda à une grue qui passait à proximité de prendre sur son dos pour une brève promenade. L’oiseau conduisit le lettré jusqu’au palais céleste d’où il n’est jamais redescendu…

Quelqu’un voici longtemps partit sur le dos blond

D’une grue dont la tour garde ici souvenance.

Depuis que l’oiseau d’or nous laisse à l’abandon

Depuis mille et mille ans, les nuées sans but dansent

En brodant sur l’eau claire un feston de santal,

Le fleuve à l’arbre tend son miroir amical,

Sur l’île au Perroquet, les herbes odorantes

Montrent en chaque endroit leur masse exubérante.

Est-ce encore au couchant qu’est mon pays natal ?

La brume est sur le fleuve un mal qui me tourmente.

Une curieuse nostalgie commençait s’installer à mesure que, de la terrasse de l’hôtel, nous voyons le soleil se coucher sur le Yang Tsé Qiang, nappé d’un léger brouillard, comme c’est souvent le cas à Wuhan. Je voulus rompre avec cette mélancolie naissante et proposai à Ennaëlle une promenade dans la ville. Mais elle déclina l’offre, prétextant qu’elle s’était levée tôt pour revoir le détail de sa conférence.

– Et puis, ajouta-t-elle, visiblement à la recherche d’arguments, vous-même ne devez pas être tout à fait remis du jet lag

Dans l’ascenseur où je la raccompagnais jusqu’à sa chambre, je tentai de l’embrasser, mais elle me repoussa d’un geste doux et néanmoins déterminé.

– Vous allez me trouver effroyablement vieux jeu, plaisanta-t-elle. Mais l’on me perd en voulant trop vite me conquérir.

Au fond de la cabine vitrée, la porte à laquelle Ennaëlle tournait le dos s’était ouverte sans un bruit. Je vis soudain la jeune femme faire volte-face et s’enfoncer dans la pénombre du couloir en m’adressant, en guise d’au-revoir, un signe de la main. Je pressai le bouton correspondant à mon étage et regagnais ma chambre, m’efforçant de retrouver en pensée la queue de cheval d’un noir de jais balayant le satin clair de l’épaule de son battement régulier, ferme et décidé. Et je sentis soudain peser sur moi les longues années que j’avais consacrées à mes recherches.  À l’approche de la cinquantaine, je n’avais décidément plus rien du jeune prof courtisé par ses étudiantes.

Le congrès se poursuivait deux jours encore. Durant tout ce temps, Ennaëlle et moi dûmes donner aux autres participants l’impression que nous nous évitions. À chaque fois que nous pénétrions dans le grand amphithéâtre réservé pour les séances plénières, nous dévisagions d’un coup d’œil panoramique toute l’assistance afin d’éviter de nous retrouver par hasard dans la même travée. Au restaurant, nous choisissions avec soin nos places, et si par malheur nous nous croisions lors d’une pause café, nous faisons brusquement demi-tour, quitte à invoquer, à l’intention de nos voisins immédiats, quelque prétexte futile, plus ou moins vraisemblable.

Le troisième jour, à l’aéroport, alors que nous procédions à l’embarquement, le hasard nous plaça dans la même file. Je poussais, un peu morose, ma valise quand soudain j’aperçus, à quelques rangs devant moi, une queue de cheval que j’aurais reconnue entre mille. Ennaëlle dut sentir mon regard posé sur ses épaules, car elle se retourna presque aussitôt et me gratifia d’un large sourire. Elle laissa la demi-douzaine de voyageurs qui nous séparaient la dépasser et me lança, lorsqu’enfin nous fûmes côte à côte :

– Vous voyez, il devait être écrit quelque part que nous nous retrouverions. Le même grand oiseau va nous emporter, mais je doute qu’il s’agisse d’une grue jaune, ajouta-t-elle en riant, comme si le comique de la situation l’amusait tout particulièrement…

Je lui retournai un sourire crispé pour lui faire sentir à quel point son refus m’avait blessé. Elle me considéra un instant sans dire un mot, puis elle demanda à mi-voix :

– Une femme doit toujours dire oui, c’est cela ? Surtout si c’est une gamine au début de sa carrière et qu’un grand patron la courtise…

– Un vieux patron ! corrigeai-je, soulignant l’adjectif d’un rictus.

– Ne sois pas bête, Athan, murmura-t-elle.

Puis, se haussant sur la pointe des pieds, elle déposa sur mes lèvres un baiser furtif qui me laissa totalement désemparé.

« Je suis comme cela, expliqua-t-elle, sans entraves ni préjugés et cependant bien décidée à ne jamais brusquer le cours des choses, en tout cas celles qui me paraissent les plus importantes. J’ai vingt-six ans, je suis docteur en médecine, j’ai travaillé dans des laboratoires de recherches basés au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, et… je suis encore vierge… »

Elle me regarda d’un air de défi, puis marqua une longue pause avant de continuer :

« Celui qui saura attendre, celui-là sera le bon. Et j’aimerais que ce soit vous, monsieur le Professeur ! »

Dire qu’à l’entendre tenir de tels propos, c’était moi à présent qui rougissait !…

Le trajet entre Wuhan et Shanghai fut sans histoire. Tout en discutant de choses et d’autres, je passai mon temps à classer les innombrables cartes de visites échangées avec les autres sommités du congrès. Puis je les glissai une à une dans le petit écrin de porcelaine destiné à cet usage que nous avait offert le comité d’accueil du congrès. Ennaëlle s’amusa à me regarder faire. Elle pimentait de commentaires plus ou moins acides l’apparition puis le classement de rectangles de bristols, lorsque ceux-ci correspondaient à telle ou telle personnalité de sa connaissance. Son épaule frôlait la mienne et par instant la queue de cheval venait me caresser la joue. Le jeu prit fin lorsque l’avion se posa sur le tarmac de l’aéroport de Shanghai. Je crus alors que nous allions nous séparer dans le hall des arrivées, qu’Ennaëlle allait retourner à son domicile chinois afin de préparer son déménagement. Mais elle m’apprit qu’elle avait effectué toutes les démarches avant le congrès et qu’elle rentrait en France par le même vol que moi.

Après cinquante minutes d’attente en zone de transit, nous étions à nouveau l’un contre l’autre, parés pour une équipée de près de treize heures jusqu’à Paris. Avant même le départ, nous avions vu par le hublot les ténèbres s’emparer peu à peu des bâtiments alentour. Les lumières de la ville disparurent et une nuit, dont notre course d’est en ouest allait étendre singulièrement la durée, engloutit l’appareil dans son encre profonde.

Après la distribution des plateaux repas – Ennaëlle toucha à peine au sien – la somnolence nous gagna. Nous luttâmes quelques instants contre le sommeil, faisant mine de nous intéresser aux journaux qui nous avaient été offerts à l’embarquement. Mais les informations nous parurent insipides. Ma compagne céda la première. Elle remonta les jambes sous ses fesses, se tourna vers moi, et après avoir quelques minutes dodeliné du chef, s’endormit le front contre la têtière de son siège, non sans avoir remonté jusqu’au menton la mince couverture mise à la disposition de chaque passager. Je glissai les mains sous le tissu léger qui, en si peu de temps, avait emmagasiné la tiédeur douce de la jeune femme, puis sous le pull noir qu’elle portait à même la peau, mes phalanges glissèrent lentement sur le derme satiné et chaud avant d’atteindre les seins, petits et ronds. Je caressais des pouces les mamelons curieusement proéminents et bientôt durs comme un bouchon de jade quand j’entendis, dans un murmure, la voix d’Ennaëlle qui me glissait à l’oreille :

– Vous êtes un vieux cochon, Professeur Pearl ! Mais vous n’irez pas plus loin, c’est compris ?

– Vous êtes une sale petite allumeuse, Docteur Xiong Hun, chuchotai-je à mon tour.

Elle allait répliquer. Mais je la fis taire d’un baiser et nous nous endormîmes presque aussitôt.

Je me réveillai à plusieurs reprises durant le trajet. Quelque part dans le ciel, entre Novossibirsk et Novgorod, j’ai souvenir d’avoir longuement contemplé ma jeune compagne emportée par ses rêves mystérieux comme l’érudit de Cui Hao sur sa grue jaune. Un frisson s’est emparé de moi comme si l’aile de la mort venait de me frôler. Et c’est alors peut-être moins une banale impulsion du désir qu’un profond sentiment de déréliction qui m’a fait étreindre ce jeune corps comme s’il recelait, dans ses régions les plus secrètes, quelque inextinguible source de jouvence.

À Roissy, je voulus l’accompagner jusqu’à la gare de Lyon à partir d’où elle poursuivait son voyage jusque dans les Alpes. Mais elle me fit valoir, non sans raison, qu’il était ridicule de traverser la moitié de la ville avec ma grosse valise pour retarder d’à peine deux heures l’instant de notre séparation. Elle ajusta le petit sac à dos qui constituait son unique bagage – le reste de ses affaires devait être acheminé directement par le déménageur jusqu’à son domicile. Puis elle me déposa un baiser furtif sur la joue.

– Allez ! fit-elle en considérant ma mine déconfite, ce n’est pas un adieu. Je te ferai signe…

– Et si je débarque demain dans ta réserve de Huns ? demandais-je.

– Oh ! Cela ne m’inquiète guère. Tu dois avoir cent choses à faire. De quoi te distraire assurément et peut-être même de quoi m’oublier.

– Ne dites pas de sottises, docteur !

– Quant à la « réserve de Huns », tu risques d’être bien déçu. À part quelques faces de citron comme la mienne, tu ne rencontreras que de braves paysans ou montagnards, tous suisses jusqu’au bout des ongles.

J’avais du mal à la laisser partir. Je l’enlaçai une dernière fois, la serrai frénétiquement contre moi en lui murmurant à l’oreille :

– Je crois que je suis amoureux de vous, docteur…

– Nous verrons cela dans cinq ou six mois, cher monsieur… Il faut d’abord laisser la fièvre tomber. Elle se retourna et fila vers la navette qui devait l’emporter vers la gare. Elle eut en guise d’au-revoir ce petit geste de la main dont elle m’avait gratifié en sortant de l’ascenseur le premier soir.  Battant le col de l’imperméable qu’elle venait d’enfiler, sa queue de cheval me donna l’impression d’être plus souple encore qu’à l’ordinaire, et je me demandai quelle musique, sinon celle de Borodine, aurait pu avec justesse en accompagner la danse.

Ennaëlle avait vu juste. Je fus happé dès mon retour par mes obligations professionnelles, conseils scientifiques de l’Université, projets divers pour lesquels je devais sempiternellement monter les mêmes budgets, courtiser les mêmes entreprises à la recherche des mêmes financements. Les courriels qu’Ennaëlle et moi échangions quotidiennement au début, s’espacèrent peu à peu. Ils devinrent hebdomadaires, puis mensuels. Jusqu’au jour où, cherchant l’adresse d’un collègue chinois, j’ouvris le porte-cartes de porcelaine. Un cheveu noir y était resté coincé dans le fermoir. Je le retirai avec soin, le déposai sur mon sous-main comme s’il se fût agi du bijou le plus précieux. Et de fait, c’était le lien unique qui me raccrochait à la vie, la vraie. La course folle que je menais depuis des années pour m’imposer partout comme le meilleur des chercheurs n’avait aucun sens. Et du revers de la main, j’écartais les dossiers qui encombraient le bureau. De toute la pile de paperasses inutiles, je ne retins qu’un seul mince feuillet, une demande de congé sabbatique, sans cesse repoussée à une échéance ultérieure. Je remplis le document avec soin. J’y informais la présidence de mon université que je comptais mettre cette interruption d’activité à profit pour rédiger enfin deux ouvrages de vulgarisation scientifique – ceux-là mêmes qu’un grand éditeur parisien m’avait proposé de publier voici déjà plusieurs années. Quinze jours plus tard, ma requête était acceptée. J’allais pouvoir me mettre au vert dès avant la prochaine rentrée universitaire. J’écrivis aussitôt à Ennaëlle.

Amour,

J’ai réfléchi, attendu, soupesé. À présent, je sais. Je viens d’obtenir un congé d’un an. Je peux être à Isérables aussitôt après les sessions d’examens, le trois juillet. Plus rien ne me retient ici.

J’attends un signe.

Athan

Le signe vint quelques jours tard. J’avais dédaigné le courrier électronique et le téléphone pour faire part de ma disponibilité. Ennaëlle fit de même. Dans une lettre à peine moins brève que la mienne, elle me donnait rendez-vous en gare de Martigny à 14 heures 07, le 3 juillet.

« C’est l’horaire le plus commode, ajoutait-elle. Départ de la Gare de Lyon aux alentours de neuf heures. Et donc pas besoin de se lever aux aurores… » Sous la signature, un post-scriptum précisait : « Surtout ne te charge pas trop. Un sac à dos serait parfait… »

C’est ainsi que j’arrivais au cœur du Valais, par une après-midi de juillet 20**, avec à peine huit minutes de retard sur l’horaire initialement prévu. Ennaëlle vint me chercher comme elle l’avait annoncé. Toutefois, elle ne m’accueillit pas sur le quai ainsi que je m’y étais attendu, mais au beau milieu de la place, juste devant la petite gare. En la voyant, je saisis aussitôt l’utilité de la remarque qu’elle avait glissée dans sa lettre à propos de mes bagages. Car elle n’avait pas estimé nécessaire d’effectuer ce qui allait être mon premier trajet en direction d’Isérables dans la minuscule Rover bleue que je lui découvrirai bientôt. Elle menait à la bride deux superbes alezans.

Je devinais qu’elle m’imposait par ce biais une manière d’épreuve et j’ajustai vaillamment les sangles de mon sac à dos. Elle ne marqua pourtant aucune distance à mon égard, contrairement à l’attitude qui aurait dû être la sienne si, réellement, j’étais, en quelque sorte, à l’essai. Dès qu’elle m’aperçut, je la vis trépigner de joie et approcher aussi vite que son double attelage le lui permettait. Nous étions à quelques pas l’un de l’autre lorsqu’elle lâcha ses chevaux et me sauta au cou. Je sus alors que ma vie allait se trouver entièrement bouleversée, mais que ce changement radical était précisément tout ce à quoi j’aspirais.

– J’ai pensé, dit Ennaëlle, que tu pourrais faire meilleure connaissance avec notre terre valaisanne, si tu la découvrais ainsi, à cheval.

Nous nous étions rapprochés des deux alezans et la jeune femme me tendait les rênes de celui qui m’était destiné.

– Et si je n’avais pas su monter ? demandais-je.

– Cette option n’appartenait pas à mon programme, fit-elle en bondissant sur la selle.

– Sois patiente néanmoins, je risque de te paraître bien lourdaud…

Une quinzaine de kilomètres, tout au plus, séparent Martigny d’Isérables, mais ce ne sont que chemins creux à forte pente, grimpant sur près de sept cents mètres de dénivellation. Si la commune est mentionnée dès le xiiie siècle, sa situation, qui la met à l’écart de toutes les routes, grandes ou moyennes, explique qu’elle ait vécu dans une quasi totale autarcie jusqu’en 1942, date à laquelle fut construit le téléphérique de Riddes. Ce dut être à l’époque une véritable aventure que de faire partir de la plaine du Rhône l’horrible cabine rouge que nous vîmes passer au-dessus de nos têtes à deux ou trois reprises et qui, en ces temps-là, devait apporter au village toutes les merveilles de la vie moderne. Car là-haut, on en ignorait encore presque tout, et pour tout dire on s’en arrangeait volontiers. On se contentait de hocher la tête en silence et de ferrer lourdement les chevaux pour éviter qu’ils ne dévalent trop facilement les pentes. L’usage était même de lester les poules pour éviter de les voir culbuter en contre-bas. C’est dire à quel point la pente que je découvrais pour la première fois aux côtés d’Ennaëlle me parut singulièrement raide. À maintes reprises dans la montée, nos alezans dérapèrent projetant en direction de la vallée un nuage de poussières et de pierres jaunes, aigues comme des pointes de flèches préhistoriques. Notre progression fut d’une telle lenteur qu’il nous fallut près de cinq heures pour atteindre notre destination.

Tout en haut du village, à la lisière de la forêt d’érables qui donna son nom au village, se dresse une vieille maison de bois qu’on appelle ici la cabane du berger. Elle se compose de deux étages. Le rez-de-chaussée qui servait autrefois d’étable a été transformée en écurie. C’est là tout d’abord qu’Ennaëlle m’a conduit.

– Je te présente Roméo, fit elle en entrant, me désignant un percheron énorme, qui mâchonnait placidement une avoine doré aux épis floconneux et comme gorgés de soleil. Les couleurs chatoyantes qui étincelaient dans la mangeoire, comme ravivée par la lumière du soir, contrastaient violemment avec la robe de l’animal, d’un noir profond et curieusement mat.

Ennaëlle lui caressa doucement le nez.

« L’hiver, m’expliqua-t-elle, Jérôme et Jérémie, nos deux alezans, ne peuvent faire de longs trajets dans la neige. Roméo nous rend alors tous les services. Chaque famille possède ainsi un gros pépère de son espèce. Pour les courses, mais pas seulement… Enfin, je t’expliquerai…

C’est ainsi que sous l’œil de Roméo, nous nous mîmes à bouchonner avec soin le couple de pur-sang que l’escalade avait visiblement épuisés. Puis j’aidais Ennaëlle à leur faire rejoindre les stalles aménagées à leur intention de chaque côté du logement réservé au percheron.

– À présent que les bêtes sont installées dans leurs appartements, on peut s’occuper des humains, constata en riant ma compagne avant de me prendre la main.

À droite de l’écurie, un escalier extérieur menait à l’étage. Il donnait sur un petit balcon en saillie qui desservait la cuisine-séjour où j’entrai et une autre pièce dont je découvrirais bientôt qu’elle servait de bureau-bibliothèque. L’autre côté de la demeure était occupé par deux chambres à coucher et une minuscule salle de bains.

– Vous ne devez pas être habitué à vivre dans aussi peu d’espace, Monsieur le Professeur, dit Ennaëlle d’un ton facétieux.

– Il n’y a plus de professeur, du moins pendant un an, répondis-je. Quant à la taille de la maison, cela me convient parfaitement. Je crains même que tu prennes prétexte du nombre de pièces pour décider que nous fassions chambre à part…

– Mmmm, murmura-t-elle en faisant mine de réfléchir, c’est une idée que je vais peut-être prendre en considération !

Elle m’avait poussé, en riant, d’un geste de la main. Je perdis l’équilibre, basculai sur le lit derrière moi et la reçut presque aussitôt entre mes bras.  Elle s’était assise à califourchon sur mon ventre.

– Ce que vous êtes bête, Athanasius Pearl !

Pourtant, à la seconde même où je défaisais la boucle de son ceinturon et plongeai la main sous la dentelle fine, Ennaëlle me prit le poignet et l’immobilisa sur son nombril.

– Encore un peu de patience, mon amour, dit-elle à mi-voix. Tu n’as plus que quelques heures à attendre.

Nous passâmes ainsi trois nuits dans la petite maison du berger, tendrement enlacés, sans que jamais nos gestes ne franchissent la limite imposée, dès le premier soir, par Ennaëlle. Mes mains se posaient sur ses seins, en réinventaient le contour, dessinant lentement leur rondeur satinée dans la nuit noire. Je venais ensuite buter du doigt contre les mamelons turgescents et demeurais à chaque fois émerveillé par leur forme, leur proéminence si particulière : ils étaient durs comme le jade chinois et, comme lui, secrètement fragiles. Toutefois, sitôt que je m’aventurais plus bas, dès qu’une de mes phalanges commençait à s’enfouir dans le minuscule buisson de jais, elle se trouvait soudain immobilisée parmi ces quelques soies courtes, si parfaitement lustrées qu’on les aurait pu, au toucher, les croire huilées avec un soin particulier. Ma compagne venait me murmurer à l’oreille, d’une voix qui ressemblait plus à une promesse qu’à une tendre réprimande :

– Pas encore Athan. Je t’en prie, fais ce dernier effort pour nous.   

La journée, toujours à cheval, nous visitions ses amis. Entre deux stations dans les mêmes petites fermes de pierres sèches et de bois, Ennaëlle m’apprenait la géographie d’Isérables, les sentes les plus secrètes de la vallée, les champs en terrasse qu’entretenaient avec une attention presque fervente les rares habitants vivant encore de leur récolte, les clairières ombreuses qui ponctuaient comme autant de haltes commodes nos promenades parmi les hautes futaies.

Le matin, Ennaëlle raccourcissait son petit déjeuner d’une dizaine de minutes pour descendre à l’écurie et y préparer Jérôme et Jérémie, les deux pur-sang dont les reins toujours frémissants nous accueillaient pour nos interminables balades. Le troisième jour, j’eus la surprise de la voir réapparaître sous le balcon non pas avec ces montures nerveuses et turbulentes, mais avec Roméo, le doux percheron à la robe de nuit profonde. J’avais noté, en m’accoudant à la balustrade, une tasse de café à la main, qu’au lieu de s’habiller comme à l’ordinaire d’un jean et d’un chemisier, ma jeune compagne s’était contentée de passer un peignoir légers dont la brise matinale faisait flotter les pans aériens autour de son corps nu. Lorsqu’elle reparut, la longe à la main, ce fut pour abandonner un instant le cheval au milieu de la cour et pour gravir quelques marches de l’escalier extérieur. À mi-chemin, elle fit glisser l’étoffe soyeuse qui lui couvrait les épaules et la laissa tomber en vagues mousseuses à ses pieds. Puis, comme j’avais quitté mon poste d’observation pour faire quelque pas en sa direction, elle vint à moi, défit la boucle de mon ceinturon et, en me regardant droit dans les yeux, commença à me déshabiller, avec des gestes étrangement lents. Chaque fois d’une nouvelle portion de peau nue apparaissait, elle y appliquait les lèvres et feignait d’y déposer un baiser rapide, presque furtif. J’eus bientôt l’impression que nous nous livrions à un rite ancestral dont elle, et elle seule, connaissait les arcanes. Je me laissais faire sans un mot. À un instant précis de cette danse mystérieuse, elle se cambra, m’offrant ses seins, puis son ventre. D’une impulsion légère sur la nuque, elle me fit comprendre que j’y devais poser les lèvres. Accusant un peu plus son geste, elle m’intima ensuite l’ordre muet de descendre encore jusqu’à frôler le buisson noir du pubis. J’eus toutefois à peine le temps d’effleurer l’étroite toison de jais. Presque aussitôt, d’une nouvelle pression, exercée cette fois sur l’épaule, ma partenaire m’avait invité à me redresser. Me prenant la main et la maintenant à hauteur de nos épaules, elle nous fit descendre, côte à côte, à un train de cérémonie, le petit escalier de bois où son peignoir abandonné formait comme un nénuphar de mousseline bleue. Puis elle m’attira vers le percheron dont elle me tendit les rênes après s’en être par trois fois battu le front et la bouche. 

Je compris que nous allions monter à cru, tous deux également nus, l’énorme bête. Prenant appui sur son col, j’enfourchai le premier ses larges flancs et trouvai mon assise, réprimant une grimace légère au contact des poils raides et courts. Puis Ennaëlle, s’asseyant en amazone, vint se lover entre mes bras, et j’oubliais toute sensation d’inconfort en voyant danser sa queue de cheval au-dessus de l’ample crinière qu’on aurait pu croire tissée dans la matière même des ténèbres. D’une tape légère sur le flanc, elle donna à Roméo le signal du départ.

J’eus alors le sentiment étrange que c’était l’animal qui allait nous guider, décidant du premier chemin creux, puis bientôt du sentier escarpé qui nous conduirait jusque dans la forêt. Pendant que nous chevauchions de la sorte, la peau nue d’Ennaëlle contre mienne, le mouvement imperceptible de ses seins, sa main qui, de temps en temps, venait frôler l’extrémité de mon sexe comme autant d’autres émotions ténues firent rapidement monter le désir en moi. Et cette fois, ma compagne ne cherchait nullement à en calmer le lent débordement. Bien au contraire, ses doigts finirent par se poser sur ma verge haut dressée. Je les sentis se refermer presque avec violence sur le gland, avant de rabattre entièrement le prépuce puis d’en accompagner les frissons par un lent mouvement de va et vient. Au bout de quelques instants, je ne prêtai plus la moindre attention à la marche du percheron. Ennaëlle vint nicher sont visage contre ma poitrine et je l’entendis respirer bruyamment. Alors, ne tenant plus les rênes que d’une main, je glissai l’autre entre ses cuisses largement ouvertes, jusqu’à la fleur tendre et déjà couverte de rosée qui frémit dès ce premier contact. Je caressais doucement les petites lèvres. Puis, avec un trouble que je n’avais pas éprouvé depuis des années, je soulevai le capuchon du clitoris et, de lents mouvements circulaires, massai le bourgeon dur, pareil à un fruit gorgé de suc et de soleil.

Lorsque le plaisir commença à s’emparer d’elle, lorsqu’une liqueur nacrée se mit à me couler sur les doigts, ma jeune compagne se tourna vers moi. Elle allongea sa jambe gauche et, avec une souplesse prodigieuse, la fit passer au-dessus de ma tête. Prenant appui sur mes épaules, elle se releva légèrement, puis m’immobilisant le sexe d’une main, elle se laissa descendre et pénétrer avec une lenteur calculée. Pas une seconde, je ne la quittai des yeux, pas une seconde elle chercha à fuir mon regard. À un moment précis, où je vis se peindre sur ses traits une légère grimace, je sentis une résistance à l’extrémité de mon gland. Puis le passage s’ouvrit, un afflux de liquide chaud filtra sur mes muqueuses et ma verge s’enfonça profondément, jusqu’à frôler un corps dur et humide qui formait comme une bouche et vint déposer une sorte de baiser à l’endroit exact où s’ouvrait mon méat.

Je ne cessai pas de contempler le visage d’Ennaëlle. Je l’avais vue se mordre la lèvre à l’instant précis où s’était rompu l’hymen, et une goutte de sang perlait à présent sur la pulpe rouge et charnue. Je m’approchai et aspirai cette perle de corail. Je sentis ma jeune compagne frissonner et murmurer mon nom dans un souffle. Je la serrai contre moi avec une infinie tendresse.

– Je t’aime Ennaëlle. Ma vie est ici à présent. Avec toi. Au pays des chevaux.

Roméo s’était mis à nous bercer sur sa large croupe, et l’on aurait pu croire que c’était lui qui imprimait à nos deux corps enlacés le rythme tendre de l’amour. D’ailleurs, à l’instant précis où, la verge pressée par les contractions puissantes de son vagin, j’allais, transporté par un spasme violent, me répandre en celle qui était devenue ma femme, je pris soudain conscience que l’animal venait tout juste de s’arrêter. Nous étions au milieu d’une clairière où, la veille, nous avions marqué une pause pour y boire à l’eau claire d’une source. Nous restâmes un long moment enlacés, puis prenant à nouveau appui sur mes épaules, ma compagne m’invita, d’une poussée légère sur la poitrine, à me dégager de son sexe. Entre ses cuisses un liquide rosé tachait la robe noire du percheron, le sang d’Ennaëlle mêlé à mon sperme. Ma compagne s’en enduisit largement les paumes, décrivant de longues caresses sur les flancs de l’animal, et elle me fit comprendre d’un simple coup d’œil que je devais agir de même. Elle m’appliqua alors ses deux mains ainsi souillées sur les joues, sur le front, puis sur la poitrine. J’imitais chacun de ses gestes. Lorsque nous fûmes ainsi tous deux barbouillés de nos sécrétions mêlées, Ennaëlle prononça des paroles dont je perçus immédiatement le caractère rituel :

– Par nos substances ainsi confondues, je te prends pour époux et père des mes fils.

J’improvisais en guise de réponse la formule qui sur le moment me parut la mieux accordée à la sienne :

– Par nos substances ainsi confondues, je te prends pour épouse et mère de mes filles.

Ennaëlle sourit, avec une expression de tendresse que je ne lui connaissais pas encore, puis m’invitant à descendre de notre monture, elle m’attira vers la source qui filtrait à nos pieds. Avec des gestes calculés, elle me lava le front, les joues, la poitrine et le sexe, tandis que j’accomplissais sur elle les mêmes gestes. De nos mains en creux, nous faisions couler en abondance l’eau glaciale descendue des montagnes et pourtant ni l’un ni l’autre ne paraissions frigorifiés par cette lente toilette. Une fois la peau débarrassée de toute trace de sperme ou de sang, et sur une brève indication d’Ennaëlle, nous arrachâmes une touffe d’herbe. Après l’avoir trempée à la source, nous prîmes place de part et d’autre de Roméo et le bouchonnâmes rapidement, afin de débarrasser sa robe des dernières traces de l’amour.

C’est ainsi que j’épousais la lointaine descendante des Huns selon les rites ancestraux encore en vigueur pays des chevaux.

Sur le chemin du retour, Ennaëlle me confia qu’à Isérables on associait de la sorte les équidés à tous les événements marquant de la vie. Elle ne sut pas en revanche m’expliquer la raison pour laquelle on préférait aujourd’hui de robustes animaux de traits aux pur-sang fougueux que ses ancêtres devaient employer à l’origine. Elle supposait que la rigueur du climat, comme l’inclinaison particulièrement forte des pentes tant dans les chemins que dans les prairies, avaient conduit à attribuer un rôle sans cesse grandissant aux bêtes les plus résistantes. Chaque famille élevait ainsi un percheron destiné aux usages tout à la fois domestiques et cérémoniels. Il en était ainsi depuis des générations. Les femmes accouchaient accroupies entre les hanches de l’animal. À sept ans, l’enfant accomplissait sa « Grande Course », une longue escapade censée lui conférer l’intelligence parfaite des chevaux. Il quittait alors la maison sur le percheron familial et se retirait dans la forêt durant six jours entiers. Quelques années plus tard, l’accès à l’âge adulte était marqué par une cérémonie analogue, quoique plus barbare, « la Fête de la Coupure ». Monté là encore sur l’animal rituel, l’adolescent venait prendre place au milieu d’un cour ou d’une étendue à peu près dégagée, tandis que sa famille proche ou lointaine décrivait autour de lui un large cercle. Il devait faire mine de franchir cette barrière humaine en direction de l’est, de l’ouest, puis du nord et du sud. Aux trois premières tentatives, l’oncle ou le cousin, la mère ou la sœur à proximité desquels il avait choisi de passer devaient lui entailler la cuisse d’un léger coup de dague. Il fallait alors certes contenir la violence du geste, mais frapper néanmoins avec une force suffisante pour que chacun des célébrants pût voir couler le sang. Pour triompher de l’épreuve, et quelle que fût la nature de ses blessures, l’impétrant, devait à la quatrième tentative parvenir à franchir le cercle familial et filer au galop vers la forêt où l’attendait un ami dont la fonction serait de cautériser, puis de bander les plaies. En me décrivant ce cérémonial farouche, Ennaëlle m’avait montré, non sans une fierté presque puérile, les trois cicatrises imperceptibles qu’avaient laissées sur sa peau le passage du fer chauffé à blanc.

Pour s’accompagner de gestes moins violents, les fiançailles puis les noces se célébraient elles aussi à dos de cheval. Quant à la mort – et ce fut ainsi que j’entendis parler pour la première fois de cette curieuse cérémonie, désignée ici comme « l’Ultime Transition » –, elle devait s’accomplir avec le passage du défunt ou de l’agonisant sous le poitrail de l’animal sacré.

– On dit même, ajouta ma jeune épouse avec une légère grimace, que voici un siècle ou deux, l’exécution d’une peine capitale impliquait le percheron appartenant à la victime. On se saisissait du condamné, on le mettait à genoux, les poings liés derrière le dos. Il devait se glisser ainsi entre les antérieurs du cheval, et lorsque sa tête réapparaissait, dès qu’elle dépassait suffisamment du flanc gauche de l’animal, le bourreau, d’un geste brusque et résolu, lui tranchait le col. On appelait cela « la Juste Correction ». Selon nos croyances, le chaos instauré par le crime était en quelque sorte effacé, rédimé par ce passage sous le ventre de l’animal, et de la sorte l’ordre cosmique s’en trouvait aussitôt rétabli…

« Vous devez nous trouver bien barbare, Monsieur le Professeur !, ajouta-t-elle en riant. Mais il faut dire que les chevaux étaient à l’époque associés à tous les actes de justice. Dans les anciens temps, nos juges observaient leur comportement durant le procès pour décider de l’innocence ou de la culpabilité des accusés. On raconte même qu’au xviiie siècle, Timéo, un percheron devenu légendaire, indiquait, d’un simple mouvement de l’encolure et sans erreur possible, la gravité de la faute…

Je me suis installé auprès d’Ennaëlle au pays des chevaux. J’ai obtenu des instances universitaires un second congé, sans solde cette fois, et dans cette solitude de montagnes, de torrents et de forêts, dans ce silence régulièrement  ébranlée par le rire presque sauvage de ma jeune épouse ou encore par le hennissement d’un étalon arrêté quelque instant à proximité de notre demeure – dans cette paix que notre affection mutuelle transforme en cocon douillet, j’écris à longueur de journée des livres qu’on dévore à Paris, qu’on traduit dans d’autres capitales et qu’on oublie presque aussitôt. Cela nous permet de vivre, sans trop nous préoccuper du lendemain. Ennaëlle peut poursuivre en toute indépendance ses recherches auprès des chamans de notre petite communauté : deux patriarches aux allures flageolantes et une vieille sorcière édentée qui vivent dans les coins les plus reculés de la vallée et me semblent curieusement mêler la science de nos rebouteux à celle des thaumaturges mongols ou sibériens. Ma jeune femme qui suit avec attention soutenue chacune de leurs cérémonies. Elle étudie le moindre élément de leur rite, le plus insignifiants de leurs objets traditionnels. Le soir, elle s’assied à côté de moi à notre grand bureau, et prépare un ouvrage dans lequel elle entend réunir, à l’intention du grand public, l’ensemble de ses découvertes et observations.

Quand je m’abstrais quelques heures de ces travaux d’écriture, je reprends mon ancienne occupation de médecin. J’ai exercé plusieurs années avant de me lancer dans la recherche, et c’est avec plaisir que je parcours à nouveau la campagne pour aider tel ou tel habitant de la vallée à se tirer d’une mauvaise fièvre ou à soigner une légère entorse. Cela ne me prend guère de temps. Mes patients sont non seulement peu nombreux mais rarement malades. Et puis, nombre de mes voisins préfèrent s’en remettre à la science et aux pratiques de leurs vieux chamans. Malgré tout, les rares visites que j’ai à effectuer auprès de mes patients suffisent à me donner le sentiment d’être utile à toute la communauté. Elles me permettent de m’intégrer plus aisément, plus entièrement. Le temps passe ainsi, sans même qu’on y prenne garde. C’est à peine si la courbe des seins de ma compagne s’est infléchie, à peine si au coin de son œil, au-delà de la longue bride de l’amande, un mince sillon témoigne du passage des années.

Un fils nous est venu. Nous l’avons appelé Hyppolite, « celui qui délie les chevaux ». Effectivement, quelques jours après sa naissance – malgré mon opposition de principe, Ennaëlle a accouché selon la coutume, entre les jambes de notre Roméo –, j’ai remarqué qu’un très jeune poulain, sorti d’on ne sait où, venait rôder autour de la maison. Sans en dire mot à ma femme – sa grossesse, sans qu’elle se l’avoue, l’a fatiguée et elle passe désormais de longues heures au lit –, j’ai réussi passer un licol à l’animal. Prétextant quelques patients à visiter, j’ai pu parcourir deux jours durant la vallée à la recherche d’un légitime propriétaire. Personne n’a voulu de ma prise et il m’a fallu la relâcher tant elle devenait nerveuse et rétive, cherchant la moindre occasion pour rejoindre sa mère. Le second soir, je me suis confié à Ennaëlle qui s’est subitement redressée, repoussant ses draps d’un air inquiet. Après avoir retiré Hyppolite de son berceau afin de le presser contre son sein, comme pour se convaincre de son existence, elle m’a demandé d’une voix inquiète :

– C’est un petit mâle ou une femelle, ce poulain ?

– Je t’avoue que je n’ai pas songé à vérifier ce détail, répondis-je l’air penaud.

– S’il vient encore demain matin, réveille-moi, je t’en prie ! Et cela, quand bien même ce serait aux aurores…

C’est une pouliche. Elle doit avoir à peu près le même âge que notre fils. Voici maintenant sept ans qu’elle vient chaque jour à l’aube devant notre perron, pour repartir quelques minutes plus tard. Le matin d’été où Hyppolite a découvert l’existence de cette sœur jumelle à quatre pattes constitue l’une des scènes qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Et je suis certain qu’il en va de même pour Ennaëlle. Notre enfant – il marchait alors à peine – sortit de la cuisine de son inimitable pas chaloupé. Il descendit l’escalier extérieur en tanguant dangereusement sur chacune des marches. Il ne perdit pas son équilibre pourtant très instable et s’immobilisa bientôt au milieu de la cour. Dans la lumière naissante de ce mois de juillet, sa tignasse blonde ressemblait à une boule de feu. Dès qu’eut retenti le hennissement de Judith – c’est ainsi que nous avions fini par appeler notre visiteuse –, Hyppolite toute oreille tendue se mit à scruter le lointain, en direction de la forêt. Puis soudain, dans une trouée de la végétation, l’éclair blanc de la pouliche palpita, subitement enflammé par les rayons du soleil levant. Le bruit d’un galop se fit entendre, puis l’on vit la bête négocier son virage avec un art consommé avant rentrer au pas dans la cour. Elle approcha encore, ploya le col afin de mettre sa tête au niveau de l’enfant. Celui-ci, avec des précautions infinies, presque amoureuses, posa la main entre les naseaux de la bête et lui tapota très légèrement le bout du nez.

– Se - val…, fit-il dans un long éclat de rire. C’était le premier mot qu’il prononçait. Un nouvel hennissement s’éleva et nous eûmes l’impression que par ce biais, Judith répondait à l’enfant dans un idiome dont nous ignorions tout.

À côté de moi, Ennaëlle contemplait son fils et la pouliche d’un œil noir. Elle était en proie à une inquiétude que je ne lui connaissais pas. Un peu plus tard, quand je lui demandais la raison de son trouble, elle se contenta de répondre :

– Ce n’est rien, Athan… Je suis idiote ! Et si je te disais l’idée qui m’a traversé l’esprit, tu me prendrais à coup sûr pour une folle…

Je la connaissais suffisamment désormais pour savoir qu’il était inutile d’insister. Le lendemain, alors que Judith pénétrait dans la cour, j’aperçus la vieille chamane avec laquelle Ennaëlle poursuit ses recherches. Elle tournait autour de la maison, son bâton de pouvoir à la main, psalmodiant de sa voix grêle une interminable mélopée. Elle ponctuait ici ou là cette lente circonvolution d’arrêts prolongés en tel coin ou tel autre de notre jardin, afin de procéder à de mystérieuses fumigations. Je souris en songeant que malgré la profondeur et l’exactitude de ses connaissances scientifiques, ma jeune femme n’avait pas su chasser de son esprit les pratiques superstitieuses au milieu desquelles elle avait été élevée. Plutôt que d’en être irrité, ce léger défaut dans la cuirasse me la rendit plus chère encore.

Hyppolite a grandi de la sorte entre rite traditionnel et éducation moderne. Il n’a que sept ans à peine, et c’est déjà un magnifique cavalier. Dès son premier face-à-face avec Judith, il a manifesté le désir d’apprendre à monter. Il n’avait pas dix-huit mois que, déjà, sa mère l’asseyait sur Jérôme et le collait contre son ventre pour partir avec lui en promenade. Sur le chemin du retour, j’entendais de loin son rire d’enfant fuser. Je savais alors que, quelques minutes plus tard, monteraient de l’écurie les cris d’une tendre bataille, la mère et l’enfant luttant à qui, le premier, bouchonnerait le cheval. Quand ils faisaient irruption dans le bureau, presque soudés l’un à l’autre, riant et chahutant, les cheveux en bataille, le visage empourpré par leur course lointaine, j’étais saisi par la vibrante certitude du bonheur. Le chapitre que j’étais en train de rédiger attendrait. Ils étaient là tous deux dans cette immédiateté chaleureuse, tellement pleine de vie qu’il m’était impossible de ne pas les rejoindre. Nous consacrions alors les heures qui restaient avant le souper à quelque aventure collective, dont la nature variait selon les saisons : pêche à la grenouille ou cueillette des mûres, exercices de natation dans le lac voisin, lecture à voix haute ou jeu de société. Par l’usure des pièces ou les blessures infligées au carton de la piste, notre jeu des petits chevaux, pour lequel évidemment Hyppolite et sa mère marquaient une nette préférence, témoigne ainsi de longues soirées d’hiver occupées à jouir de cette complicité bienheureuse, assis tous trois, auprès du feu, sur un tapis de haute laine.   

Le temps a passé et mon fils a pris chaque jour un peu plus d’assurance. Il a désormais l’habitude de partir sans sa mère sur le poney que nous avons fini par lui acheter. Mais il me suffit de lever les yeux de mon ordinateur pour l’apercevoir, depuis la fenêtre, et vérifier qu’il ne va pas demeurer longtemps seul. Dès qu’il approche de la forêt voisine, Judith paraît. Sans doute le guette-t-elle depuis l’aurore, depuis qu’elle est venue, comme chaque jour, lui adresser depuis la cour son salut matutinal. À peine at-il aperçu sa grande amie, Hyppolite accélère la course et tous deux, bientôt, filent parmi les érables. Je songe alors que mon fils n’a guère hérité de moi que cette tignasse blonde que je vois se confondre avec la crinière de son cheval. Quand ils passent furtivement à travers une éclaircie de la forêt, lui et son poney me semblent ne plus faire qu’un seul être. Dans cette toison épaisse et indocile dont les épis entremêlés flottent au vent, j’ai du mal à faire la part de ce qui revient à l’enfant et de ce qui appartient à l’animal.

– Ce ne sont pas des cheveux, se lamente Ennaëlle lorsqu’elle s’entête à coiffer notre fils et à couper ses longues mèches. C’est du crin… Nous ferions fortune en vendant ta toison aux luthiers pour qu’ils en fassent des archets de violon.

Elle plaisante évidement, mais je sais qu’en secret elle réprouve l’intimité étroite qui s’était établie entre l’enfant, son poney et la jolie pouliche blanche. N’est-il pas injuste de voir ce fils qu’elle aime tant prendre si tôt ses distances, lui qui, les cheveux mis à part, ressemble tant à sa mère ? Je passe les heures nocturnes à la consoler de cette perte précipitée. Bientôt viendra le temps où nous devrons le mettre à l’école, le perdre de vue, l’abandonner aux influences de ses camarades et de ses maîtres.

– Il te reviendra, mon Amour, et alors tu seras fière de lui avoir laissé la bride sur le col…

Au lendemain de ces moments de désarroi, je vois reparaître la vieille chamane, et me laissae bercer par ces incantations alors que côte à côte dans notre bureau, Ennaëlle et moi, nous absorbons dans nos travaux d’écriture.

Qu’il me paraît loin à présent le temps béni où je souriais de la confiance qu’inspiraient malgré tout à ma femme les pouvoirs incertains des sorciers. Combien avait-elle raison de se méfier de l’entente secrète qui liait si étroitement Judith et Hyppolite. Car ce matin, veille de sa « Grande Course », notre fils a enfourché le percheron familial pour suivre la jeune pouliche dans la forêt. Je dormais encore, mais j’ai senti Ennaëlle se redresser brusquement dans notre lit. Puis aussitôt un grand cri a retenti. J’ai eu alors l’impression que quelque chose se déchirait brusquement autour de nous, que le ciel, la montagne, la forêt s’ouvraient tout à coup. Je me suis levé, mais déjà ma femme s’était ruée dans l’écurie, pour en ressortir presque aussitôt sur l’un de nos alezans. Elle filait à vive allure, nue, sur la bête qu’elle montait à cru. Déjà loin devant elle, Hyppolite chevauchait Roméo. Judith l’accompagnait et semblait dicter son rythme à leur folle course. Le jeune garçon pénétra dans la forêt. Ce n’était plus qu’une tache claire sur l’énorme bête noire. Quelques instants plus tard, Ennaëlle parvenait à son tour à la lisière des bois.

Il se produisit alors quelque chose d’effroyable, comme si les arbres refusaient à ma femme ce droit de passage qu’ils venaient d’accorder à son fils. Elle dut heurter du front une branche basse ou quelque autre obstacle. Depuis mon poste d’observation, je ne pouvais discerner la présence, mais je la vis soudain projetée en l’air avec une violence inouïe. Elle virevolta avant de s’effondrer sur le sol tel un pantin désarticulé. Je poussai à mon tour un hurlement. Je descendis, sans prendre moi non plus le temps de m’habiller, et enfourchai le second alezan. Une minute plus tard, j’étais auprès de mon épouse. Le front en sang, et comme brisée par la chute, elle ne répondait plus que par des gémissements. Je palpais son dos, et à la grimace terrible qu’elle eut lorsque je pressai la septième cervicale, je compris qu’elle s’était rompu la colonne. Elle ne marcherait plus jamais. Elle ne monterait plus à cheval… Je retournai, en larmes à la maison, confectionnai à la hâte un brancard de fortune et revint au chevet de la blessée. Je glissai cette pauvre civière sous le corps désarticulé de ma femme. Puis, tout en maintenant l’arrière sur mes épaules, j’en fixai l’avant à la croupe de mon cheval. Je ramenai ainsi celle qui m’avait redonné vie à la maison, au pas, en évitant tout mouvement brusque, en amortissant le moindre cahot. Le cheval d’Ennaëlle fermait notre marche silencieuse, l’air grave, comme s’il avait compris que sa maîtresse n’effectuerait plus jamais les longues promenades où tous deux semblaient soudés pour ne faire qu’un seul corps.

Avec d’infinies précaution j’allongeai mon épouse sur notre lit et lui fit une piqûre anesthésiante, afin qu’elle souffrît un peu moins. Lorsque le médicament commença à faire effet, elle ouvrit les yeux et murmura, d’un ton hésitant, comme si tout en elle, la voix y compris, avait été brisé dans la chute :

– Que ferais-tu si j’étais un cheval, Athan ?

– Ne dis pas de bêtise, mon cœur, répondis-je en réprimant un sanglot, je vais appeler l’hôpital, ils vont envoyer une ambulance et ils t’opéreront demain.

– As-tu oublié que nous étions médecins, tous les deux. J’ai une vertèbre brisée, non ? Alors cesse de te dérober à la réalité. Je ne veux pas que tu passes le reste de ta vie avec un légume.

– Tais-toi amour, il faut te reposer… Je vais téléphoner…

Elle me regarda avec une expression de désespoir. Je la contemplai longuement et en secouant la tête, je chuchotai :

– Nous affronterons cela tous les deux. Je n’imagine pas pouvoir vivre sans toi.

Je quittai brusquement la chambre et gagnais la cuisine. Hyppolite attendait, les yeux baissés, l’air coupable.

– Maman va mourir ? Par ma faute ?

– Elle ne mourra pas répondis-je en le dévisageant, incapable d’apaiser le désarroi que je pouvais lire dans ses yeux d’enfant. Mais elle ne marchera plus. Et je pense effectivement que c’est de ta faute.

Je crois qu’à cet instant précis je haïssais mon fils. Je ne ressentais  pas même le besoin de lui demander la raison de son départ, cette fuite stupide en compagnie de Judith, quelques heures plus tôt.

– Elle marchera à nouveau, Papa. Roméo va m’administrer la « Juste Correction » et…

– Je suis las de vos histoires de chevaux et de toutes vos bêtises, fis-je en haussant les épaules. Tu ne comprends donc pas ?

J’étais sourd à tout propos et n’essayais même pas de comprendre ce qu’Hyppolite s’efforçait de me dire Sans plus lui jeter un regard, je me dirigeai vers le téléphone, formai le numéro de l’hôpital et demandais une ambulance.

Je regagnai la chambre d’Ennaëlle. Hyppolite y était déjà. Il tenait la main gauche de sa mère et paraissait étrangement calme. Ma femme aussi paraissait détendue, le visage lisse et tranquille. J’eus l’impression qu’elle dormait et mis cette paix retrouvée sur le compte des sédatifs que je venais de lui administrer. Je m’approchai du lit, bousculant un peu mon fils que j’avais envie de chasser de la pièce.

Il se redressa, toujours aussi paisible. D’une voix étrangement grave, comme si en quelques minutes vingt années avaient pu s’écouler, il murmura, avec une curieuse expression de tendresse :

– Il faut qu’on fasse la paix, Papa.

Il me fixait de ses yeux bleus, si lumineux. Et je compris soudain combien mon attitude était stupide. Elle ne faisait qu’aggraver la blessure qui nous faisait déjà tant souffrir, l’un et l’autre. Je saisis sous les bras ce petit bonhomme de sept ans qui raisonnait comme un adulte, je le montai jusqu’à hauteur de mon visage et éclatais en sanglots en le serrant violemment contre moi.

– Je t’aime Papa, fit l’enfant sans se départir de son calme. Je vous aimerai toujours, Maman et toi, quoi qu’il arrive.

Je le reposai sur le sol. Il fila sans plus attendre, vraisemblablement pour s’occuper de Roméo qui piaffait au milieu de la cour.

Je m’assis à côté d’Ennaëlle et je l’entendis tenir à mi-voix des propos qui me parurent sans suite et dans lesquels je crus reconnaître les effets secondaires de l’anesthésie :

– Lui, qui selon son nom délie les chevaux… Il doit à présent se délier de nous, Athan.

Je lui pris la main et regardai distraitement par la fenêtre. Je vis alors Hyppolite qui menait Roméo à la bride jusqu’à la grande forêt, exactement à l’endroit où s’était produit l’accident. Il me parut minuscule ainsi, dans ses vêtements d’été, son short beige et sa chemisette blanche, comparé à l’énorme bête nocturne qui pourtant obéissait au plus imperceptible de ses gestes. Le grand percheron s’immobilisa à la lisière du bois. Il leva légèrement l’antérieur gauche et je vis mon fils baisser la tête comme un coupable et passer entre les deux jambes du cheval. Je compris soudain à quoi notre garçon s’était résolu.  Muré dans ma propre douleur, j’étais resté sourd à ses propos. Tout à l’heure, dans la cuisine, je n’avais même pas réagi lorsqu’il avait parlé de « Juste Correction ». J’ouvris brusquement la fenêtre de la chambre et hurlai à pleins poumons :

– Hyppolite, non ! Ta mère et moi avons tellement besoin de toi !

Mais c’était trop tard. Derrière le percheron, on n’apercevait plus désormais que le vert chatoyant de l’herbe et celui, plus lumineux encore, des troncs d’érables garnis de mousse. Le petit blondinet adorable, ce fils que je n’avais pas su écouter, avait disparu…

Un léger froissement se fit entendre dans mon dos. C’était Ennaëlle qui venait de se lever. Elle n’avait plus aucune trace de l’accident. Bâillant, comme si je l’avais tirée d’un long sommeil, elle me lança la voix encore appesantie par les brumes du songe :

– Que m’est-il arrivé, Athan ? J’ai rêvé qu’Hyppolite nous quittait pour vivre parmi les chevaux.

Je n’eus pas la force de répondre. Je l’enlaçais tendrement et me tournai à nouveau vers la fenêtre. Roméo, les rênes glissant sur le sol, revenait lentement à l’écurie.

– Sans doute était-ce une forme de prémonition, mon Amour. Notre fils est parti, effectivement. Je lui pris doucement la main et la soulevai en direction de la forêt. Dans un trou de végétation, Judith venait d’apparaître. À ses côtés, un jeune étalon gambadait, ivre d’une liberté toute nouvelle. Piaffant d’impatience, il secouait son long col blanc et, à chaque mouvement, faisait jouer dans le vent matinal sa courte crinière blonde. Les épis soulevés par la brise formaient une tignasse ébouriffée dans laquelle la lumière du matin allumait comme de vibrante flammes.

« Il est parti pour le pays des chevaux, Ennaëlle. »

Ma femme ne parut pas comprendre, mais sur sa joue lisse, si pâle, si douce, une larme unique se mit lentement à couler.

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