"AUCUN ÊTRE HUMAIN TU N'AIMERAS
Gérard Dargenson
Alghier se dépêchait, les panneaux annonçaient le départ pour vingt heures quarante-six. Un contrôleur qui attendait en bout de ligne lui indiqua sa place, voiture numéro vingt, quai numéro huit, voie quatre. Le Transsibérien démarra et prit immédiatement de la vitesse. On filait comme le vent, à peine le temps d'apercevoir la banlieue de Moscou. Le Train accélérait toujours, il prenait constamment de la vitesse. Il traversa les plaines russes comme une flèche, s'enfila dans les forêts de l'Oural, puis dans les steppes et longea les montagnes en quelques minutes. Passé le lac Baïkal, alors que le paysage défilait de plus en plus rapidement, ce qu'au demeurant il avait fait jusqu'alors et cela jusqu'à être impossible à distinguer, ce paysage se figea exactement sur le fleuve Amour.
Pourtant la machine poursuivait sa course folle ; des rideaux rouges s'abaissèrent masquant le ciel et le train fila dans l'obscurité à une vitesse qui défiait le temps. Il n'y eut plus de jour, il n'y eut plus de nuit et les pendules s'arrêtèrent.
⁂
Alghier décide de se rendre au bar et traverse les wagons de première classe uniformément occupés par des hommes en costume cravate, tous en train de pianoter sur le clavier de leur micro portable. L'espace entre les wagons est occupé par d'autres hommes également en costume sombre, un téléphone rivé à l'oreille, parlant à voix haute avec forces mimiques. Dans le bar, d'autres hommes sont installés, teints pâles, vêtements noir et regards soupçonneux, probablement des gens de l'Ordre ou des comités d'éthique. Au milieu du wagon, une patrouille de filles donne le frisson : elles sont toutes identiques, telles des marionnettes.
« Ghost in the shell ! » pensa Alghier. Le train hurle dans la nuit comme s'il était tracté par les locomotives à vapeur de jadis et fonce dans des tempêtes de neiges éternelles. Peut-être traverse-t-on déjà la Sibérie à la poursuite du train de guerre de Corto Maltese ? Immobile derrière le comptoir, la barmaid attend les commandes et regarde Alghier sans le voir. Soudain le contrôleur entre et s'approche :
« Vous allez vers quelle parallaxe monsieur ?
— À Vladivostok ou en 2084, je ne sais pas au juste, au bout du temps si ce n'est du monde.
— Pourquoi fuyez-vous entre l'espace-temps ?
— Pour oublier une femme, évidemment. Le contrôleur montre toutes les jeunes femmes présentes d'un geste solennel et la barmaid d'un coup de menton :
— Prenez garde, ce sont des androïdes à émotions décalées, vous savez, celles crées par Wong Kar Wai en « 2046 ». Il ne faut surtout pas en tomber amoureux : Elles ne sont pas tout à fait au point encore. Depuis la révolution féministe, c'est la fin des déesses bien sûr. Que cherchez-vous au bout de votre voyage Monsieur ?
— Je cherche une femme qui prononcera mon prénom aussi tendrement que ma propre mère.
— Ce que vous cherchez c'est ce que veulent tous les hommes. Mais peu trouvent ce bonheur suprême car ils ne se rendent pas compte qu'ils l'ont déjà rencontré. Je vous souhaite de réussir, mais êtes-vous sincère ?
— Bien sûr, bien sûr. Bonsoir, monsieur le contrôleur philosophe. Ce dernier sort son électro composteur :
— Votre billet est officiel, nickel ! Bonsoir monsieur.
Sur ces mots, le contrôleur, reprend sa tournée d'un pas dégingandé, déformation professionnelle due au tangage du train sans doute. Les passagers l'appellent « Nickel chrome ». Il est un peu polyglotte et quand il repère des voyageurs français il conclut le compostage des billets d'un « nickel ! » jovial après avoir constaté qu'ils sont dûment règlementaires. Dans les grands moments d'exaltation de conformité bureaucratique, son expression métallifère va jusqu'à s'amplifier en un « nickel chrome ! » parfaitement réjoui.
La barmaid pétrifiée derrière le comptoir est de rêve puisque sa peau de gynoïde est bien sûr parfaitement lisse et sans aucun défaut. Alghier commande un alcool comme dans les romans policiers. La créature au sourire figé s'anime sans se presser et remplit le verre. Son regard d'une immuable douceur étonnée semble ne jamais le voir. À ce moment, la porte du wagon s'ouvre et une exquise jeune femme, genre Lolita de Mars fait son apparition. Elle semble être en retard, elle traverse le wagon d'un pas rapide sans regarder personne et prend la pose pour attendre. Ses terribles yeux pers, car elle est Slave, se réduisent à l'état de deux fentes bleu acier et fixent intensément le miroir qui se trouve en face d'elle, au risque insensé de le faire fondre. Tout à coup cela arrive et son reflet se liquéfie dans une lente coulée couleur de lac qui se répand sur le zinc. Naturellement, Alghier s'approche de Nikita pour l'embrasser, mais elle se serre contre lui, chuchotant à son oreille son prénom : « Edgar, Edgar, Edgar, Edgar… » Comme dans un rêve !
Au fond du wagon, un écriteau orne la porte, sur lequel est écrit : “salle des jeux, e molto pericoloso sporgersi”, aussi en russe et en plusieurs langues. Alghier passe de l'autre côté de la porte.
Edgar s' est fait prendre ! Ce transsibérien qui fonce dans la blanche et glaciale Russie me fait froid dans le dos. Et ces rideaux qui obstruent le ciel, ces hommes en noir, ces femmes qui n'en sont pas ! Très réussi !
· Il y a presque 9 ans ·Lorsque vous avez parlé du fleuve "Amour" je m'y suis vue car j'ai lu, il y a quelques mois, un livre qui racontait l'histoire des derniers tigres dans cet univers impitoyable pour l'homme. Ces hommes qui le suivait à la trace. Mais le tigre est imprévisible, vous ne le voyez pas, et quand vous l'apercevez il est déjà trop tard pour vous !
Louve
Merci! La suite bientôt
· Il y a presque 9 ans ·Gérard Dargenson
J'ai bien pensé que vous ne vous arrêteriez pas là !
· Il y a presque 9 ans ·Louve