Avant l'Après - Extrait

bertrandb

Ah ! L'Amour ! Un bien grand mot... jusqu'où peut-il nous emmener ? Quels sacrifices sommes-nous prêts à faire, pour lui ?

EXTRAIT

La lame se targue d’un arrogant « 440 STAINLESS STEEL », pour tenter de justifier son coût exorbitant. Elle appartient à un couteau de l’armée, qui sent encore bon le neuf et la graisse. Manche antidérapant, lame avec scie de deux millimètres d’épais et de dix-neuf centimètres de long, fournie dans son étui en cuir. Un bon gros couteau tout droit sorti d'un surplus militaire, vendu quarante-huit heures plus tôt et trente-cinq kilomètres plus loin comme étant le nec-plus-ultra du magasin. J’ai le même à la maison, vous le donnerez à vos petits-enfants, faites-moi confiance, il dépècera encore des cerfs quand nous serons tous entre quatre planches. Une magnifique escroquerie, bonimentée de langue de maître. Car ce couteau - de merde, disons-le tout net - avait été vendu pour onze fois son coût de fabrication, de production et de charges annexes. Mais avec le sourire, et en liquide.

Néanmoins, et que le lecteur se rassure, sa lame est parfaitement apte à traverser la couche graisseuse et l’espace intercostal d’un être humain de taille moyenne, à l’embonpoint justifié par une quarantaine bien entamée, bon père de famille, employé sédentaire du secteur tertiaire et ne présentant aucun risque de s’adonner à une pratique sportive régulière.

Acérée et déterminée, elle reflète dans un coup d’éclair argenté la lumière de l'unique lampadaire de la morne et triste impasse, alors que son propriétaire la lève un peu plus haut, le manche bien serré dans sa main droite. Les doigts de sa main gauche, eux, sont presque blancs, tant ils agrippent impitoyablement le revers de la sombre veste de sa victime, plus ou moins assise à terre, dans une posture fort peu gracieuse, conséquence d’une courte poursuite et d’une entorse tombée fort mal-à-propos.

L’agressé respire vite, et fort.

Tout comme l’agresseur.

Sauf que lui, il hésite.

Tuer un homme n'est jamais une mince affaire. En tout cas, pas en occident, pas à notre époque et pas à l'arme blanche. Bien que cela revienne à la mode, ce n'est tout de même pas quelque chose à prendre à la légère pour le commun des mortels. Surtout quand il s'agit de la première fois. Objectivement, l'agresseur ci-présent subit son dépucelage, c’est indéniable. Il a d'ailleurs tout du puceau, engoncé dans son manteau gris parfaitement ajusté, à visage découvert, chaussé de mocassins, sans gants et sans aucune expérience, malgré l'entraînement intensif procuré par vingt-cinq ans de meurtres scénarisés et télévisés, à toute heure du jour et de la nuit.

Et puis, cela ne facilite pas cette intronisation, tuer cet homme est à l’encontre de tous ses principes. Une éducation bourgeoise et feutrée, catholique et soyeuse, une vie entière de respect des règles (excès de vitesse mis à part, évidemment) et un parcours professionnel tout en caresses buccales ne conduisent pas de façon naturelle à poignarder un homme rondouillard et sans histoire dans une impasse sordide, puant la pisse, les ordures, la bouffe  pour chat séchée et le gasoil.

Mais on ne revient pas sur une décision.

C'est important, d'assumer ses décisions. Ça aussi, c’est le résultat d’une bonne éducation. Maman a souvent insisté là-dessus.

De toute façon, il ne peut plus reculer. Franchement, il aurait l’air de quoi s’il s’excusait maintenant ? Rhô, je suis désolé, je vous ai pris pour un autre, tenez, vous avez laissé tomber votre portefeuille, je vous prie encore de bien vouloir m’excuser, n’en parlons plus, je vous dépose quelque part ?

Même si le ridicule ne tue plus, ça n’aurait aucune allure, aucune convenance, aucun cachet. Que penseraient les gens, s'il le laissait partir sain et sauf ?

Pourtant, il en crève d’envie. Il préférerait faire plein d'autres trucs, comme être ailleurs, câliner sa belle et tendre, glander devant la télé, manger des sushis, repasser son Bac ou attendre chez le dentiste. Même faire des courses un samedi après-midi. Oh, d'ailleurs, il faut qu'il pense à payer le loyer, il ne reste que deux jours.

Seulement voilà. L’amour est la Loi. L’amour est la Volonté. Il doit le faire, il peut le faire, il va le faire. Car « Elle » compte plus que tout le reste. Plus que lui-même, plus que les principes, plus que son éducation, plus que son cœur, plus que son humanité, plus que la Justice, plus que Dieu, et plus que ce gros con, au bout de son bras, avachi à terre.

- Je vous en prie, ayez pitié !

Le gros con plonge son regard terrifié dans celui de l'homme qu'il devra sûrement appeler, dans quelques secondes, son « assassin », sans bien savoir ce qu'il y cherche. Probablement une absolution, une réponse ou, mieux, un espoir. Mais il n’y perçoit rien d’autre qu’un néant opaque. Alors, de dépit, il fixe la lame du couteau, à contre-jour, dans la sourde lumière urbaine. Poum Poum. Poum Poum. Son cœur cogne si fort que son audition s’en trouve réduite.

- Je ne vous ai rien fait ! Pourquoi ? Pourquoi vous faites ça ? gémit-il, un peu trop fort,  au silence de son bourreau. 

Bourreau, qui, en guise de réponse, serre un peu plus les dents, le manche de son arme et même ses orteils.

- Vous voulez quoi ? Mon argent ? Prenez mon portefeuille, il est là par terre, et laissez-moi partir, j’ai deux enfants et… je ne dirai rien !

- Votre argent ne m’intéresse pas.

- Mais, bordel, vous me voulez quoi, alors ?

- Vous tuer.

- Mais, putain, pourquoi ?

La victime est pourtant peu habituée à l’emploi des injures. Mais larmoyer et flipper rendent vulgaire, dirait-on.

- Restez poli. Je fais ça pour ma femme.

Le couteau et le bras qui le maintient ne bougent pas d’un centimètre, mais les doigts qui pétrissent l'encolure de la veste deviennent plus blancs encore.

- Votre femme ? Mais… qui est-ce ? Je la connais ? Et je n’ai jamais trompé Anna !

- Je ne crois pas.

- Mais je... je... je vous jure que je n’ai jamais trompé Anna !

- Non, ça je vous crois, et je m’en branle. Par contre, je ne crois pas que vous connaissiez ma femme. Vous bossez dans quoi ?

Il relâche imperceptiblement sa pression sur le manche.

-  Je suis comptable…. Je travaille pour **** (l’auteur n’a pas reçu l’autorisation de citer le nom de Monsieur C.)

- Hmm. Ça fait pas rêver. C'est bien l'espèce de connard qui est en train de ruiner la ******* (l’auteur n’a pas reçu l’autorisation de citer le nom de ce pays) ? lance-t-il, déçu.

Merde. Pour un peu, on pourrait le remercier d’œuvrer pour une bonne cause en débarrassant la société de ce type. C'en serait désobligeant. C’en serait même fâcheux.

- Non, enfin..., oui.

- Vous allez dans une salle de sport ? Vous allez à des concerts ? Au musée ?

- Non, jamais ! Jamais de sport ! Et... c'est bien simple, je n'écoute même pas de musique... et je n’y connais rien à l’art…

- Vous ne devez sûrement pas le connaître, alors.

- Ah, vous voyez, vous n’avez pas de raisons de…

- Ça ne change rien.

- Mais alors… ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

- Ah mais, vous, rien… Rien du tout. Vous n’y êtes pour rien. Vraiment.

Il n’a néanmoins pas choisi totalement le Gros Con au hasard. D'abord, il n'y avait pas foule ce soir-là. Ensuite, il avait l'air facile à maîtriser. Enfin, et surtout, il avait traversé en diagonale. Et notre homme n'avait jamais compris pourquoi certaines personnes traversaient en diagonale. C'était s'exposer au danger en restant plus longtemps sur la route. C'était emmerder copieusement les automobilistes, et c'était risquer de mourir connement. Il fallait bien des critères de choix.

- Vous… vous êtes malade !

Holà, du calme. Faudrait peut-être voir à pas oublier qui est du côté de la lame, hein.

- Oui. Mais surtout, très amoureux.

La future victime écarquille les yeux, si grand qu'ils manquent de tomber de leurs orbites et de rouler sur le sol sale et râpeux du trottoir.

- Mais qu’est-ce que j’y peux, moi ?

- C’est juste sur vous que c’est tombé, c’est comme ça.

Depuis une minute que la conversation est engagée, son bras s’engourdit un peu. Mine de rien, c’est fatiguant de garder longtemps un membre en l’air, crispé sur un couteau, surtout si l’on cherche à avoir l’air menaçant. Regarder la victime dans les yeux devient difficile. Il n’est vraiment pas entraîné pour ça, et, en plus, elle se met à pleurer doucement et à renifler d'incompréhension.

- Pourquoi ? Snfff… Pourquoi ? Et ma femme ? Snfff… Mes enfants ?

- Elle est comment, votre femme ?

- Qu... quoi ? Snfff !

- ELLE EST COMMENT, VOTRE FEMME ?!

Merde, merde, ça déconne, là. Cette question n'a aucune place dans son Plan, elle n'est pas au programme. Elle est même une putain de perte de temps. Il faut se magner, aussi, un peu ! Pour peu qu'un branleur local en pleine promenade nocturne ait la délicieuse idée de venir les emmerder dans leur p’tit tête-à-tête... Même si personne ne sort dans cette foutue ville, et que cette ruelle est la championne locale de la discrétion et du sordide, on ne sait jamais.

- Elle est plutôt jolie, blonde, pas très grande... Snfff... Elle a des grands yeux bleus. C'est à cause de ses yeux que je suis tombé amoureux d'elle au lycée... Bon, elle s'est un peu arrondie depuis, et puis... 

« Meow » 

L’agresseur sursaute par atavisme.

La liste de ses peurs, à ce moment précis, se décompose comme suit, par ordre d’importance : 

1. ne pas avoir le cran de tuer sa victime,

2. mourir avant de tuer sa victime,

3. que sa victime soit plus forte que lui et lui échappe,

4. qu’un témoin gênant l’empêche de mener sa tâche à bien.

Et justement, un témoin, il vient de lui en passer un entre les jambes.

Et il semble s’y plaire, à voir comme il s'y frotte.

Un petit chat blanc, meugnon à croquer, le cou entouré d’un fin collier noir auquel pend une petite médaille argentée. Il n'est pas très gênant, mais il est témoin, et il est un chat. Or, c’est bien connu, les félins ont un incroyable pouvoir sur la psyché humaine. Ils ont réussi à domestiquer l’humanité depuis des siècles, et à lui faire accomplir pour eux les tâches les plus ingrates ; les nourrir, changer leur litière, les brosser, les câliner, et ce, sans même offrir en contrepartie une quelconque fidélité. Ils ont réussi à s’emparer des médias, en devenant le principal sujet de publication sur internet. Ils sont même capables de détourner les pulsions sanguinaires du plus barbare des tueurs. Et le regard des plus faibles victimes, pourtant occupées à vivre leurs dernières heures.

- Meeeeeeeooooooowwww, insiste le poilu en Fa dièse, en levant la tête vers l'agresseur qui en baisse à moitié son arme.

Traduction probable : « Caresse-moi, connard. Vite. »

« E U C L I D E », lit la victime, avec concentration, sur la petite médaille d’acier inoxydable qui pendouille au cou de la bête.

Un mathématicien grec. Drôle de nom, pour un chat. Snfff !

La suite ? C'est ici : http://www.amazon.fr/Avant-lAprès-ebook/dp/B00A5YPGC8

Signaler ce texte