Aux origines

lespizzasjoey

Chère Nathalie d’avant,

Si mes calculs sont bons, tu te trouves en Juin 2008. A cette époque de ta vie tu as délibérément décidé de ne plus te présenter à ton travail. 40h par semaine à vendre des assurances décès par téléphone, à contracter une otite un jour et une angine la semaine qui suit, à se faire raccrocher au nez par des gens que tu ne connais pas mais que tu déranges quand même… c’est loin d’être le boulot idéal. Ça fait des mois que tu sèches de temps en temps et aujourd’hui tu n’en peux plus, alors bientôt tu vas donner ta démission. Tu as bien essayé de négocier une rupture conventionnelle de contrat pour toucher du chômage, mais c’était vraiment des cons, tes patrons.

Tu as fait ça sur un coup de tête, parce que tu en avais marre de manquer de temps pour toi et tous les projets que tu avais dans ta tête et qui mouraient d’envie d’en sortir. Qui mouraient, oui. La télévente ça a presque failli te bouffer ! Tu as fait ça sur un coup de tête, mais tu en avais besoin. Tu aurais peut-être eu besoin d’un coup de pied au cul aussi, mais sur le moment tu n’y as pas pensé.

Il t’a fallu un peu de temps mais tu as fini par déménager. Tu as quitté ton 20m2 au dessus du kébab de la gare Lille Flandres pour un 16m2 dans le 14ème arrondissement de Paris, à côté d’un joli petit square et de trois écoles élémentaires. Tu as échangé ta belle salle de bain blanche équipée d’une baignoire et de rangements, pour un placard d’1m50 de large avec un sanibroyeur, un carré pour te doucher et de la mozaique bleue sur les murs. Tu as troqué les odeurs d’huile et de friture pour le parfum subtile du diesel. Tu vas aussi changer ton canapé-lit défoncé pour un lit mezzanine ; et pendant les quinze premiers jours tu auras peur de dormir dedans, parce que tu sais que tu tombes parfois dans ton sommeil. Mais je te rassure, tu n’as failli tomber qu’une seule fois, et on est en 2012 maintenant.

Ah, tu vas aussi larguer ta copine. Pour ensuite apprendre qu’elle t’avait trompé, avec un homme de 46 ans cette fois-ci. Tu vas prétendre que ça ne t’affecte pas que ce soit un homme au lieu d’une femme et qu’il ait onze ans de plus qu’elle. Et même si c’est un peu faux, c’est vrai que ça te chagrinera moins que le fait qu’elle t’ait trompé, encore. Donc voilà, tu vas être en colère contre elle pendant longtemps ; tu l’es encore aujourd’hui, je crois. Mais tu vas surtout être en colère contre toi, d’avoir perdu du temps comme ça.

Mais au fond tout ça tu t’en fous, parce que tu sens le changement arriver, même si tu n’oses pas aller pisser la nuit de peur de réveiller tes voisins avec le bruit du sanibroyeur.

A l’heure où je te parle, nous sommes en Février 2012, et crois-moi, même si tu as perdu du temps tu en as aussi, et surtout, parcouru.

Une fois arrivée à Paris tu t’étais jurée de ne pas devenir un de ces clichés, une parisiennee grincheuse, stressante et prétentieuse, tu étais convaincue que tu allais préserver ton âme joyeuse que la vie lilloise t’avais insufflé. Et en fin de compte tu es devenue mélancolique. Et sèche aussi, tu es devenue très sèche comme fille. C’est ton meilleur ami qui te l’as annoncé en face dans un mail. Tu as encaissé le coup, tu préfèrais qu’il te le dise plutôt qu’il en parle derrière ton dos, que les autres en parlent aussi, et que tu continues d’apparaître comme une petite personne suffisante, emmerdante et donc détestable. Ca t’a quand même fait  pleurer pendant quelques jours cette histoire, parce que tu es arrivée à Paris toute seule, que tu ne connaissais personne et que tu as finalement laissé ton âme joyeuse derrière toi.

C’est à partir de ce moment là que le coup de pied au cul est arrivé. Il te fallait une stimulation pseudo intellectuelle ou en tout cas culturelle. Tu as fréquenté toutes les galeries de peintures de Bastille, tu as visité le Louvre plusieurs fois, tu es allée te balader à Montmartre, tu t’es émerveillée des lumières du quartier St Michel le soir… bref, tu as découvert Paris. Tu as découvert le métro aussi, formidable invention le métro. Tu t’es confrontée aux parisiens, aussi effroyables les uns que les autres. Tu es devenue un peu plus dure et associale qu’avant, ou en tout cas plus méfiante.

Car tu sais ce que les gens disent de toi… que tu n’as pas de vie, que tu ne fais rien de tes journées, que tu ne sors pas de chez toi. Même tes voisins croient qu’un mystère entoure l’appartement qui donne sur la cour, les rideaux blancs toujours tirés sur la fenêtre. Tu les laisses penser, mais tu rumines à l’intérieur. Tu détestes qu’on critique ton mode de vie, et qu’on le compare à ce qu’il était avant. Avant tu avais le sourire gratuit, maintenant tu payes le prix pour en donner un. Avant c’était autre chose, rien à voir avec maintenant. Donc incomparable. Et on est obligé de s’adapter, de changer un peu son mode de vie quand on chamboule tout comme ça.

Alors tu es devenue quelqu’un d’autre, un peu moins rigolote et un peu plus enfermée sur toi-même. Tu as changé. Tu parles moins, tu écoutes les problèmes des autres et tu refoules les tiens. Et puis tu as finis par faire une overdose des autres. Tu as eu besoin que tes problèmes soient plus importants que les-leurs. Mais tu ne parles toujours pas, tu ne sais plus comment on fait.

Tu te concentres alors sur la seule chose qui retarde ton sommeil la nuit : tes idées. C’est avec elles que tu t’évades et que tu sais que tu es vivante. Tu es tombée amoureuse une seule fois dans ta vie, et cela fait douze ans que ça dure. Tu étais jeune, tu avais dix ans quand le coup de foudre est tombé et a frappé ton cerveau et tes mains. Quand tu y réfléchis, c’est peut-être le plus grand chamboulement que tu connaîtras jamais, quand les mots sont entrés dans ta vie.

A la fin de l’année 2008 tu vas tout remettre en question. Tu vas te demander pourquoi tu t’accroches à ces mots comme s’ils étaient une bouée de sauvetage, pourquoi tu t’y accroches avec autant de force et de conviction. Tu vas te demander ce qu’il y a à sauver chez toi. Et puis tu vas trouver la réponse : tout. Tout. Tout, parce que tu t’es lancée dans le vide et que tu n’as plus rien à perdre. En Juin 2008 tu as pris la décision de t’installer à Paris et de vivre de tes idées. Tu as fait le pari luxueux et terrifiant d’écrire pour manger. Tu as troqué plaisir contre travail sans en connaître les limites. Tu as pris un risque, tu as plongé dans un océan de pages blanches sans savoir si tu avais de l’encre en réserve.

Mais tu as bien fait. Toi tu t’es faite toute seule, sans broncher.

De toute manière tu n’aurais pas pu continuer à vendre des petits morceaux de mort à des inconnus, tu ne peux pas vivre en souhaitant la mort des autres.

Non, tu as eu raison d’arrêter.  

Signaler ce texte