AVEC LA MER DU NORD
giuglietta
Avec la Mer du Nord
Avec la Mer du Nord, pour dernier terrain vague, et ce cadavre bleu flottant sur les eaux grises. Un cadavre de plus, la Mer en a vu tant. Autrefois, au milieu des algues en exil, des bois flottés, des bouteilles de verre, surnageait quelques temps le corps d'un des pêcheurs.
C'est qu'on trouve de tout au cœur d'un terrain vague. Tout ce qui dit la farce de la vie et la mort, les traces d'existences tellement minuscules, qui ne le savent pas, planctons et coquillages, poissons et crustacés, les traces d'existences qui se croyaient uniques, les déchets, détritus, miettes qui furent des trésors pour des hommes, des femmes, des enfants, bijoux volés, poupées cassées, sabres de bois, sabres de fer, journaux de bord et lettres à la mer, des bouées c'est bien le moins, qui ne servirent à rien, et d'autres qui sauvèrent un noyé du péril, repoussant d'un mois ou de quelques années l'inéluctable disparition. La Mer du Nord s'en fout, elle est comme les autres. Elle balance ses flancs depuis presque toujours, et pour encore longtemps. Sur son dos elle porte les bateaux, le fret, les équipages, animal gigantesque et faussement docile, dont les entrailles grouillent de secrets inviolés, infects ou merveilleux.
Aujourd'hui, l'horizon est lointain, le ciel est bas, mais troué de lumière, c'est si beau vu des dunes, qu'on en oublie tout à fait la pollution marine, les flaques irisées des moteurs qui dégazent, les mailles trop serrées de filets déchirés, dansant au creux des vagues.
Aujourd'hui, parce qu'un homme y regarde, le ciel et la mer dessinent un paysage, un de ceux qui semblent, à quelques-uns, peints par la main de Dieu. Ce que c'est beau !
Sauf l'épouvantable détail qui brise décidément l'harmonie de ce délicieux camaïeu de tons gris. Le cadavre boursouflé, bleui jusqu'à se teindre de noir et d'indigo, d'une femme attendue qui ne viendra jamais.
Hier soir, elle aurait pu peut-être recevoir des lilas, dîner d'un cornet de frites et rire de son grand rire de blonde charpentée. Au lieu de ça, cette fille qui s'appelait Madeleine, est morte et ses restes s'étalent sur ce grand terrain vague qui a nom Mer du Nord.
Le plat pays (Jacques Brel)