Aux mages aux indigents
arthurm
« C'est comme ça la vie, y a ceux qui s'en sortent, et puis y a ceux qui boivent, fument,
baisent. Tout le monde boit, fume, baise, du moins ceux qui ont un minimum de respect pour eux, mais il y en a qui boivent, fument, baisent, et ceux qui boivent, fument, baisent pour oublier.
Ceux qui s'en sortent, on s'en fout, ils s'en sortent, c'est très bien pour eux. On achète des
journaux people pour savoir s'ils ont bien déféqué ce matin ou si leur divorce pour adultère va se terminer dans le sang. On tremble d'impatience à l'idée que peut-être, l'ancienne baby-sitter va devenir la nouvelle épouse et on file chez le book-maker pour miser gros sur la durée du mariage.
On oublie de bien des manières, entre deux apéros.
Aujourd'hui, chez les autres, ceux qui s'en sortent pas, on trouve des phénomènes fabuleux, qui sont au bon goût ce que le tunning est au préparateur moteur attitré dans le monde automobile.
L'ikéa de la mode, l'évangile de la superficialité, en un mot comme en cent : apparence. »
Pierre reprend son souffle et regarde autour de lui. Des passants qui passent, un tas de badauds devant lui, n'écoutant pas vraiment, espérant voir les flics débarquer d'un instant à l'autre pour pouvoir dire en rentrant ce soir : « j'y étais. » Debout sur une pile de cartons, de caddies renversés, Pierre adopte la posture des orateurs grecs, il s'y croit, il a bien raison.
« Je m'adresse aux mages, aux indigents, aux bouffeurs de frites et à vous tous, bande de
tarés. L'homme n'est pas fait pour travailler. On prend les français pour des feignants, mais non, si l'on regarde les chiffres, nous sommes le peuple qui possède la meilleure productivité horaire, devant les jaunes eux-mêmes. Alors pourquoi ne pas mettre ça à profit ? Travailler moins pour gagner autant, ça veut dire qu'on gagnerait plus. Passer à des contrats d'embauche de 28 à 32h, avec en revanche un rythme de rendement strict et contrôlé par des machines contrôlées par des humains.
L'homme alors libre de disposer de plus de temps libre profiterait plus de sa vie, se plaindrait moins de son travail et consommerait plus. Mais en vérité je vous le dis, l'homme ne travaillera jamais moins, car le travail mange le temps libre, qui lui, se nourrit de pensées qui nourrissent les envies de rébellion ! »
Pierre crie presque à présent et même les passants commencent à s'arrêter de passer pour
rester à écouter ce fou génial. Un peu pour les flics aussi, qu'on commence à entendre au coin de la rue, mais quand même. Pierre n'a pas d'écume aux lèvres, pas de texte caché dans sa manche, pas de texte qui relie ses deux mains, il récite ce qui traverse son cerveau au moment où ça traverse son cerveau. L'un fait le travail de réflexion, l'autre sert de mégaphone pour transmettre la parole.
Connexion directe avec le très haut, celui qui autorise Dieu à s'assoir à sa droite, Karl Marx.
« On travaille pour offrir à nos enfants le droit de travailler plus tard, on paie des impôts
pour permettre à nos enfants de payer nos dettes demain. On pollue pour se dire que si l'humain ne peut pas régner éternellement sur le Monde alors il emportera le monde avec lui et allez tous vous faire foutre vous les sous-évolués. On nous empiffre de pubs, de gadgets indispensables et inutiles, on nous dicte la vie telle qu'elle doit être en espérant secrètement qu'on ne va pas écouter ce qu'on nous dit, être hors-la-loi, et payer pour ça, afin de rentabiliser le rythme de vie de nos politiques. On nous dit que les lois, d'ailleurs, sont chères, plus de 20.000 euros par an en moyenne par Loi ! Alors
on créé des taxes, des impôts, des amendes afin que le consommateur paie pour que la Loi débile reste en place ! Laquelle Loi sera indubitablement violée par nous-mêmes, consommateurs, car trop débile et contraignante !
Alors nous paierons une autre contravention pour avoir enfreint une Loi que nous avons nous même contribué à conserver ! Le serpent ne se mord pas la queue, il s'avale et se vomit ! »
Et puis ben ça arrive, les flics, dispersion de la foule, les gens qui crient, qui s'indignent, qui
cherchent du regard la presse pour se poser devant l'objectif, qui protestent encore et qui s'en vont, et puis qui oublient jusqu'au discours ou à la tête du type qui parlait, sauf qu'ils pourraient dire qu'il y étaient. Arrestation du fauteur-de-troubles.
Locaux de la police :
− Pourquoi disiez-vous ça ?
− Ché pas.
− Vous y croyez, au moins, à votre bordel ?
− Non, pas plus que ça.
− Alors pourquoi vous disiez ça ?
− Ché pas.
− On avance.
− N'est-ce pas ?
− Ouaip..
− vous savez que vous allez mourir ici ?
− ça serait une belle erreur.
− Nous ne pouvons pas vous relâcher, vous êtes un individu dangereux.
− Si je reste enfermé ici, je deviens un martyr, et ma cause, aussi puérile soit-elle, deviendra juste.
− Personne ne vous écoutait.
− Si un seul de ces cons répète ne serait-ce qu'un seul de mes cons de mot, j'aurai gagné.
− Nous supprimerons tout le monde.
− La belle affaire.
− Vous ne pouvez pas gagner.
− Rien ne m'empêche de ne pas perdre.
− C'est tout ?
− C'est tout.
Le flic referme son maigre dossier, se relève, pose ses lunettes sur la table et se masse les
yeux, en enlevant les boutons de son costume de l'autre main, il sort un calibre 9 mm, le pointe.
− puissiez-vous aller là où vous devez aller, vous avez fait le choix de mourir libre, alors je
serai votre prophète.
Une autre détonation, et c'est la Terre qui s'éteint.