Au tribunal des amours vagabondes

Charles Deinausard

Texte coécrit avec Monsieur Biche dans le cadre du concours "48h pour écrire", sur le thème du pouvoir.

Au Tribunal des amours vagabondes


Les silhouettes floutant contre le mur, il observait les ombres jouer avec les lumières divisées, battant au rythme des allées-venues des passants dans le bar. Accoudé au bras du comptoir, assis sur le tabouret vétuste, il était tourné aux trois-quarts vers les autres occupants de l'estaminet. Un certain silence régnait dans la salle avec des allures de faux-semblant, laissant entendre les murmures de couples complices et les mouvements sourds du gérant, singeant dans tous les sens, ressassant à son public quelques anecdotes qui avaient fait la réputation du lieu. Le jeune homme faisait rouler son single malt dans son verre de scotch. L'or marronné du whisky prit un autre aspect lorsque dans le prisme qu'il reflétait, le jeune homme qui s'apprêtait à avaler la dernière gorgée, retint un soupir. Elle était là, quelque peu déformée à travers le verre, dont les éclats l'avaient transformée en une de ces Demoiselles d'Avignon au corps à la fois haché et félin. Sa pudeur n'avait d'égal que son regard aux profondeurs si secrètes. Elle était belle, mais pas de ces beautés tapageuses qui font les unes des magazines. Il s'agissait plutôt d'un charme, quelque chose d'imparfait dans son visage qui retenait l'attention et la rendait désirable. Etait-ce ce grain de beauté sur le coin de l'œil, ou la manière un peu laconique dont elle se tenait qui l'avait captivé, il n'aurait su le dire. Il était parfaitement incapable de faire le moindre geste. Le pouvoir d'attraction de cette femme exerçait sur lui une telle force magnétique, qu'il ne pouvait se dessaisir de cette douce emprise, l'entraînant tranquillement jusqu'à sa table.

Le guéridon, sur lequel était posé son verre de rosé, était tapi dans l'ombre ainsi que les deux banquettes qui festonnaient l'angle de la salle. Diamétralement opposée au comptoir, stratégiquement jouxtée près du juke-box, il se demandait comment il n'avait pas pu faire pour la remarquer avant. Depuis combien de temps était-elle assise là ?

Dans sa route tracée vers sa table, ses gestes prenaient des airs de coups d'échecs, son regard, une invitation à des joutes nocturnes. En le provoquant en duel, elle avait sans nul doute gagné les premières rixes puisqu'il était venu à elle. Il mima une demande, légèrement maladroite, sous quoi il essuya un refus. L'attraction s'estompait, achevée définitivement par les éclats de rire d'amis quittant le hall d'entrée et un signe du barman, invitant les derniers passagers à lever l'ancre. Il était temps pour deux curieux voyageurs de partir.

Quittant refuge, s'engouffrant dans l'obscurité balisée par des lampadaires rassurants, les noctambules ne disaient mot. Tour à tour, ils s'observaient, marchant au rythme de l'autre. Statu quo. Le silence feutré du bar éclairé, qu'ils pouvaient encore voir par-dessus leurs épaules, avait laissé place à un calme perturbé par les vrombissements d'automobiles, galopant sur les grands boulevards. Les oiseaux de nuits se laissaient guider par les bouches de métro qu'ils déduisaient en regardant au loin. Les trottoirs, aux dimensions parfaites esquissaient à coup de dalles l'itinéraire des noctambules. Cette rencontre était une merveille géométrique dont les trajectoires, symétriquement parfaites, étaient devenues miraculeusement imparfaites. Était-ce l'anatomie de la ville qui les réunissait ce soir ? Toujours est-il qu'une certaine pression montait imperceptiblement. Les résonnances étaient plus fréquentes, les échos plus violents. Ses talons claquant contre le sol, ses chaussures foulant le pavé froid, leur duel prenait des allures de course frénétique dont la cadence accélérait à mesure qu'ils se jaugeaient, se suivaient.

L'inconstance du pouvoir de plaire les menait désormais à douter du jeu. L'un se montrait détaché, l'autre cherchait à attirer sa proie dans ses filets. Le désir était muet, comme si le nommer, amenait à se rendre vulnérable, à céder du terrain. Le duel consistait à imposer le chemin, à jouer de duperie et de manipulation pour contrôler l'autre. C'était une lutte dont les victoires étaient capricieuses et turbulentes.

C'était une affaire d'angles, d'axes disjoints où l'inclinaison des corps épousait les artères tantôt sinueuses, parfois implacablement droites… mais toujours incertaines. A mesure qu'ils marchaient, un fleuve se rapprochait de l'avenue. A leur gauche, les courbes du cours d'eau juraient avec la droiture de l'artère. C'était comme un affront à la perfection mathématique de la ville. Une balafre qui mutilait le corps urbain. Ici, les murmures se muaient en cris, sourds et lancinants. Les étrangers avaient cessé de parler, laissant la ville leur souffler sa peine. Elle érigeait ses immeubles comme autant de bras pour couvrir sa cicatrice. L'homme attrapa la main de l'inconnue et l'emporta vers le confort écrasant des rues maîtrisées. Les lignes saturniennes de sa main traduisaient une certaine mélancolie. Il la tenait avec une autorité surprenante, comme s'il avait saisi cette opportunité pour asseoir sa domination, en profitant du spectacle de l'avenue. Maintenant, elle semblait décontenancée, prête à le suivre. L'éclat rieur dans ses yeux venait adoucir cette impression et laissait deviner un sentiment de contrôle qu'elle avait encore.

Bientôt la ville les abrita. Elle avait resserré son étreinte jusqu'à ce qu'elle devienne de plus en plus oppressante. A chaque virage, les rues semblaient se rapetisser pour avaler les deux passants. Les résonnements battaient plus forts encore. Plusieurs klaxons retentirent au carrefour, devant eux ! C'était le pouvoir des grandes villes que de pouvoir engloutir ses habitants dans un délire sonore, subtilement caché sous les courbes architecturales, parfaites. Il continuait à marcher, tirant derrière lui le bras de son amie et jetait des regards protecteurs par-dessus son épaule pour vérifier qu'elle tenait la cadence. Les croisements perdaient de leur superbe. Ils ne laissèrent bientôt plus le choix qu'entre ses parallèles et ses perpendiculaires ; oubliant l'oblique et condamnant la courbe, même dans ces rues étriquées. Derrière eux résonnait toujours avec la même ardeur les peines de la ville. Aux bifurcations, certaines bouches d'égout criaient garde, il fallait s'attendre au pire. Les vagabonds emboîtaient le pas et accélérèrent une fois de plus.

Le prochain carrefour les menait à une avenue gigantesque dont les perspectives étaient menaçantes et inquiétantes. Mais les rues hurlaient dans un concert tonitruant leur faisant comprendre qu'il n'existait plus d'échappatoire. Très vite, ils bifurquèrent à gauche, s'engouffrant dans une rue minuscule. Ils étaient sauvés, pour un instant.

Sans une semonce, l'étrangère retira sa main et se libéra de l'emprise de l'homme. Ils étaient dans une rue ancienne où les pavés surgissaient parfois sur le bitume. Jusque-là, pas une rue ne leur avait plus évoqué la vieillesse de la ville. C'était comme s'ils avaient peu à peu remonté le temps en la parcourant. Il s'était retourné, la mine interrogative et cherchait à jauger la demoiselle fuyante. Il continuait de marcher à reculons, l'invitant ainsi à revenir et à le suivre encore. A le suivre encore pour oublier le bruit. Pour déguster la nuit. Pour la posséder encore. Juste un peu, pour à nouveau exercer son influence. Se sentir maître d'une situation qu'elle pourrait renverser. Elle avait le regard espiègle, mais il ne put bientôt plus le voir. Très vite, elle se retourna, lui offrant son dos et se mit à courir. L'affront du demi-tour ! Une droite ne peut pas infléchir sa route. Il resta interloqué, impuissant durant quelques instants, puis l'imita. Ils courraient tous deux, à contre-courant de la rue. C'était une bravade à l'autorité de la ville. Son souffle haletait et se mêlait au charnier sonore du monstre urbain, assourdissant.

Quelques mètres devant lui, il la vit disparaître au croisement qu'ils avaient franchi peu avant. Il voulut l'imiter, mais une voiture surgit par-delà l'angle de la route ! Elle l'arrêta dans sa course, vrombissant sa colère de devoir freiner dans son voyage. Les artères rugirent une dernière fois puis se turent définitivement. Quelque chose s'était passé.

 

Devant eux, alors que l'aube n'était plus bien loin, s'étalait la place des Grands Hommes. Par-dessus les immeubles qui l'encerclaient, le ciel s'éclaircissait déjà. Tous deux savaient qu'il était l'heure. Ils longèrent la place lentement, pour essayer de ralentir le temps qui s'écoulait maintenant trop vite. L'inconnu, comme l'étrangère, savaient qu'ils tiraient leur satisfaction de l'éphémère. Ils étaient conscients que la parenthèse se refermerait bientôt, sans qu'aucun des deux ne soit capable de prédire la suite. Eux, qui s'étaient essayé aux jeux de la manipulation et du pouvoir toute la nuit, ne semblaient plus pressés de prendre une décision. Leurs pas les menèrent devant le fronton ancien d'un tribunal. Le bâtiment avait la superbe des structures qui ont traversé l'histoire sans en subir le mordant. Il semblait embrasser la place.

Instinctivement, l'homme recula, bientôt imité par sa compagne d'une nuit. Une nouvelle fois, ils mettaient de la distance entre eux. La lumière naissante derrière le tribunal les invitait à contempler la place. C'est alors seulement qu'ils remarquèrent que la ville s'était tue. Ici, nul mur pour siffler, ni avenue pour gémir. La place était silencieuse. Plus de rues à suivre, plus de virages à prendre.

Devant le tribunal des âmes vagabondes, les amants passagers comparaient ensemble, leur destin scellé ; et le cœur lourd. Dans l'attente du jugement suprême, ils se regardèrent une dernière fois, et comprirent. Y avait-il un gagnant ? Un dominé, un dominant ? Là, face à l'immensité des routes non tracées, face à l'itinéraire des rencontres, au bout de la route, là, face à face, la sentence est irrévocable.

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