Avorton
Möly
J'étais juste une meuf banale. Une personne comme toutes les autres. Je me voulais originale, badass, en marge, unique, stylée, mais ça, c'était ce que tout le monde voulait en fin de compte. Se démarquer à tout prix, cracher sur la gueule de celleux qui en faisaient trop ou celleux qui en faisaient pas assez. Être cellui qu'on voyait arriver, être cellui qui avait des idées détonantes, être cellui qui en avait vu d'autres, être cellui qui charmait tout le monde.
Au final, on était toustes les mêmes à rechercher la même chose. Et on finissait, pathétiques, sur notre canapé à faire défiler n'importe quel nouveau réseau social à la mode sur son téléphone. On faisait dérouler des photos, des messages, on faisait dérouler sous nos yeux notre jalousie, notre impatience, notre manque de confiance en nous et en l'avenir.
On était bête. Mais comment faire autrement ?
J'étais de ces gens là, cette majorité, et je la méprisais autant que j'y adhérais.
J'aimais faire la teuf le vendredi soir, dormir jusqu'à 15h le samedi et passer le samedi soir chez une copine, à imaginer une vie hors de notre portée et hors de la réalité.
Les soirées consistaient principalement à être la version au top de nous même, et l'objectif était de baiser. Ou baiser et trouver l'amour. L'objectif était de se faire croire que tout ça avait une importance et une valeur quelconque dont on pouvait se vanter avec un.e collègue le lundi suivant ou un.e coloc le dimanche soir.
J'avais 36 ans. Putain rien que le dire, j'y croyais pas. J'étais plus proche des 40 ans qui me semblaient encore si loin pourtant, et cette angoisse du temps qui passe me faisait flipper. J'avais envie d'être enthousiaste et épanouie à l'idée d'entamer une nouvelle décennie, de nouvelles aventures et peut-être même une autre version de moi. Mieux évidemment.
Mais non. Je regardais les groupes de vingtenaires avec envie et nostalgie. Croyant encore que mes 20 ans avaient été arrosé l'été dernier. Je regardais mes ami.e.s et leur plan de vie avec tristesse et angoisse. Et une pointe de déprime.
Célibataire (et alors ?) et vivant dans un appart ni obscur ni oufissime, certain.e.s devaient se dire que ma vie était pathétique et insignifiante. En vrai, la plupart des gens devaient s'en foutre royalement. Pas moi. J'étais en total paradoxe sur ma propre situation. Je ne voulais pas de celle des autres mais au fond de moi, j'avais l'impression que ma situation était honteuse et triste.
Je ne voulais pas d'enfants. L'idée même de la grossesse et l'accouchement me dégoûtaient. Le pseudo instinct maternel, beau terme pour dire « besoin intense de combler un vide, affectif probablement», je ne l'avais pas. Et je ne pensais pas l'avoir un jour. J'aimais baiser, par contre. Et bizarrement passer 35 ans, encore plus qu'avant. C'était ma méthode à moi pour combler un vide affectif.
Ma dernière relation s'était dissoute et avait fini en un tas de poussières de souvenirs oubliables. J'avais été triste les premiers mois et j'avais fini par l'oublier, et par oublier par la même occasion, des pans de notre relation et de notre complicité. C'était encore plus triste que la rupture en elle-même. Oublier les souvenirs partagés avec quelqu'un.e qu'on a aimé.
Après un an de relation avec mon ex copine, j'avais envie de me taper des mecs uniquement. Était-ce par pseudo esprit de vengeance ou de rancune stupide ? Je ne savais pas vraiment. Mais je ne voulais plus toucher le corps d'une femme, je ne voulais plus du regard d'une femme dans le mien.
Je voulais être pénétrée pleinement, et par un homme. Rien de plus, rien de moins. Après une rupture, mes relations devenaient simples et sauvages. Du sexe, pas d'engagement, pas de sentiments, à peine un peu d'émotions. Du sexe, du plaisir et merci-au revoir.
Une soirée comme tant d'autres. Des verres d'alcool, Lydia qui a un peu de coke, pourquoi pas, ça fait longtemps et puis bon...allez, on est entre copines. After chez le pote d'une pote, il est 3h30, on rigole comme des dindes et je remarque un charmant jeune homme. « Meuf, c'est le petit frère de Steve... Il a 24 ans... » se moque Lydia. Et je m'en moque. Dois-je rappeler l'âge de la femme de Vincent Cassel ? Bon, ok, c'est pas parce que certain.e.s font de la merde que ça justifie de faire de même. Mais ce mec, s'il a 24 piges, qu'il a aussi envie de baiser avec moi, où est le mal ? Majeur et consentant, je prends.
Lui aussi m'a repéré, il arrête pas de me jeter des regards en coin. Du haut de mes 36 ans et de mes bottes à talons, je suis pas mal. Steve lui a dit que j'étais DJ dans un collectif de musique électro. Je marque des points.
Bref, je finis par l'alpaguer. Un peu timide, après quelques heures, il se transforme en séducteur invétéré. Il m'invite chez lui pour terminer la soirée, il est 4h45. Il me fait goûter un rhum arrangé qu'il a ramené de je ne sais où, je m'en fous, et puis on commence les joyeusetés. Il se débrouille pas trop mal, mais pas assez bien pour me faire jouir. Lui, par contre, se finit allégrement sur ma poitrine, fasciné par le tatouage qui recouvre le haut de celle-ci. Le lendemain, je me casse, il dort encore, je ne laisse pas de mots, pas l'envie. Je rentre chez moi et je larve toute la journée.
Voilà ce dont je me souvenais de cet événement qui, en temps normal, ne m'aurait absolument pas marqué. Le frère de Steve aurait été un mec comme les précédents et comme les suivants. Mais il aura fallu qu'il laisse une trace indélébile en moi, ce jeune homme de 24 piges.
Qui l'aurait cru ? Moi, à 36 ans. Jamais. J'y pensais même plus, c'était un sujet qui, l'âge avançant, ne me traversait plus tellement l'esprit. Ça m'angoissait un peu, oui mais beaucoup moins qu'à 20 ou 25 ans. Quand j'ai réalisé, quelques mois plus tard, j'ai cru que j'allais mourir. Vraiment. J'étais à deux doigts de me jeter par la fenêtre. Qu'est-ce qui s'était passé, bordel ! Qu'est-ce qui se passait dans ma tête, bon dieu ! J'étais tellement sûre de moi, j'étais catégorique. Comment ça pouvait me tomber dessus l'air de rien ? Maintenant ? Il a fallu que je le rappelle, donc. Que je demande à Steve le numéro, qu'il me fasse une remarque de merde genre leçon de moral, tu touches pas à mon petit frère. « Trop tard mec ! » je lui ai balancé en lui raccrochant au nez. J'étais pas d'humeur. J'avais envie de taper tout le monde. L'angoisse montait. Je me retrouvai sur le carrelage de ma cuisine, à suffoquer, paniquant, transpirante. C'est l'appel de Lydia qui m'extirpa de cette crise d'angoisse. Elle rappliqua illico chez moi. En déboulant dans la cuisine « C'est quoi le fuck, là, Pims ?! ». Je levai la tête vers elle et me mis à chialer sans m'arrêter.
Lydia ne dit rien, s'asseyant près de moi. Quand elle voulut me poser à nouveau la question, je la coupai en gémissant en un cri de bête agonisante : « Je suis enceinte, putain ! »
Jamais je n'avais imaginé vivre ça. Jamais. Je ne voulais pas, tellement pas, que je m'étais persuadée que mon esprit contrôlait ma fertilité. J'étais une terre sèche et incultivable. Je faisais gaffe à me protéger, évidemment. Mais ce soir-là, avec l'autre con, on avait pas utilisé de capote. Il s'était pas terminé en moi, et quelle connerie hein que cette pseudo contraception de la méthode du retrait, inventée par l'homme cis hétéro pour ne pas enfiler un putain de bout de plastique sur le bout de sa bite ! Voilà où ça me menait. Lui, il dormait sur ses deux oreilles sans avoir cette angoisse dans le fond de la gorge et de son ventre. Lui, il allait continuer sa petite vie tranquille, sans encombres, si je ne lui disais rien. Et quand bien même... lui, il ne s'était probablement jamais posé la question et cette peur d'avoir la vie non désirée en lui, ne l'étreignait jamais ni avant, ni pendant, ni après un rapport sexuel.
J'étais en colère, désespérée, apeurée. À mon âge... Je me sentais comme une vieille fille, irresponsable, immature. Je devais avoir honte de moi, honte d'avoir baisé sans capote et honte de ne pas vouloir garder ce truc en moi. Lydia s'installa chez moi pour quelques temps, pour me soutenir. Pour elle, c'était évident que le frère de Steve devait le savoir, il était autant responsable que moi dans cette histoire. Mais Lydia répétait que c'était moi qui décidais. Lydia, c'est vraiment là que j'ai compris que c'était mon amie pour toujours et à jamais. Sans elle, je serai passée par cette fenêtre, c'est sûr.
Je mis une semaine avant de me décider à appeler l'autre crétin, je n'avais pas vraiment le temps de chipoter. J'étais enceinte d'un mois et demi, déjà. Il était temps d'agir. Quand il l'apprit, j'entendis son silence paniqué et le monde autour de lui s'écrouler. Il ne sut quoi répondre, on ne pouvait pas garder cet enfant, c'était impossible, il n'en était pas capable. Évidemment, tout tournait autour de sa petite personne. Moi, mon utérus rempli d'un être non désiré, le possible traumatisme que je subirai avec l'avortement; on n'en parlait pas. C'était lui et sa petite bite, flippé et égoïste. Il me demanda quand même si je voulais qu'il m'accompagne pour avorter. Sans même m'avoir questionné sur est-ce que je voulais avorter ou pas. Je lui dis non, je lui raccrochai au nez, je serai accompagnée de Lydia et ce serait bien mieux comme ça.
Le pire était à venir. Steve. Il l'apprit, il m'appela et me laissa un message vocal incendiaire. C'était de ma faute, j'étais plus âgée, j'allais ruiner la vie de son petit frère. Je restai prostrée au lit toute la journée. Lydia passa lui rendre une petite visite. Je sus après qu'elle lui avait carrément collé un pain dans la tronche, qu'elle lui avait proféré quelques injures tout en lui ré-expliquant le procédé de reproduction entre un homme et une femme, la responsabilité de son frère et que sa connerie immense le ferait terminer sa vie seul et aigri. Il resta les bras ballants, enfin un bras ballant et une main sur son nez en sang. Je reçus un message d'excuse, et de soutien à peine forcé, le lendemain.
Dans certains films ou certaines séries que je matais, l'intrigue de la meuf qui tombe enceinte par accident est quelque peu banal. Bien souvent, je constatai que peu importe les conditions de l'engrossement, que la meuf n'en veuille pas, que ce soit un accident, en couple, pas en couple, les scénaristes faisaient toujours changer d'avis au dernier moment, la meuf. Elle se pointait à l'hôpital pour se faire avorter, et dans un regain de culpabilité ou un regain d'hormones d'envie de maternité, elle décidait que finalement, elle gardait l'enfant.
Dans quelle genre de vie vivait ces scénaristes de merde ? On avait le droit de changer d'avis et de garder l'enfant. Mais a priori, quand on en avait vraiment pas envie, ce n'était pas magique. Et hop maintenant qu'il est dans le tiroir, c'est comme un diffuseur d'huiles essentielles, ça embaume mon esprit, je suis comme envoûtée. Je vais bouleverser mon existence et ruiner ma vie en décidant de finalement garder ce futur être vivant. Non !
Moi, j'en voulais pas et le fait d'être physiquement enceinte ne m'avait absolument pas donné envie de l'être psychologiquement non plus. Je ne m'étais jamais sentie aussi mal. Pourtant, en allant regarder les statistiques, ce que je vivais c'était juste un épisode lambda dans la vie des femmes. Je chouinais pour un truc tellement commun, en fait. Tomber enceinte, ne pas le vouloir et devoir avorter. Il y avait autant de gens qui déclaraient savoir jouer du piano que de femmes qui avortaient.
Alors bon, rien de bien palpitant hein.
Un an avait passé. Ça m'avait anéanti. Un an durant lequel je revivais mon arrivée à la clinique dans les moindres détails. Le médicament qu'on te donnait. Deux fois. Les douleurs, le sang. La tristesse et le dégoût de soi. Le regard pesant, jugeant, de certains membres de l'équipe médical. « Vous savez, à votre âge, c'est risqué...je vous dis ça si jamais vous... »
« Taisez-vous, s'il vous plaît. C'est déjà assez dur, vous croyez pas ? » Je n'avais pas dit ça. Lydia l'avait dit, tout haut, pour moi. Je l'avais remerciée intérieurement, très fort, pour cette réplique. C'était déjà un calvaire à vivre, pourquoi m'en rajouter une couche, merde! Merci la prise en charge empathique du personnel médical...sans vouloir faire de généralité. J'avais pas le cœur à être tolérante ou compatissante. J'étais en position de mal-être complet.
Ça s'est fait. J'ai évacué de mon corps les débris d'une vague histoire vide de sens. Il n'avait jamais su quand je l'avais fait, comment je me sentais, si tout s'était bien passé.
Mais surtout, il n'avait jamais cherché à le demander.
Être seule dans ce marasme à cause d'un événement vécu à deux, c'était gerbant. Après ça, ma sexualité n'exista plus. Ni avec les femmes, ni avec les hommes. Mon corps, je l'avais relégué au rang de moyen de locomotion et de communication. J'étais détachée de mon enveloppe corporelle. La douleur, le souvenir, la tristesse, flottaient au dessus de moi et pleuvaient sur mon esprit, lui donnant des airs de paysages de bords de mer en hiver. Lydia avait tout fait, tout essayé pour me maintenir en vie, ma mère aussi. En vain. J'avais arrêté la musique. Les sorties étaient exceptionnelles dorénavant. Je voyais quelques potes chez moi, occasionnellement. Ma mère passait au moins une fois par semaine, sa présence quasi muette me rendait encore plus mal. Elle n'avait jamais compris, elle n'avait jamais digéré mon geste mais ne me l'avais jamais dit. Je le savais, c'est tout. Elle qui n'avait pu avoir qu'un enfant, alors qu'elle en désirait plusieurs. Elle qui dévouait son quotidien aux enfants des voisin.e.s, aux neveux et nièces, même à la retrait elle continuait de garder chez elle, des gamin.e.s. Son seul et unique enfant, sa fille, avait décidé d'extraire la vie de son corps qui avait choisi de la faire naître en elle. Sa peine était lourde comme le bruit de ses pas sur mon parquet. La mienne l'était autant que le silence pesant entre nous. Elle m'apportait quelques courses, des nouvelles du monde, parfois me demandait si j'avais des nouvelles du poste auquel j'avais postulé. Ou revu la personne avec qui j'avais eu un date la semaine passée. Elle ne disait pas date, évidemment. Je lui mentais, je n'avais eu ni entretien, ni rendez-vous galant. Elle repartait ensuite, m'embrassant avec une froide tendresse, laissant derrière son passage un parfum de culpabilité.
En général, Lydia me proposait de se voir chaque lendemain de visite de ma chère mère. Ça n'avait pas manqué cette fois là non plus.
« Par contre Pims, cette fois, je vais te demander qu'on se voit le soir. Pour une soirée qu'on s'était promis de pas rater. Le collectif se reforme, exceptionnellement, pour deux soirées ce week-end... Toi comme moi, on sait qu'on ne peut pas manquer ça. Parce qu'on a été des membres importantes de ce collectif. »
Mon téléphone posé sur le bord de la table basse, j'écoutais l'information et la laissait s'infiltrer dans ma tête. Ce collectif de musique électro, on y était même à l'origine pour être honnête, avec Steve et Gasco, qui avait disparu de la circulation il y a des années. Quant à Steve, je n'avais pas revu sa sale tronche depuis l'affaire son petit frère me fout en cloque.
« Il y aura pas que lui à cette soirée, va y'avoir vachement de monde, tu pourras l'éviter. On y va ensemble, on verra les potes, on va s'amuser... »
Elle essayait, et je lui en étais reconnaissante. « Je sais pas, Lydia. On verra. Je te redis ça demain... »
J'aurai peut-être eu besoin d'en parler avec des personnes qui avaient vécu la même chose que moi, peut-être eu besoin de voir un.e psy, de me faire aider, soutenir d'une quelconque manière. Mais je n'avais pas pu, terrorisée, paralysée. Impossible de mettre des mots sur cet événement, d'en reparler, de revivre chaque minute : de la nouvelle à l'acte médical. J'avais vécu un traumatisme vécu par tellement d'autres personnes, mais j'étais incapable de me confronter à ces personnes, d'engloutir leur traumatisme et le mélanger au mien.
J'avais besoin d'oublier, d'avancer mais je n'en avais pas eu la force. J'avais donc stagné, puis j'étais tombée en dépression. La vie avait ensuite continué, un long fleuve tranquille aux eaux troubles. Que m'aurait-il fallu ? Comme dans tout bon film, tomber amoureuse ? Avoir un déclic en rencontrant un.e illuminé.e qui m'enseignerait le positivisme ? Partir faire un tour du Monde ?
Tout ça m'affligeait. Je préférais regarder pour la millième fois les séries de la trilogie du samedi, manger du cheesecake au citron, assurer ma vie sociale en faisant semblant une fois de temps en temps. J'avais pris dix kilos, je m'en fichais, je ne pensais plus rien de mon corps. Mes cheveux avaient poussé, atteignaient maintenant le bas de mon dos. Je laissais tout aller, tout glisser sur moi. Je sais que ça rendait triste Lydia, qu'elle voulait retrouver sa meilleure amie mais elle n'y pouvait rien. Parfois, elle m'agaçait avec sa détermination sans failles, ses engagements et son humour à toute épreuve. Parfois, j'avais envie qu'elle disparaisse de ma vie elle aussi. Très vite, je chassais de mon esprit cette pensée horrible créée de toutes pièces par mon mal-être.
Le lendemain, sans savoir l'expliquer, j'envoyais un message à Lydia pour lui dire que je viendrai à cette soirée.
Réapparaître socialement après un an d'isolement n'était pas simple. Réapparaître changée physiquement, encore moins. Réapparaître dépressive...alors là, c'était pour moi l'équivalent de gravir un volcan endormi. Lydia était venue chez moi une heure avant, pour boire un verre, pour qu'on se prépare ensemble comme quand nous avions 18 ans. Elle venait surtout pour me rassurer et me soutenir.
Ma meilleure amie. Lydia au lycée, Lydia maintenant, il n'y avait pas beaucoup de différence. Bien évidemment, elle avait évolué, grandi, avancé. Mais elle avait toujours été cette personne souriante et piquante, un débit de paroles vif et précis, une démarche assurée et rapide. Nerveuse, elle se mangeait le bout des ongles et leur pourtour, et n'avait jamais cessé. Ces cheveux noirs coupés façon Mathilda dans Léon. Cette coupe c'était un peu sa signature. Elle s'était parfois teint les cheveux, mais jamais elle n'avait voulu d'une autre coupe. À 17 ans elle s'était coloré les cheveux en rose, son père l'avait engueulée comme jamais. Ses parents, ultra protecteurs et très attaché.e.s à leur religion, n'acceptaient pas les comportements outranciers de leur petite fille. Son frère était entré dans l'armée, iels ne s'entendaient pas. J'avais découvert mes premiers émois sexuels avec lui. Elle m'en avait longuement et lourdement voulu.
Renan avait quatre ans de plus. J'en avais quinze, je le trouvais absolument canon (c'était le cas, il était con comme un tabouret de PMU mais beau comme un dieu), il me tournait autour. Un jour, je n'ai pas pu résister, il est passé chez moi. Ma mère au travail, moi fille unique, personne pour nous surprendre. Il avait roulé un joint et on avait bu une bière. Je jouais la fille cool et décontractée, mais j'étais morte de trouille et stressée. Je le dévorais des yeux. Il avait une bouche qui donnait envie d'être embrassée et des yeux d'un bleu si pâle, on aurait dit de l'aquarelle. De mon côté, la seule enfant et père absent (voire peut-être même décédé, qu'en sais-je?), ma mère me couvait mais me laissait aussi beaucoup de liberté. Elle avait été élevée entourée de quatre frères, dans une famille classique de l'époque. Ses frères pouvaient aller et venir, vaquer à leurs occupations, librement. Ma mère devait tout justifier, prouver, obéir à un couvre-feu et demander la permission pour sortir avec des ami.e.s. Elle en avait souffert, je le savais. Elle était tombée enceinte très jeune, elle ne savait même pas encore si elle en avait envie. Mais la contraception et la sexualité n'étaient pas des sujets abordés avec ses parents ou ses frères, et elle n'osait pas en parler avec ses quelques copines, vivant probablement la même situation.
Elle avait alors pris le contre-pied de tout ça avec mon éducation, j'étais la première, une fille. Je recevrai une éducation ouverte, libre et sans mensonges. Quand il y aurait un petit frère, il aurait le droit à la même éducation. Mais il n'y eut jamais de petit frère ou de petite sœur. Ma mère devint alors emplie d'une tristesse mêlant frustration et colère, souffrance et injustice. Elle ne supportait pas d'entendre « Au moins, tu en as eu une déjà. » Elle n'avait jamais retrouvé de partenaire amoureux. Elle avait fréquenté des types sur des courtes périodes, quand j'étais au lycée, puis je n'avais plus jamais entendu parler d'un quelconque amant. Sa tristesse la dévorait de plus en plus. Je ne comprenais pas encore qu'elle était en dépression, depuis des années, et qu'elle non plus, ne le savait pas. Ce jour-là, j'étais donc stressée mais j'avais en tête toutes les explications claires de ma mère. Utiliser un préservatif, expliquer à mon partenaire que c'est la première fois pour moi, ne surtout pas me forcer et arrêter à tout moment si j'ai mal, si je me sens mal. Renan s'était comporté correctement. Correctement, pour un mec de son âgé, à cette époque. Il avait frotté ses doigts contre ma vulve d'un geste mécanique, sans saisir s'il me faisait du bien ou pas. Moi, ayant des souvenirs de mes doigts sur mon sexe, ne comprenant pas très bien pourquoi, avec lui, c'était différent mais me disant que c'était peut-être normal. J'avais entouré son sexe avec ma main droite et tenté des allers retours, j'entendais sa respiration, forte, et quelques gémissements. Il m'avait stoppé, et dit sur un ton un peu bête : « Je peux y aller ? » J'avais acquiescé sans vraiment trop savoir à quoi je venais de dire oui. Le voyant faire glisser son pantalon et son caleçon sur ses mollets et s'approcher de moi, j'avais immédiatement reculé en exigeant qu'il mette une capote. Il avait pas bronché, mais n'en avait pas avec lui. Typique. C'était ce qui m'avait le plus marqué. Le reste, c'était pas assez mauvais pour que je regrette, pas assez bien pour en faire un souvenir avec des étoiles dans les yeux. En trois allers retours, il avait éjaculé et joui. J'avais à peine eu le temps de sentir qu'il était rentré en moi. La deuxième fois, et c'était pour moi, le vrai souvenir, le vrai premier émoi sexuel plaisant et marquant ; c'était avec une fille. Bref, Lydia avait su pour Renan et moi, et ne m'avait plus adressé la parole pendant six mois. À cette âge là, ça semblait une éternité, et c'était une blessure béante dans le cœur. On avait fini par se rabibocher, et ne plus se quitter, pour rien au monde, on se l'était juré.
« Tu peux te taper qui tu veux, c'est rageant. » m'avait-elle dit un jour. Elle que je voyais attirante, magnétique, qui avait le charme et l'intelligence, et qui savait en jouer finement. Lydia n'avait jamais compris qu'elle plaisait, mais qu'elle effrayait par son aura. Elle était une intouchable, une inaccessible. Elle traînait ça depuis des années, et ce, malgré des heures de séances de psy. Combien de mecs et de meufs étaient venu.e.s me demander si elle était libre, si iels pouvaient avoir son numéro, si je pouvais arranger un truc. Lydia était en plus loyale, une amie en or. Le genre de personne qu'on veut garder près de soi, pour toujours.
Alors ce soir-là, assises toutes les deux sur mon canap à fumer, je l'avais regardé droit dans les yeux et je lui avais déclaré ma flamme. Rien à voir avec une quelconque attirance sexuelle, ni désir, ni sentiments amoureux. J'avais juste besoin de lui dire que je l'aimais. Elle avait pleuré. Moi aussi. On avait bu quelques shooters et sauter comme des dingues en écoutant des vieux morceaux de nos soirées d'avant.
Vint le moment de sortir. J'enfilai mes bottes et je me retrouvai soudainement tétanisée. Mon corps ne voulait plus se mouvoir, j'étais incapable d'avancer.
ça va, Pims ? avait demandé Lydia en mettant son manteau.
Je n'arrivai pas à parler, à articuler des mots. L'ivresse n'arrangeant rien, qu'on se le dise. Dans ma tête, je revoyais le visage du frère de Steve, je pensais au fait que j'allais peut-être le croiser, ou à défaut, croiser Steve. J'étais terrifiée à l'idée de les voir. J'imaginai les gens que je côtoyais savoir ce qu'il s'était passé sans que je leur ai moi-même dit, me regarder avec pitié ou dégoût. Je ne pouvais arrêter de penser que tous ces gens avaient une opinion sur moi, sur ce que j'avais fait, sur mon avortement. Quand bien même, dans le lot, il y avait sûrement des personnes qui avaient déjà avorté avant moi. C'était une peur irrationnelle. Je ne me rendais pas compte à quel point cet épisode de ma vie avait eu un impact si violent sur moi. Mon projet de déménager en Angleterre, de mixer au sein d'un collectif là-bas, avait été, lui aussi, avorté. J'avais capitulé. Je n'avais plus la force, la dépression m'ayant engloutie dans son énorme estomac de mal-être.
Je finis par reprendre mes esprits, et rassurée par Lydia, je sortis de chez moi pour affronter la foule, la musique, l'alcool et la nuit. Quand on arriva, personne ne me scruta de la tête aux pieds comme je me l'étais imaginée. Le premier à venir me dire bonjour fut Steve. Il s'approcha de moi avec, dans le regard, quelque chose comme de la pitié ou de la compassion, je ne savais pas très bien. Il s'excusa au moins vingt fois, me dit qu'il s'était comporté comme une sale connard.
Mon frère est là ce soir... je préfère te prévenir au cas où...je sais pas...
Je ne répondis rien. Je lui souris, et le plantai là pour aller me prendre un verre illico presto. Évidemment, je connaissais bien la barmaid et la plupart de l'équipe qui bossait ce soir.
Pims, ça fait plaisir de te voir ! Dit-elle sur un ton trop enjoué
J'étais en mode parano. Les gens ne me jugeaient pas, non, iels avaient juste toustes pitié de moi. Leur pitié et leur fausse sympathie m'énervaient.
Une pinte de blonde, s'il te plaît. Merci.
Elle haussa les épaules et s'exécuta. Lydia arriva près de moi, commanda elle aussi un verre.
Pims, si t'es pas à l'aise, on rentre. Mais je t'assure que les trois quart des gens ici ne sont pas au courant de ta vie et que les gens qui le sont, te soutiennent.
Je ne dis rien. La première gorgée fit du bien, la deuxième encore plus. La cinquième pinte me transporterait sur un petit nuage. Attirée par la musique, je filai sur la piste pour danser, sans réfléchir, sans penser, sans regarder le monde autour. Lydia s'arrêta de groupe en groupe de potes, pour discuter de banalités, de la vie, de l'avenir. Je l'entendais rire, et ça me fit chaud au cœur. Je la vis alors discuter avec le petit frère de Steve mais je fis semblant de rien capter. Il ne put s'empêcher de venir me voir. Il était temps de boire la deuxième pinte. Avant même qu'il n'approche de moi, j'avais décampé pour remplir mon verre.
Pims... je sais pas quoi te dire...
Alors ferme ta gueule. lançai-je froidement
Je tournai les talons et repris mon activité : danser sans qu'on vienne m'emmerder. Qu'est-ce qu'il voulait ? Il savait pas quoi me dire ? Pourquoi venir me coller sa sale tronche devant les yeux pour me dire cette phrase ignoble et sans intérêt ? S'il savait pas quoi dire, moi je savais. J'avais baddé comme jamais, vécus l'angoisse, maltraité mon corps et j'avais sombré en dépression à cause de sa bite ! J'avais envie de lui cracher ça au visage, je voulais qu'il ait aussi mal que moi. J'aurai conclu mon discours d'un poing dans sa gueule d'ange. Pauvre type !
Je dansai et bus toute la nuit. Je tapai deux rails de C aussi, ça faisait longtemps. Lydia s'inquiéta mais je l'envoyai gentiment chier pour lui faire saisir que, ce soir, je m'en battais les couilles, je voulais juste faire ce qui me plaisait.
Quand je rentrai chez moi, je me pris un billet d'avion, aller simple pour la Grèce. Pourquoi ? j'en savais rien. La Grèce, jamais allée. Je choisis au hasard. Pourquoi maintenant ? C'était un coup de tête complet, y'avait aucun objectif concret derrière.
Seulement me barrer.
Sans savoir quand je rentrerais. Une nouvelle ville, un nouveau boulot, de nouvelles rencontres.
Mon vol était dans un mois, le temps de me préparer un peu et de quitter mon appart. Je ne prévins personne, même pas ma mère.
Cette décision provoqua en moi une excitation digne de celle qu'une gamine ressent la veille de son anniversaire.
Je me faisais un cadeau, et putain, ça faisait longtemps que je méritais ça !