Au revoir tristesse
Pierre De Gerville
C'était un jour gris : propice à la rêverie ou au mal-être. J'avais, je ne sais pourquoi, opté pour la seconde option. Je restais assis à ma table, contemplant la rue sans trop la voir. J'avais ouvert mon cahier sur une page vierge que je ne parvenais pas à remplir : j'étais triste. J'écoutais Sinnerman, qui retentissait comme un cri d'espoir dans la détresse, mais je n'avais moi aucune rage ni puissance à opposer à mon malheur, j'étais vidé. C'aurait été le moment idéal pour me mettre à boire ou à fumer, si j'avais eu cette inclination, mais ma nature me refusait jusqu'aux simples renoncements dans lesquels l'honnête homme a coutume de noyer sa mélancolie.
Je pianotai sur la table – sous mes doigts, le bois était presque soyeux : la tristesse révèle des choses étranges. Je n'avais rien à faire, ou plutôt si ; une montagne de tâches inintéressantes. Quelques gouttes crépitèrent contre la vitre. Ce fut comme un coup de poignard en plein cœur.
Quelque chose traversa subrepticement la pièce. Mon chat, le cou serti d'une belle et imposante collerette de plastique transparent sur-imprimé Liberty, assujettie par un ruban vert. Mon chat avait une démarche étrange, qui tenait autant du serpent arthritique que de la carriole bancale. Sa gigantesque collerette l'entraînait tantôt à gauche tantôt à droite, et il rétablissait la barre en donnant de petits coups de fesses d'un côté ou de l'autre. En somme, pour atteindre son objectif, il lui fallait tirer des bords, tâche rendue encore plus difficile par l'omniprésence de son appendice transparent qui s'accrochait aux pieds des meubles comme à l'encoignure des portes. Mon chat s'assit au milieu du bureau. Il me lança un regard peiné. Il avait, pour couronner le tout, l'oreille gauche emballée dans un pansement en aluminium (la base du problème : la collerette n'était là que l'empêcher d'arracher le pansement). Le tout façon papillote de saumon : un désastre. Les chats désespérés ne sont pas les plus beaux.
Mon chat avait, avec sa fraise, comme un air de Montaigne ; je me dis qu'il pourrait me donner une leçon de philosophie. Mon chat était stoïque : après quelques heures de panique absolue comme seuls les chats peuvent la concevoir, il avait accepté sa collerette comme l'ultime fardeau d'un destin impénétrable. Sans savoir s'il devrait la supporter dix heures ou dix ans. Sans l'ignorer non plus. Il entreprit de lécher consciencieusement son boulet de plastique, comme s'il lui était poussé un nouveau membre.
Du moins, c'est ce que je crus déceler chez lui : mon chat, comme celui de Montaigne - qui lui ne devait pas porter de fraise, celle-ci étant à l'époque réservée aux humains - est impénétrable.
‘A quoi bon lutter contre le désespoir ?' Me dis-je. Peut-être devrais-je plutôt porter mon malheur en médaillon. On vit bien d'amour ; pourquoi ne pas vivre de tristesse. C'était là les premiers pas d'une carrière de désespéré professionnel. Je pourrais être sombre et grave en toute occasion, un peu mélancolique. J'avais déjà croisé des gens comme ça, des ambassadeurs du malheur perpétuel.
Mon chat se dandina hors de la pièce, laissant derrière lui quelques poils et mon destin scellé. Je soupirai profondément. Cela me sembla de bon ton.
Mon regard se posa sur mon agenda où je lus : arracher la haie. Peut-on être actif et désespéré ? Je sortis dans le jardin. J'attrapai la pioche. Le ciel était toujours gris. Il y eut même une petite bruine. Mais je m'étais réchauffé à l'effort. Je sentis dans mes paumes le manche râpeux de la pioche, je sentis dans mon dos les chocs de l'acier contre le sol. La tranchée avançait. J'avais les mains pleines d'ampoules. Dans quelques jours, elles seraient calleuses et mon malheur évaporé.
Je dois faire un bien mauvais désespéré. Inconstant, surtout : quelques coups de pioche et j'oublie tout. La tristesse est un bijou bien étrange.