Autoportrait
nyckie-alause
Ma fonction n'est pas photographe. Je m'appelle Daniel. Mon appareil le plus récent est un Nikon D7000. Un objectif 18-105. Ce n'est qu'une passion. Bien sûr quand on me le demande je peux réaliser des clichés de l'enfant qui vient de naître, des jeunes mariés « Daniel, bien entendu tu es invité mais si tu pouvais faire quelques photos, rien que pour nous… ». Je ne refuse que rarement bonne chère et compagnie. J'y glane toujours quelques images. Et quelques connivences dont certaines sont un tremplin vers d'autres sauteries.
Michèle, m'invitant au mariage de sa fille cadette, pour les mêmes raisons que je viens d'exposer, me dit en me prenant la main pour sceller notre accord « Daniel, tu es le photographe le plus gourmand et opportuniste que je connaisse ». Elle a plus caressé que serré la main que je laissais négligemment à sa portée. L'affaire fut ainsi considérée comme conclue et je passerai sous silence ce qui suivit.
Michèle et François sont les parents et je les ai longtemps fréquentés en couple avec enfant. La petite s'appelle Ariel. Je la connais depuis son plus jeune âge et je dois t'avouer que j'ai longtemps cru qu'il s'agissait d'un petit garçon, puis d'un adolescent efféminé. Michèle m'a annoncé son futur mariage. François, non, je ne le vois plus. Il a déménagé. Oui, il sera présent, c'est quand même sa fille.
J'aurai dû m'intéresser aux oiseaux. Rien qu'en ville de ma fenêtre j'en vois des tas, tous différents, prêts à fondre sur une proie, un ennemi ou quelque miette. Mon matériel me permettrait des clichés réussis de jour comme de nuit. Ou aux chats, aux chiens, aux rats… Seulement tous ces volatiles, mammifères domestiques ou non ne m'ont jamais convié à de quelconques agapes.
Le mois dernier j'ai assisté aux obsèques de Marcel. C'est un ancien chef de service. Tous les membres du bureau se sont cotisés pour une couronne ornée d'un ruban vantant ses mérites. Sa famille, femme, enfants et associés, affichaient des mines tristes durant la cérémonie. Quelques-uns se sont exprimés en louanges et regrets. Les photos de familles alternaient aux photos de la vie de notre bureau au fil de ses années de services. Non, je ne suis sur aucune, c'est moi qui les ai faites. Je suis l'observateur, le témoin… Les proches sont venus me taper sur l'épaule et me remercier du réalisme de mes clichés, du sérieux de mon témoignage, d'avoir été son ami.…
L'ami de Marcel ? Non je ne l'ai jamais été et quand il a quitté son poste avec les remerciements de la direction je me suis empressé d'occuper son bureau acceptant avec un bel opportunisme les ronds de jambes et félicitations de mes inférieurs dans l'organigramme.
Michèle aurait-elle raison ? Je suis chef de service mais ce poste je le mérite non ? Je garde dans mon tiroir le Nikon et sa batterie de rechange. Il ne faudrait pas que je sois à court d'énergie. La seule différence dans ma routine est que je ne le sors plus à l'heure du déjeuner. J'ai surpris le stagiaire a faire des photos avec sont téléphone portable, un truc avec trois objectif, certainement pas celui fourni par le bureau. Maintenant quand je le croise dans les couloirs ou à la cantine, j'ai toujours avec moi un livre, un journal, un dossier… Je ne sais jamais s'il m'espionne, donc je suis prêt à me rendre invisible. J'ai choisi mon camp, c'est moi qui observe, c'est moi qui choisis, c'est moi qui capture. J'ai l'instinct d'un chasseur.
Avec Michèle nous avons ouvert des albums qui n'avaient plus été consultés depuis au moins quinze ans. Le baptême d'Ariel. Quelques invités pris au hasard dit-elle. Je rétorque « je suis photographe, il ne peut y avoir de hasard ». Je lui montre ce couple, la jeune femme rousse et l'homme sans importance qui lui donne le bras. Lui on a oublié jusqu'à son nom mais elle je me souviens très bien, elle se nomme Annie.
— Tu l'as revue ? me demande-t-elle avec un air faussement choqué.
— Quelques fois, disons heu plusieurs…L'album des vacances en Corse.
— Non, ne l'ouvrons pas aujourd'hui, c'est l'été où François, elle ne termine pas sa phrase. J'aurais dû m'en débarrasser. C'est Ariel qui m'en a empêché car ce sont les dernières photos de ses parents ensemble…
— Donne-le lui pour son mariage, réaménage, faisons un tri. Pour avoir été le photographe et le témoin je peux mettre un nom sur chacun des protagonistes Si on considère ensemble les faits sous un autre angle je peux réarranger l'histoire.
J'ai parfois des regrets. Mes amis me réclament mais ce qu'ils veulent vraiment ce sont des images d'eux-même. Des images positives, des simulacres de jours et de gens heureux. Des anecdotes qu'ils peuvent inventer, des vies recréées pour une occasion ou une autre, des images lisses à transmettre, à laisser à la postérité.
Les gens disent de moi que je suis un vieux garçon parce que je vis seul dans mon petit appartement. J'ai une chambre confortable. Un labo photo à l'ancienne avec cette légère odeur vinaigrée qui flotte derrière la lumière rouge. Un salon un peu désuet d'être sous-occupé. Une cuisine où je mange seul le plus souvent. Un grand placard dont les étagères sont occupées de boîtes numérotées datées. Elles contiennent les photos que je n'ai pas montrées. Ces photos peuplées de personnages qui ne sourient pas, qui se tiennent mal, qui mijotent des actions que je ne veux pas connaître. Que je n'ai pas eu le courage de reconnaître. Une histoire du monde se cache sous les couvercles, une narration que j'aurais du mal à reconditionner. Puis il y a cette boîte rouge qui cache les auto-portrait dans la salle de bain. Moi, moi, et moi… La même pose, l'éclairage identique, le miroir quelques fois brumeux, moi-même.