Aventure intérieure
rorodator
À coups de machette, je me fraie un chemin à travers la jungle de ronces qui m'entoure. Pieds enfoncés dans une gadoue putride, je manie mon coupe-coupe au rythme du tic-tac qui bat à mes tempes. Ce n'est pas la première fois que je m'aventure en cette terre hostile, et pourtant toute trace de mes passages antérieurs a été effacée par la végétation. Cela ne m'empêche pas de m'orienter parfaitement, possédé par l'objectif de mon exploration.
La forteresse dresse désormais devant moi ses remparts majestueux. Nonobstant le respect qu'ils imposent, je sais les franchir aisément. Les vrais gardiens du temple se révèlent lorsqu'on approche de son coeur.
J'efface l'obstacle d'un bond vertigineux, sans effort. Il est loin le temps où je faiblissais devant cette barrière constituée d'auto-apitoiement et de veulerie. Se présente devant moi l'entrée du château, ceint d'une douve nauséabonde exhalant des effluves méphitiques, relents de mauvaises pensées et d'idées sombres. En fait de pont-levis, j'emprunte une poutre à la tenue incertaine. Le moindre faux-pas me précipitera inéluctablement dans la noirceur sale du marécage sordide qui bouillonne sous mes pieds.
Je pénètre dans le vestibule. Ma mère m'y attend. Munie d'une paire de ciseaux, elle tente de me crever les yeux. J'échappe à son emprise comme je l'ai déjà fait si souvent : je suis un grand garçon, maintenant.
J'atteins la salle de réception. J'ai ardemment lutté pour apprendre à la traverser et elle m'impressionne toujours autant. Ses murs dégoulinent de mes blessures passées, encore à vif, qui saignent et suppurent comme au plus fort de mes douleurs. Je ne dois pas vouloir soigner ces plaies, malgré l'envie viscérale qui m'en prend à chaque fois. Je dois les regarder en face, les reconnaître, et les accepter. Elles sont une partie de moi dont je dois m'accommoder. Je les distingue toutes : vexations infantiles, émois d'adolescent, amours perdues, frustrations adultes. Certaines me sont encore si vives qu'elles me tétanisent. Heureusement, le tic-tac lancinant qui résonne dans cet espace me rappelle à ma quête.
Le couloir dans lequel je me trouve était parfaitement vide la première fois que j'y avais accédé. Depuis, il s'est peuplé. Comme si mes fréquentes visites avaient réveillé des esprits chagrins, longtemps enfouis dans des caves oubliées, qui n'attendaient qu'un signe pour refaire surface et fleurir. C'est le lieu du « c'était mieux avant ». Englué dans des souvenirs anciens travestis par le temps, plus charmants et éclatants que la réalité qu'ils croient prolonger, j'ai la plus grande difficulté à progresser. La matière gluante qui m'entoure est sonore : elle m'appelle et me rappelle, veut me faire tourner la tête, que je constate comme il est vain de vouloir me projeter vers l'avant. A quoi bon continuer, puisque le meilleur gît derrière ? Ce couloir est un enfer, dont je n'arrive pas toujours à m'extraire. Je me ferme au chant des sirènes et refuse de céder à une nostalgie facile. Je suis ici pour débusquer mon plus grand ennemi, celui qui me ronge. Je ne dois pas flancher.
Je m'extirpe du piège, haletant, les larmes aux yeux, avec au cœur des fragments de douceur fanée, de printemps ensevelis, de chaleur perdue. Dieu, que je hais cet endroit ! Mais le tic-tac accélère, le temps m'est compté. Reprenant mes esprits, je me remets en route. Je touche au but.
J'aperçois la porte de la salle du trône. Elle semble massive, inamovible, inaltérable. La franchir est l'essence de mon combat. Alors que je me dirige résolument vers elle, une dizaine de personnes surgissent et m'encerclent. C'est inédit. Je détaille ces gens et découvre non sans fatalisme ce qu'ils sont : des versions plus jeunes de moi. Qui chuchotent d'abord. Puis dont le ton monte, crescendo. « Tu es un looser », « tu n'es même pas devenu artiste », « tu as un boulot minable », « non mais tu t'es vu gras du bide ? »… Je me ratatine, croulant sous les coups. Ils m'assènent des vérités avec une cruauté ignoble. Chaque uppercut porte, et je suis vite à genoux. Les secondes qui passent m'éloignent de la porte, mais que puis-je faire ? Cette attaque est d'une violence inouïe, les petits salopards savent taper juste. Entre deux salves d'injures, je constate que le tic-tac s'est arrêté. Le compte à rebours s'achève. Dans un violent effort, je me relève et me tiens droit face à mes adversaires, ces juges impitoyables. « Bande de bons à rien ! Si je suis ainsi aujourd'hui, c'est par votre faute à vous ! Ce sont vos choix et vos erreurs qui m'ont affaibli au fil du temps ! Alors fermez-la gentiment et retournez d'où vous venez ! ». La fureur de mon cri, la réalité de ma révélation : les invectives cessent et leurs auteurs se dissipent dans quelques nuages éphémères.
La porte. Je dois passer cette foutue porte maintenant. Je me remets en marche, conscient que le tic-tac reste muet. J'essaie d'avancer mais suis tiré vers l'arrière. Je veux mettre un pied devant l'autre, mais n'y arrive plus. Une voix, venue de nulle part et partout à la fois, m'interpelle. « Jean, vous entendez ma voix ? Lorsque je taperai dans mes mains, vous vous réveillerez. ».
Yeux ouverts, grands ouverts, je regarde mon psy. Il a encore à la main l'instrument dont il use pour me faire plonger dans mes abîmes, ce pendule hypnotique, métronome de mes introspections. Son sourire est bienveillant, son ton rassurant.
— Nous avons bien travaillé Jean. Vous n'étiez jamais arrivé si près du but. J'ai bon espoir, nous allons prochainement rompre les digues de votre subconscient. Mais la séance est terminée pour aujourd'hui. Comme d'habitude, je vous laisse voir avec ma secrétaire pour le règlement. Je vous souhaite une excellente semaine. A très bientôt, Jean.