Axel

caza

La groupie du pianiste….

Il fait chaud en cette mi-septembre et la salle de permanence du lycée Adolphe Chérioux près du Kremlin-Bicêtre est bondée.

Tous les élèves ont été convoqués en même temps et le proviseur fait l'appel pour constituer les classes, toutes les classes, des secondes aux terminales, par ordre alphabétique, à l'aide de feuilles polycopiées sur lesquelles il peine à déchiffrer les patronymes, ce qui rend la corvée laborieuse et pénible à supporter.

Lou écoute, essaie de saisir les noms qui s'égrènent mais son esprit est ailleurs, elle a aperçu en arrivant l'immense parc qui constitue le cœur de l'ensemble scolaire et aimerait bien en faire le tour.

Soudain, une sorte de murmure parcourt la salle, la tire de sa torpeur et elle le voit : brun, frisé, élancé, les yeux verts que réhausse son bronzage et la démarche souple, il tranche avec tous les autres qui sont descendus des marches pour constituer les classes jusqu'alors, et elle se surprend à marmonner « faites que je sois dans sa classe, s'il vous plaît, faites que je sois dans sa classe…. » tant et si bien qu'elle n'entend pas qu'on l'appelle, il faut que le proviseur hausse le ton et prononce son prénom pour la faire sursauter ; lentement, essayant de cacher son trouble, elle descend et se mêle aux autres.

Axel, tel est son prénom, engage la conversation dès qu'elle l'a rejoint en lui demandant si elle est véhiculée car il n'a pas envie de rentrer à pieds et elle, trop heureuse de saisir l'occasion, lui propose de le ramener à mobylette.

C'est l'un de ses traits dominants : se servir des autres, au maximum, elle le découvrira à ses dépens.

Pour l'instant, elle est sous le charme et le restera pendant les trois prochaines années, à tel point qu'on la surnommera la groupie du pianiste quand la chanson sortira un an plus tard.

C'est simple, lorsque les professeurs font l'appel et qu'Axel est absent, ils n'appellent pas Lou, ils savent qu'elle aussi est absente, ils passent toutes leurs journées ensemble.

La différence notoire est qu'elle est bonne élève, contrairement à lui, elle apprend et retient vite, et peut ne pas avoir assisté aux cours, elle est présente aux interro et récolte de très bonnes notes, normal après l'année qu'elle vient de passer en C, tout lui semble plus simple en AB.

Pour la Noël, les parents de Lou lui ont offert une 125 Twin Honda, un petit bolide qui va à 130 km/h et qui ne nécessite que la licence, c'est-à-dire de passer, et de réussir, l'épreuve du Code de la Route.

Ce destrier va lui permettre de s'échapper plus facilement des murs d'enceinte du lycée, avec Axel derrière elle.

Fils unique de parents divorcés, il va l'initier aux plaisirs du cinéma, aux dress codes, au maquillage, tout ce que ses parents lui dénient, et à la frustration…

Il sait l'effet qu'il lui fait et en joue impunément ; dès qu'elle essaie d'avoir des velléités d'indépendance, il lui sort alors son regard de chien battu : quand il la regarde ainsi, de ses grands yeux verts, elle fond, c'est plus fort qu'elle.

Elle sait bien qu'il en profite, sur toute la ligne, mais, contrairement à tous les autres depuis toujours, il sait aussi être tendre parfois et lui faire croire qu'elle est importante.

Dans ces moments-là, dans ses bras, elle oublie tout le reste, et même lorsqu'il la met sur des charbons ardents mais la laisse repartir d'un simple « bon, ben, à demain », elle ronge son frein et compte sur les vibrations de sa moto pour calmer temporairement ses envies inassouvies.

Jusqu'au jour où il va lui poser une étrange question, après que leurs corps se soient séparés, repus l'un de l'autre, il lui demande « que dirais-tu si, un jour, un garçon avec lequel tu viens de faire l'amour, te disait qu'il est homosexuel ? ».

Nous sommes au début des années 80, le sida n'a pas encore frappé, on ne parle que très peu des homosexuels, sauf pour rapporter les exactions dont ils font l'objet quotidiennement, Lou n'a donc pas d'idées préconçues et de toute façon, ce n'est pas, ce ne sera jamais, son mode de fonctionnement.

Instinctivement, elle répond : « ben, je ne sais pas, je dirais ahhh…. Pourquoi ?

- Je suis homosexuel.

- Ah…. Je ne te crois pas, prouve-le !

- Je t'en parle car j'ai rencontré quelqu'un et j'ai besoin que tu dises à ma mère que je serai chez toi le week-end prochain, tu veux bien faire ça pour moi…. dis…. (regard de chien battu à l'appui)

- À une condition : je veux le rencontrer, si je te vois l'embrasser, alors d'accord ».

Elle a ouvert la boîte de Pandore, celle qui va l'entraîner dans un monde parallèle, fait de fêtes fastueuses, de concerts, de boîtes de nuit en plein jour, réservées aux hommes, où elle seule aura l'autorisation de pénétrer, ses nouveaux amis se portant garants de sa bonne conduite en ces lieux de perdition, car tous ont entre 10 et 20 ans de plus qu'elle.

Son ouverture d'esprit fait qu'ils la considèrent comme leur petite sœur, leur confidente parfois.

Jean-Marc, architecte d'intérieur, lui demandera même d'être la mère porteuse de ses futurs enfants, enfin, si elle veut bien et pas avant sa majorité, cela va de soi….

L'été venu, ils se retrouvent chez la grand-mère d'Axel, dans la Creuse, pour deux semaines de vacances, tous frais payés.

Là encore, il l'entraîne dans ces milieux interlopes, ce qui lui vaudra de vivre une situation peu banale, même pour elle.

Après une soirée en boîte de nuit, la rentrée se fait entassés à 8 dans la deux-chevaux, par manque de place, elle a échoué sur les genoux d'une fille qu'elle ne connaît pas.

Arrivés à bon port, au moment de dire au revoir à tout le monde, cette fille va écraser ses lèvres contre les siennes, comme ça, sans un mot.

Au retour de ces congés d'été, doucement, ses relations avec Axel se distordent ; elle accepte d'être l'alibi parfait pour ses rencontres, il en profite allègrement, allant même lui demander d'attendre dans la salle-à-manger de l'appartement de sa mère pendant qu'il est dans sa chambre……

L'équilibre précaire dont elle s'accommodait jusqu'alors n'y est plus, elle commence à ouvrir les yeux, à prendre du recul, à s'affirmer, la preuve : il lui a demandé de venir le chercher chez son dernier amant en date, Julien, un snobinard qui fréquente le même lycée qu'eux et la méprise ouvertement, ce qu'elle lui rend bien d'ailleurs.

Il a décidé qu'elle monterait le chercher, pour l'humilier une fois de plus, mais elle a décidé le contraire et lui dit à l'interphone « ou tu descends, ou je pars sans toi », il ne la croit pas et, pour la première fois, elle met sa menace à exécution, sans remords, elle enfourche sa moto et le laisse rentrer à pieds, ça lui apprendra.

Le prochain acte de rébellion aura un impact plus grand sur sa destinée, même si elle ne peut le savoir.

Il a décidé pour eux deux, qu'ils allaient s'inscrire à un stage de perfectionnement en marionnettes et autres travaux manuels, dans le cadre de l'obtention du BAFA, le diplôme d'animateurs de colonies de vacances.

Elle n'est pas manuelle pour deux ronds et préfèrerait s'inscrire en spécialisation photo ; aussi elle lui ment et lui dit, en riant sous cape, qu'ils ont perdu son dossier d'inscription et qu'il ne reste plus de place pour les marionnettes, qu'elle va devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur et s'inscrire dans un autre stage, de spécialisation photo, oui, sans lui, ben oui, c'est dommage….

Quelques semaines plus tard, alors qu'elle est sur le point de partir pour la gare, son sac de voyage à la main, elle se ravise et demande à son père de l'attendre, le temps de changer de chaussures, car, même si elle y va en train, à Chartres, elle préfère porter ses Stan Smith, celles avec les lacets rouges…..

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