AUBADE au MANOIR
Catherine Pessin
1961 - en Pays d'Auge Au Manoir des Octaves à Chaumes-les-Ormes
Samedi 2 Décembre 1961
L'aile droite du manoir – dans le petit salon d'André, Stella et Marie-Sol Mineur
Après avoir traversé le grand hall des Octaves, Stella Mineur déroule les deux tours de son écharpe angora et tire soigneusement sur ses gants avant de les retourner l'un dans l'autre et de les enfouir dans la poche de son manteau. La brise glacée de Décembre a rosi ses joues. Dans le salon d'hiver, l'épais tapis de laine assourdit le moindre bruit et, par conséquent, les pas légers de cette femme menue. Stella ne se dévêt pas tout de suite. Comme chaque soir, elle donne une caresse furtive à l'étui de bois blond posé sur la console et va s'assoir dans le fauteuil club qui trône dans un coin du salon vert amande. D'un coup de pied habile, elle déchausse ses bottines qui retombent en sourdine sur le tapis et resserre son manteau sur elle. Dans cette grande demeure, la température est toujours à son minimum vital, donnant ainsi l'impression que chacun doit renforcer son propre corps pour obtenir le confort mérité. Mais, une fois le seuil d'entrée franchi et le choc thermique passé, l'atmosphère est tout à fait agréable.
Il est 18h, l'heure où tout est suspendu pour un moment libre, intemporel. L'heure où chacun se retrouve seul avant de réinventer les liens familiaux. La porte du bureau attenant s'ouvre doucement. Un gros chat blanc s'avance vers Stella et vient se frotter à ses jambes en ronronnant. D'un petit frappement léger de la main sur sa jambe gauche, Stella invite le chat, que l'on nomme Grieg, à s'installer sur ses genoux. Elle reste immobile, la main droite opérant un mouvement lent et répétitif de caresses sur le dos blanc du chat. Le tictac de la pendule respire avec elle. Elle ferme les yeux. André, son mari, travaille encore dans le bureau à côté et ne l'a pas entendue entrer. Il ne l'entend pas souvent rentrer d'ailleurs, et pour cause, il est tellement absorbé par ses compositions et l'écriture de ses partitions qu'il se soucie peu des bruits extérieurs. Stella et André se sont rencontrés sur un accord de Fa majeur, dans le grand salon feutré de Josépha, la mère d'André, alors que se donnait en privé une chaconne de Bach. Il faut savoir que, dès les années 1920, Josepha et Orlando avaient pour habitude de donner des concerts baroques dans son salon de musique, réunissant les plus prestigieux interprètes de la saison. A cette époque, Josepha était une violoniste renommée et participait avec ferveur aux plus intimes des concerts, pourvu qu'ils se déroulassent dans ses salons de charme. Orlando était un pianiste et claveciniste reconnu et, entre ses concerts et autres formations privées- il avait étudié le clavecin à la Scola Cantorum avec Wanda Landowska, ce qui lui valut le surnom de « maître » - il s'adonnait à l'accordage de tous les pianos de Normandie. Il faut savoir que Josepha et Orlando s'étaient rencontrés lors d'un concert pour les soldats en 1916 à la salle Gaveau et avaient en commun un goût pour la musique partagée. La famille Mineur, très appréciée dans la région, avait œuvré avec passion pour une culture musicale élargie, faisant découvrir les plus grands compositeurs à tous les paysans des environs. Tous les trimestres, Orlando et Josepha réunissaient, dans le grand salon des Octaves, les habitants de Chaume-les-Ormes pour de festives soirées musicales ; les uns apportaient du cidre, d'autres du calvados et des fromages. Les verres tintaient joyeusement à l'issue des concerts. Ce fut lors d'un concert sous la gloriette du parc qu'André fit la connaissance de Stella. Lui était alors un brillant violoncelliste. Ses parents et grands-parents maternels avaient marqué au fer rouge le sceau musical dans l'ADN de chaque enfant Mineur. André ne put se soustraire à cette marque de famille. Il en était ostensiblement fier. Quant à Stella, elle excellait en virtuose de l'alto. Ils avaient alors tous deux vingt-cinq ans et, malgré dix ans de formation musicale dans le même conservatoire à Caen, ils ne s'étaient jamais réellement rencontrés, à peine croisés dans les couloirs austères du grand bâtiment. Ce jour de mai 1947, jouant ensemble pour la première fois, ils comprirent qu'un accord majeur venait de résonner entre eux. Ils constituèrent très rapidement un quatuor avec deux autres membres de la famille Mineur. Un an plus tard, leur mariage fut une ode à la Renaissance Italienne, rassemblant tous les meilleurs musiciens du moment, de France, d'Italie et d'ailleurs. Leur vie commune n'était alors qu'harmonie et joyeuse complicité…… mais leurs tempéraments si affirmés furent précocement animés de contre-points, et leur relation amoureuse prit peu à peu des allures de staccato. Il faut dire que Stella avait un caractère capricieux. Dès l'âge de dix ans, elle avait été contrariée par ses parents qui lui avaient imposé l'étude du violon alto, après trois ans de violon soprano, alors qu'elle ne pensait qu'à la viole d'amour, instrument envoûtant qu'elle avait découvert lors de son huitième anniversaire. Elle avait souvent rêvé d'en jouer lorsqu'elle serait plus grande mais s'était finalement résignée à apprendre l'alto, ce violon imposant qu'elle trouvait trop masculin. Elle se souviendrait longtemps de ce poids qui la faisait souffrir des heures durant, lors de ses gammes, cet instrument inadapté à son corps gracile. Malgré cela, l'instrument l'avait domptée, à force de pizzicati persistants. Désormais, c'était de lui dont elle ne saurait se passer, n'en déplaise à son mari ! C'est à cette première rencontre que Stella songe, détendue dans le fauteuil, les yeux perdus dans la fourrure soyeuse de Grieg. Elle attend la répétition quotidienne qui précède le diner, à 19 heures pétantes. Mais ce samedi soir, comme tous les samedis soirs, c'est toute la famille qui est conviée au mini récital, pour découvrir l'œuvre qu'André compose pour le réveillon de fin d'année.
Cette soirée s'annonce comme les précédentes, bien mesurée et sans fausse note. Le chat, les yeux mi-clos de plaisir, n'en finit pas de ronronner et de monter indécemment sa croupe à chaque caresse de sa maitresse. Le regard dans le vague, Stella semble transportée ailleurs, n'affichant aucun signe d'émotion, ni d'attente particulière. Elle se laisse porter par le silence de la demeure confortable. Elle sait son époux à côté, dans le petit bureau d'étude, mais il ne faut le déranger sous aucun prétexte. Le rituel veut que ce soit à lui de déclencher la rencontre, une fois son activité de compositeur terminée. Chaque soir, il lui présente une portée gribouillée de notes anarchiques qu'ils doivent tester au son de leurs instruments. Parfois, les accords se font tendres, d'autres soirs, les grincements dépassent les cordes. Il leur suffit alors de s'en prendre au diapason pour se remettre l'unisson.
Pourtant, ce soir-là, d'étranges bruits répétés de font entendre à l'étage avec une insistance inhabituelle. Ce doit être Orlando qui bricole encore! pense Stella qui ne s'en émeut pas davantage. Elle supporte les activités excentriques de son beau-père et, sans s'émouvoir davantage de ces percussions domestiques, s'enfonce de plus belle dans le fauteuil, bien décidée à se couper un instant de ce microcosme familial.
Soudain, un effroyable bruit de fer et de verre retentit violemment dans le grand hall, faisant trembler les tableaux aux murs. Grieg s'échappe des genoux de Stella qui sursaute. Aussitôt, André surgit dans le salon, le visage décomposé de frayeur. Un questionnement conjoint peut se lire dans les yeux des époux. Sans un mot, ils comprennent qu'il vient de se passer quelque chose d'inhabituel et, de plus, assez étrange. Le choc de l'explosion vient de les réunir subitement sans aucun signe préalable. Stella resserre la ceinture de son manteau, réalisant qu'elle va devoir ressortir d'urgence. Que s'est-il passé? Qui est là, d'où vient ce vacarme ? En une fraction de secondes, mille questions lui traversent l'esprit. De son côté, André hésite avant de faire deux pas en direction du hall, mais il stoppe son avancée, tant la stupéfaction est forte. Une bouffée d'angoisse monte en lui et il est incapable de sortir un mot. C'est Stella qui réagit la première.
« Que se passe-t-il ? Tu as entendu ? C'était comme une explosion ! »
André lui prend le bras et met son autre main sur la bouche de Stella, l'empêchant de s'affoler davantage. Ils sont là, figés dans ce salon feutré, à nouveau inondé de silence mais cette fois-ci d'un silence glacé. Il chuchote à l'oreille de sa femme « Je crois qu'il y a quelqu'un, ne bouge pas. Je vais voir …» et se dégage de Stella pour avancer timidement en direction du grand hall. La porte entrouverte fait un petit bruit comme si un courant d'air venait faire respirer l'atmosphère tendue. André ouvre le battant d'un geste vif, bravant ses craintes inutiles. Devant lui, un amas de verre et de métal inonde le sol marbré. Il lève la tête et découvre une énorme fissure juste au-dessus. Le grand lustre aux pendants de verre vient de se fracasser, laissant une déchirure au plafond d'où pendent des débris de plâtre. Ce spectacle le laisse pantois, bouche bée et yeux écarquillés. Stella s'est approchée de lui et constate elle aussi les dégâts. Ils n'ont pas le temps de s'interroger lorsqu'un déferlement de pas se fait entendre. Marie-Sol, leur fille, dégringole l'escalier et stoppe net sur la dernière marche. Tous les trois sont statufiés en une pause suspendue. Seuls les regards vivent cet intense moment de panique, passant du sol au plafond. Les cœurs scandent une pulsation maximum.
« Qu'est-ce qui se passe, maman? hurle Marie-Sol.» Tremblants de stupeur, André et Stella l'attrapent de justesse, vacillant au-dessus des éclats de verre. La fille se colle à sa mère, toutes deux incapables de paroles. « J'appelle tout de suite la police » dit André en guise de réponse rassurante et il se dirige instantanément vers le guéridon du petit salon où se trouve le téléphone.
Au moment où la mère et la fille se desserrent de leur étreinte, un cri se fait entendre de l'étage et les fait se resserrer de plus belle. Elles reconnaissent aussitôt la voix d'Orlando.
« Sacrebleu ! À l'aide ! »
André revient dans le hall et escalade à grandes enjambées l'escalier de marbre qui mène au couloir d'étage. Les femmes entendent sa voix hurler :
« Pa, j'arrive, ne bouge pas ! »
Grieg a suivi son maitre dans sa course et miaule à gueule déployée, une patte blessée par un morceau de verre. Des touches rosées s'égrènent en dégradé sur les marches.
« Mais qu'est-ce que tu fais là ? » questionne André, ahuri de voir son père dans une position si inconfortable.
Orlando, livide, est assis au pied du petit secrétaire, et tend la main à André pour qu'il l'aide à se relever. Une multitude d'outils jonche le parquet en piteux état : des clés de toutes sortes, des marteaux d'accordage et des bandes de feutre.
« Je venais simplement ajuster une latte qui était tordue, j'ai repéré ça l'autre soir … ce n'est pas de ma faute ! C'était quoi ce grand bruit ? »
André pousse un soupir qui devient pause à force de durer. En bas, les femmes essayent de comprendre ce qui se passe au-dessus d'elles. Elles n'osent se détacher l'une de l'autre, la fille s'accrochant au manteau moelleux de la mère, refuge inébranlable.
« Ça va, là-haut ? » ose Stella d'un fragile tremolo.
«Oui, c'est Orlando qui est tombé mais ça va! On descend.» Grieg fait son apparition au bas de l'escalier et d'un bond, se retrouve dans les bras de Marie-Sol.
« Comment va Orlando ? lui demanda-t-elle ».
Elle n'a pas le temps de chercher une quelconque réponse du côté du félin que les deux hommes arrivent sur la dernière marche.
« Voilà les dégâts ! dit André, tenant son père par le bras. Tu aurais pu nous tuer, ou tuer le chat… Tu as du frapper comme une bête pour faire décrocher le lustre ? Du beau travail ! Et maintenant, que comptes-tu faire ? Réparer ça tout seul ? »
Orlando passe en revue tous les regards tournés vers lui et, d'un demi-soupir, enchaine legato, avec sa flemme caractéristique :
« Je ne connais pas ma force ! Quel éclat ! Ça vaut un oratorio, on ne va tout de même pas en faire un requiem ! »
Stella, stupéfaite d'entendre de telles inepties, se dégage de sa fille, retire énergiquement son manteau qu'elle jette sur la petite banquette de velours rouge et retourne dans le petit salon sur la pointe des pieds, se méfiant du moindre éclat de verre au sol.
« Non, mais je rêve !! » lance-t-elle d'une trille tonitruante.
Dans la famille Mineur, il ne se produit que très rarement des dissonances et ce fâcheux incident a éprouvé Stella bien plus que les autres. Issue d'une famille italienne au tempérament fougueux, Stella a hérité du caractère impétueux de son père, Antonio Lucarno, qui, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, a longtemps haussé la voix pour se faire entendre de ses cinq enfants. Quant à André, il sait maitriser une réaction plus détachée, comme celle de celui qui en a vu d'autres. Lorsqu'il était enfant, ses parents lui passaient la moindre incartade en sourdine. Rien n'était plus grave qu'un concert raté ou un instrument désaccordé. Les désagréments domestiques ou matériels n'égratignaient que très rarement la corde sensible d'Orlando. Le lustre pulvérisé serait vite remplacé et l'affaire oubliée. Subitement, la grande porte d'entrée s'ouvre. Une bourrasque de feuilles mortes s'engouffre dans le hall et envahit le sol, mêlant verre et feuilles dans un désordre baroque. L'arrivée impromptue de Rémi, suivi de Nancy et de Fadièse leur fille, met fin à ce final fracassant. « Ça fait dix minutes que je sonne, tout le monde est sourd dans cette maison ! » lance Rémi sans percevoir le moindre dégât ni son père effondré sur la première marche de l'escalier. En une triade parfaite, Orlando, André et Marie-Sol hurlent « Attention ! » en stoppant d'une main ferme l'arrivée des trois personnes.
« Un bémol, s'il vous plait, réplique Rémi. Que se passe-t-il, ici ?»
Orlando lève la tête vers le trou et hausse les épaules, d'un air légèrement altéré.
« J'ai bricolé un peu trop fortissimo ! Il n'y a pas mort d'homme ! Allez donc chercher pelles et balais. Le concert n'attend pas, on risque d'être en retard avec tout ça ! »
Les deux frères se regardent, les yeux ébahis, sans voix et se dirigent vers la cuisine, à l'opposé du salon. Les deux cousines pouffent de rire et les suivent. Nancy, restée seule avec Orlando, vient s'assoir sur l'escalier.
« Vous êtes sûr que vous allez bien ? Et où est Stella ? - J'aurais pu faire une syncope, c'est sûr ! répond Orlando. Mais ça va… Stella ? Elle doit être dans son fauteuil, je suppose. Va plutôt la voir. »
Nancy, de son flegme britannique manifeste, ne se fait pas prier et laisse Orlando à ses humeurs. L'horloge accordine est sur le point d'offrir son timbre de 19h, lorsque Nancy pénètre dans le salon vert. Stella a repris sa place dans le club et ferme les yeux. Elle n'entend pas Nancy s'approcher d'elle. C'est Grieg qui accueille la belle-sœur d'un passage velouté entre ses jambes. Sept coups résonnent enfin d'une cadence parfaite. C'est l'heure de l'aubade journalière. Après avoir laissé balais et autres instruments muets au placard, les deux frères apparaissent dans le salon, le sourire aux lèvres. André porte pompeusement son violoncelle de la main gauche, ses feuillets de musique dans la main droite.
« Nous voilà ! annoncent André et Rémi d'une même tonique. »
Rémi prend place sur le canapé en compagnie de sa femme. « Alors, Stella, ton alto ? Il dort encore ! ironise André se postant devant le fauteuil de sa femme. Tu n'es pas prête ? Ce n'est pas cette histoire de lustre qui va nous ébranler. J'ai une bagatelle en ré mineur. Ça tombe bien, n'est-ce pas Rémi ? »
La chaise et le pupitre sont à leur place comme toujours, immuables compagnons de musique. André pose prestement ses feuillets griffonnés puis s'assied confortablement, son violoncelle reluisant entre les jambes. Au moment où il commence à accorder son violoncelle, Josepha surgit de l'arrière salon, furieuse et rouge comme son châle de soie.
« Orlando ! Orlando ! rugit-elle. Il n'est pas avec vous ? Les petites m'ont dit qu'il avait fait du dégât dans le hall.»
Le mi du violoncelle d'André dérape en un glissando hurleur.
« Non ! Il est remonté, honteux de son forfait. Maman… reste ici, ce n'est pas la peine d'aller dans le hall, il n'y a plus rien à voir !»
Josepha s'installe près de Rémi sans discuter. Se tournant vers Stella avec un sourire entendu, André lance :
« S'il te plait, Stella, donne-moi ton la ! »
Stella se lève sans vitalité, bousculant sa dépression chromatique. D'un geste indolent, elle ouvre l'étui de son alto posé sur la console, soulève la petite couverture de velours vieil or sous laquelle est endormi l'instrument puis, délicatement, extrait son trésor à la vue de tous. Elle vient se placer à côté d'André. Le coude relevé, et l'archet en suspension, le musicien guette le premier hennissement qui jaillira du crin de Stella. La colophane donne les premiers crissements puis la corde résonne enfin dans tout le salon. « Merci ! dit André, en ajustant sa note.» Grieg s'est installé sur les genoux de Josepha. Tous deux, les yeux clos, semblent prêts à l'audition journalière. L'archet d'André commande le silence, suspendant tout souffle de vie pour une écoute absolue. « Voici le deuxième mouvement du final de la sonate Extravagante N° 3, annonce André. » Le regard complice du couple donne le ton. D'un haussement de sourcils et d'un léger hochement de tête, André ouvre le récital. Les premières notes du violoncelle emplissent immédiatement l'espace d'une sérénité veloutée et envoutante. A la cinquième mesure, l'alto entre à son tour, offrant une dimension céleste. A la mesure 16, les notes se mettent à caracoler, tour à tour rapides ou modérées. Le rythme prend des allures de chevauchée. La puissance des cordes résonnent avec hardiesse. André suit de près le jeu serré de Stella, très concentrée sur un déchiffrage qui ne laisse rien passer des nuances et des altérations. Les archets s'agitent d'un même mouvement, feignant de se heurter. Le violoncelle tangue largo et reprend vivace en croches sauvages. Les envolées de l'alto donnent le vertige. Puis la profondeur du violoncelle attise en puissance les staccatti dans une octave impénétrable. L'alto hoquète, souffle, rugit et se pâme à nouveau, pris dans les griffes de son partenaire. Les appogiatures frétillent sous les doigts de Stella, puis font place à des ritenuti lascifs, apaisant la montée vers la cime des octaves. Le duel est à son apogée de sensualité. Surprenante mélodie qui fait penser effectivement à la Stravaganza de Vivaldi. Nous sommes en plein XVIIème ! Les compositions d'André étonnent toujours par leur inspiration éclatante. Aucune fausse note. L'interprétation des deux musiciens produit une véritable allégresse. L'auditoire est à son comble. La musique efface une fois encore le quotidien banal et matériel, et par conséquent, le stupide événement qui a précédé dans le hall. Plus rien ne compte alors pour la famille Mineur, au comble de l'extase, totalement vouée à l'art musical. Une symbiose parfaite qui laisse penser à une âme unique. C'est ce qui fait l'exceptionnelle unité de la famille Mineur. Les dernières mesures éclatent en un final triomphant. Applaudissements soutenus. Comme à son habitude, Orlando rejoint le groupe à la fin du concert, se dégageant du chambranle de la grande porte. S'installer un peu à l'écart lui permet de saisir davantage les couleurs et les sons. Caprice respecté par tous !
« Bravo ! Voilà qui est digne d'un bon maitre de musique ! Pour ma part, j'aurais plutôt mis une tierce majeure sur la 8, cela aurait peut-être annoncé la progression … mais je me trompe peut-être ? ou alors adoucir les douze suivantes pour en faire une esquisse d'adagio … Non ? »
Josepha se lève et rejoint Orlando pour l'attraper par le bras :
« Ne serais-tu pas plutôt en train de nous faire un capriccioso ?
- Pensez-vous ! C'est juste un sentiment de compositeur. Mais cette « Extravagante » était bien menée. Merci André et merci à toi Stella. Quel talent vous avez tous les deux!
- Je pense que le tout sera prêt pour le réveillon ! ajoute André. Nous répéterons les deux premiers mouvements la semaine prochaine et d'ici là, j'aurais revu les portées. Josepha, je te fais passer les partitions demain matin. Papa, tu seras prêt pour ton intervention ? Le clavecin n'arrive qu'à l'adagietto, tu as encore le temps de le travailler. »
Rémi se lève à son tour, un peu triste de ne pas faire partie du quatuor. Son choix de jouer du jazz le prive d'un jeu en famille.
« Si vous voulez, avant le quatuor, je peux jouer un petit riff binaire à la contrebasse pour annoncer ta sonate, André. Qu'en pensez-vous ? Bien sûr, je serais dans la tonalité !
- Ce serait parfaitement de mauvais goût, rétorque Orlando - Pourquoi pas ! ajoute Josepha, il faut être moderne ! Ça n'écorchera les oreilles de personne. Au contraire, ce sera une surprise de plus ! C'est bien vu Rémi. Bon ! Si on reparlait de tout ça au diner… mon gratin doit être archi cuit !»
Marie-Sol et Fadièse surgissent dans le salon, un hula-hoop virevoltant autour de la taille.
« Alors, c'est fini, les artistes ! On peut aller manger ?» lance Marie-Sol en se déhanchant avec frénésie.
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Dimanche 31 Décembre1961
L'aile gauche du Manoir, dans le grand salon de Josepha et d'Orlando.
Il est 19 heures. Dans le hall d'entrée qui mène sur la gauche au grand Salon Majeur, un nouveau lustre de breloques scintille de tous ses feux.
Au centre du salon, les chaises en velours rouge sont alignées. Un grand sapin termine l'année à côté d'un long buffet garni ; ils seront inévitablement dénudés, dans un délai plus ou moins proche que le temps des fêtes impose. Dehors, le froid s'est intensifié depuis une semaine. Il y a de la buée sur les vitres.
Les premiers invités arrivent emmitouflées et se placent librement, après avoir salué Josépha. Une estrade a été montée pour l'occasion, donnant une allure de vrai salon de musique. Trois chaises et leurs pupitres sur la droite. Le clavecin d'Orlando trône sur la gauche, béant sous le chandelier, et la contrebasse est couchée au-devant de la scène. Les amis se pressent autour du buffet. Les toasts à l'anglaise et les petites bouchées feuilletées disparaissent à une vitesse étonnante. Grieg le chat sait profiter des maladresses des convives et se réfugie sous la nappe, le temps d'une dégustation friponne. Producteurs et récoltants se retrouvent comme chaque réveillon dans la belle demeure des Mineur. Leurs productions sont largement étalées sur la table et chacun peut savourer ce qu'il lui plait en grande quantité. Livarot, Pont l'Evêque et pavés d'Auge attendent fièrement sous les cloches de verre, n'osant dévoiler si tôt leur effluve puissante. Douillons et paillardises ne font pas tant de chichi et s'exposent, tout sucre dévoilé, aux gourmands qui les convoitent. Sur une table ronde, cidres et calvados se côtoient pour le plaisir des invités.
Mais l'heure est au champagne et Josépha lève sa coupe en annonçant le début des festivités :
« Que la fête soit belle !»
Cette année, le newlook s'affiche à Chaumes-les-Ormes. Un brin de fantaisie ne déplait pas à Stella, qui pour l'occasion, s'est fait faire une robe style Jacky Kennedy avec petit bibi rouge, posé en arrière de la tête. Josépha, très chic aussi, arbore une robe de satin turquoise qui rappelle le bleu de ses yeux. Quant à Nancy, résolument plus rock, c'est en jean moulant qu'elle circule parmi les invités, une coupe de champagne à la main. Les hommes du manoir ne sont pas en reste. Orlando a sorti son vieux frac et un nœud papillon vert, faisant un peu honte à ses fils, plus classiques en gilet de velours tweed. Mais ce soir-là, tout est permis ! Rémi se dirige le premier vers l'estrade, sentant le moment propice à quelques notes de musique. D'une main habile, il redresse sa contrebasse, la fait tourner en guise de salutation et entame une ballade tranquille, à peine audible dans le brouhaha de la salle. Seuls quelques-uns de ses amis, devant la scène, marquent le tempo en frappant du pied. Un morceau, puis un deuxième et le rythme devient plus swing, sous les doigts et le frappé de la main de Rémi. Le corps de la contrebasse tangue autant que les couples devant la scène. Rémi est rejoint sur la petite scène par ses deux amis trompettiste et guitariste. Le trio varie les genres, au grand bonheur des danseurs. L'ambiance est assurée par un duo zazou qui ose un lindy-hop enlevé. Josépha, tout sourire, se trémousse doucement au rythme du jazz et, dans un vibrato subtil, ose un scat tout à fait surprenant. Elle est très applaudie. D'autres danseurs se pressent illico sur la piste improvisée Il est alors bientôt 22 heures. Le buffet se dégarnit doucement, mais les verres sont encore pleins. La soirée s'étire gaiement, alternant orchestre, blagues normandes et danses de salon au son de l'électrophone. Josépha et Stella se sont retirées discrètement depuis un moment à l'étage, laissant les invités dans l'impatience de les retrouver encore plus rayonnantes. La surprise de la soirée est sur le point de se dévoiler. Vient alors le moment tant attendu. Orlando monte sur l'estrade, redressant son nœud-papillon et annonce, très grand seigneur : « Mes amis, je vous invite à prendre place pour l'aubade du siècle ! Le Quatuor du Manoir a le plaisir de jouer pour vous ce soir, la Sonate Extravagante composée par André Mineur. » Les applaudissements et les cris de joie donnent le ton à ce qui s'apprête à venir. Dans un joyeux brouhaha, les quatre musiciens prennent place avec leurs instruments face à une assemblée plus qu'excitée. André prend d'emblée la direction de l'affaire. D'un coup d'archet net et impétueux, il demande le silence qui ne se fait pas prier. Debout, à côté du quatuor, à peine en retrait, Rémi attend le signal de son frère pour introduire le concert. Regards complices, prêts pour l'ouverture, c'est le haussement de sourcils suivi du léger hochement de tête d'André qui donnent le signal de départ. Rémi, le pied droit battant la mesure, entame une série de notes répétées sur huit mesures qui installent le riff. A la neuvième, André fait glisser son archet. Le violoncelle se cabre et invite l'alto dans sa cadence. Stella enchaine les deux mesures suivantes en solo, puis entrent successivement le violon de Josépha, soutenu par l'égrenage élégant du clavecin d'Orlando. D'appels évocateurs en réponses accordées, les cinq instruments du quatuor développent une sortent de swing baroque, laissant le tempo imposé par Rémi suivre la voie d'une improbable sonate. Les pizzicati se mêlent aux chorus improvisés par Rémi. Un glissando de l'alto risque un étirement sur quatre riffs, appelant les staccati rageurs du violoncelle. La montée chromatique du violon prend appui sur les notes du clavecin, passant par des intervalles insouciants. Les quatre s'interpellent en harmonies mixtes, risquant des dissonances irréversibles. Stella et Josépha tiennent bon l'archet, ne laissant paraitre aucun signe de panique. Orlando et André, imperturbables, continuent sur leur lancée. Mais Rémi, pris à son propre piège, ne parvient pas à arrêter le riff pour sortir de la cadence et laisser agir la sonate par ses propres notes. Au contraire, mené par l'enchaînement des mesures, il doit maintenant se résoudre à suivre son tempo afin de soutenir l'ensemble du quatuor jusqu'au bout de la sonate. Soudain, un point d'orgue, noté à la mesure 124, permet alors à Orlando de se lancer dans une improvisation. Le ton est donné. Les touches du clavecin prennent un timbre inhabituel, proches du marimba. Les doigts d'Orlando attaquent en syncope des accords de 9ème. Le corps lourd du maitre s'agite avec aisance au-dessus de son siège. La légèreté a repris ses droits, ce qui ne lui déplait pas. Il est aidé par les riffs qui se font plus nets, plus francs, plus intenses, ne laissant plus à la partition le pouvoir de la musique écrite. Les regards s'affolent un bref moment puis, dans une osmose apaisante, chaque instrument reprend les strictes notes du riff et s'appuie sur le tempo. En quatre mesures, les cinq instruments jouent à l'unisson la base donnée par Rémi. Harmonie totale ! Le battement du tempo impose une respiration unique aux cinq musiciens. Le quintet tourne maintenant en boucle le leitmotiv initial, oubliant totalement le jeu complexe et magnifique de la Sonate Extravagante. Tous suivent scrupuleusement le motif répétitif, puis, à tour de rôle, chacun s'en échappe pour oser une improvisation libératrice. La pulsation commune des quatre autres instruments permet des éclatements inattendus. Seul le violoncelle se tient au plus près des notes écrites, craignant perdre l'essence initiale que donne la profondeur de ses cordes. Est-ce l'intervention inopinée de Grieg sur le clavecin qui vient bouleverser le cours de cette aubade originale ? Toujours est-il que, par un effet inexpliqué, la sonate reprend par magie et, dans un retournement d'accords, le final éblouissant écrit par André conclut ce concert déconcertant à la plus grande joie de tous.
Le salut final vaut bien que l'on se souvienne éternellement de cette famille tout à fait baroque. Sous les applaudissements, l'orchestre en rang diatonique, salue les convives.
« Merci à Orlando Mineur, André Mineur, Rémi Mineur, Josépha Mineur, et Stella Mineur ! entonne le trompettiste.»
« Mais la gamme n'est pas complète ! crie du fond de la salle un mélomane averti. »
Les deux cousines surgissent du grand hall, lâchant les hula-hoop pour le salut annuel. Nancy se détache du buffet, un verre de calvados à la main. Toutes trois viennent se glisser à la bonne place dans la gamme Mineur.
« Sans oublier le soutien espiègle des petites Marie-Sol Mineur, et Fadièse Mineur … et de la délicieuse Nancy Mineur ! reprend le trompettiste essoufflé. »
*
Épilogue
De longues années plus tard, à Charmes-les-Ormes, on se souvient encore qu'à l'aube du premier matin de 1962, dans les alentours du Manoir des Octaves, tout le village a cherché Grieg, le chat blanc, si difficile à repérer dans la blancheur de la neige.
Trois jours après, le fromager de la ferme du Haut-Bémol a retrouvé le chat dans son baquet, buvant à grandes lapées le lait frais tiré. Mais, ce que l'on sait moins, c'est que Grieg a pris la fuite à la fin de l'aubade, par crainte que personne ne le salue.
Depuis cette histoire de fugue, jamais un concert ne se termine dans les salons du manoir des Octaves sans le salut de la famille au complet. Grieg, le chat Mineur, a trouvé sa place, ronronnant fièrement entre Josépha et Fadièse.
C'est pourtant bien lui qui a écrit, cent ans auparavant, la Fugue en Fa mineur !