Avancer dans la souffrance
leeman
"Je suis là, sans être là ; à demi-mesure entre ma pensée et le réel. Je suis tout ce que j'ai fait, mes choix, mes désirs, mes peines. Et pourtant, mes pas ne peuvent que traduire la difficulté que j'éprouve à l'idée d'avancer dans le monde. C'est bien là qu'il me faut, et que nous devons tous, avancer. Dans une étendue qui nous surprend davantage à chaque fois que les corps se meuvent. Le monde est une étrangeté qui longe notre perception. La perception est pourtant ce qui nous familiarise au monde : ce dernier se transforme continûment dès lors qu'un seul de nos sens perçoit de nouvelles choses. Les sens agissent de concert pour permettre à notre conscience d'évoluer plus ou moins sereinement. C'est ainsi que nous sommes voués à être situés. Notre place n'est jamais définie, et c'est bien le fait d'avancer qui me permet d'affirmer une telle chose. La conscience s'adapte de fait à ce qu'elle éprouve finalement dans ce qui lui est donné : cette terre qu'on ne quitte jamais."
Il est bien vrai, et sans nul doute inévitable, que concevoir le réel comme sa propre terre est chose fondée. Nous sommes toujours ce point-là, et ce point-là ne quitte jamais la terre qui l'entoure, peu importe les mouvements qui adviennent, les directions vers lesquelles nos corps s'échappent. Le paradoxe qui revient à toute personne qui verra la vie comme une évolution se traduit davantage dans le parallèle fixité/mouvement. Nous sommes toujours ce point-là, ce corps, qui bouge ou qui ne bouge pas. Mais ce corps n'est jamais totalement fixe : il se meut. S'il recule, s'il avance, s'il esquive, flanche ou court, il évolue dans l'espace. Théoriquement, on ne peut se voir soi-même comme une armure qui jamais ne se mouvrait, qui demeurerait fixée au sol, pour l'éternité.
Les nécessités de la vie font que nous avançons. Toutefois, et c'est là chose remarquable, avancer ne signifie pas toujours se mouvoir dans un cadre en direction d'un devant qui nous précéderait. Avancer résulte très souvent d'une grande réflexion, qui concerne les choix que chacun de nous est mené à faire. Parce qu'avancer désigne un mouvement du corps, c'est un verbe qui doit également traduire un mouvement de l'esprit. Il n'y a pas que par le corps que l'homme peut progresser dans son chemin. C'est bien par l'esprit, et par la recherche de soi, qu'on avance et qu'on évolue dans le chemin de la vie. L'existence n'est pas un long fleuve tranquille, certes. Elle est un torrent, voire un tsunami, qui parfois nous inonde tant elle nous submerge de souffrances, de doutes, d'effrois. L'existence se construit, et c'est pour cette raison qu'il n'y a rien de plus important que d'avancer. Dans l'expérience que nous faisons des relations humaines, il n'est pas rare de croiser des personnes, qui nous ressemblent plus ou moins dans la mentalité, mais qui ont du mal à se concentrer vers ce qu'ils ne connaissent pas. Il est vrai que le confort du passé subsiste un peu trop souvent en nous, tandis que la méfiance d'un avenir incertain se fait chasser par cette appréciation.
Pourtant, il ne faut pas assouvir ses envies, ses désirs par les souvenirs, et encore moins plier ses volontés au joug de nos expériences antérieures. Il n'y a rien de pire que de fonder un avenir sur le modèle d'une mémoire fondée par le regret. Mais on ne peut que concilier avec l'idée qu'il est parfois délicat d'aller de l'avant, d'avancer. Les vécus passés et les sentiments ont été parfois d'une telle force qu'il nous faut, à tous et toutes, du temps pour passer outre et faire en sorte que ces fougues intérieures s'atténuent. L'intérêt n'est absolument pas d'oublier ce vécu, car il est si intime à notre conscience que ce serait pire que de perdre tout l'or du monde. Le passé est aussi intime à nous-mêmes que ce point que nous sommes dans le monde. En fait, nous en sommes la somme. Avancer, c'est progresser, apprendre de ses erreurs, s'affirmer d'autant plus qu'auparavant. Parfois, nous avons besoin de quelqu'un ou de quelque chose pour nous faire mûrir et enjamber les obstacles qui nous empêchaient de nous tourner vers notre avenir. Qu'il s'agisse d'art, d'une personne, d'un animal, d'une passion quelle qu'elle soit, il est souvent très bénéfique à celui qui trouve réconfort quelque part de réfléchir grâce à cette trouvaille. Nous avons tous quelque chose, ou quelqu'un, qui nous attend. Ou du moins qui attend d'être l'objet de notre curiosité, pour qu'enfin nous nous intéressions à d'autres choses, et que nous envisagions quelques pas vers un avenir qui se dessine lentement. Ainsi, la vie se fait, et nous avançons.
"On ne trouve rien qui puisse être suffisamment grand pour soi ; car la soif de connaissance, la volonté d'apaiser sa propre curiosité, ainsi que le désir d'être rendent possible une telle grandeur pour l'homme qu'il en atteindrait les astres. La vie se modèle selon les goûts et envies de chacun, faisant ainsi que ce qu'on nomme "vie" n'est rien d'autre que la qualité et la couleur qui feront l'existence de tout être humain : nous sommes les architectes de notre existence."