Bagage funeste
Michael Ramalho
Nous devons nous rendre à l'évidence. Le corbeau est revenu, implacable et cruel. Comme il y a six ans, la bête dépose devant notre porte une plume grasse et sanguinolente, arrachée à l'aide de son bec courbé, à son plumage noir et boursouflé. Une fois encore, nos larmes coulent, rejoignant au passage, le flot agitée et intarissable de celles versées durant cette période. Les examens qui se sont enchaînés jusqu'à hier ont fait ressurgir cette sombre et douloureuse étape de notre vie. Deux êtres hagards, ployant sous le poids de la destinée, traversant un tunnel glacial et effrayant. Horreur ! Nous sommes de retour dans le passé. Elle là-bas qui lutte. Moi ici qui souffre. Sans sa présence, l'obscurité, la peur et la douleur ont pris le pas sur moi. Un mal atroce aux cervicales ne me laisse aucun répit. La valise noire attend et exige sa nourriture. Il y a six ans de cela, pour la sustenter, j'errais dans la maison, traversant ces pièces devenues étrangères, à la recherche de vêtements qui siéraient le mieux à notre malheur. En ce milieu de nuit, me revoilà en quête de lugubres oripeaux, sous l'œil du funeste bagage, qui la gueule béante, se languit de sa rutilante pitance. Comment en sommes-nous arrivés là ? Lundi dernier, je rentrais du travail. Sa gêne à la poitrine qu'elle trainait depuis un temps, s'était muée en douleur aigue. Le lendemain, une consultation qui se termine par un courrier à un confrère et par une image aux teintes blanches et grises dont certaines zones mystérieuses sont marquées au feutres rouges. La même lettre comme une sentence, la même image que pour lui, le même rouge annonciateur de sang sur notre chemin. Le sur lendemain, un bureau ordinaire à l'hôpital. Les sempiternelles affiches de santés punaisées partout. Les couleurs de notre vie aspirées dans les post-it multicolores, collés sur l'écritoire. Les mêmes paroles couperets qui terrorisent et qui font pleurer. Comme la dernière fois, je m'accroche à des détails pour ne pas sombrer. Luttons contre le retour de la tuberculose, Respectons la laïcité à l'hôpital, Contre le cancer du sein faites-vous dépister. Et finalement, la même décision implacable du tribunal de la destinée. Hier, il dévorait notre enfant, se repaissant sans vergogne de sa gigoteuse blanche ornée d'un blason en forme d'ourson sur le cœur et de son bonnet minuscule. Et maintenant, il s'attaque à elle, lui soufflant son haleine fétide et vicié en plein visage. A la vue du jean, du pull et du soutien-gorge post opératoire que je m'apprête à lui jeter, il passe sa langue puante dégoulinante de salive, sur ses babines métalliques. Trônant sur le lit, éclairé de la seule lumière orangée de la nuit perçant à travers la fenêtre, il me domine. Ordure ! Étouffe-toi avec ! Je tiens à peine debout, tâtonnant à quatre pattes entre le lit et le placard. Je songe à elle de la même façon que six ans plus tôt, je pensais à lui. La terreur de la perdre après le désespoir de ne jamais le connaître. A l'heure qu'il est, elle doit être allongée sur la table d'opération luttant de toutes ses forces. En fixant mon portable à l'affût de nouvelles, surgit une foule de questions. Et demain ? Est-ce tout sera réellement terminé ? Comment vivra-t-elle avec ces dizaines de grammes en moins ? Impossible insignifiance. Et pour nous, comment sera la vie d'après ? Quand elle sera prête, me laissera-telle passer mes doigts sur sa cicatrice ? Ou alors, seulement la voir... Acceptera-t-elle de se montrera nue devant moi ? Ah ! Ne plus pouvoir l'observer se préparer le matin. Ne plus assister à ce ballet magnifique. Comment le supporterais-je ? Etre privé de ces deux bras fins et élancés qui ramènent ses cheveux en chignon. Ne plus assister au spectacle bouleversant de sa serviette qui glisse et qui d'un coup, découvre son corps à mes yeux. Son rire plein de promesses continuera-t-il de s'échapper de sa bouche lorsque le soir, j'effleurerai la bretelle de son soutien-gorge ? Est-ce qu'elle me permettra de l'aimer encore ? L'alerte SMS qui retentit. Glas ou libération ? Je dois y aller. La valise noire est refermée. Elle ne contient que quelques vêtements mais je peine à la porter. Elle contient tout le poids de l'intranquillité. Je m'aide de la hanche et la dépose devant la porte. Dehors tout est calme. Indifférente à notre malheur, l'aube se lève. Il ne pleut plus. Une lumière naissante laisse planer le doute sur la possibilité d'une journée agréable. Dois-je y déceler un signe J'avance lentement jusqu'à la voiture. Juste au-dessus, posés sur le fil du téléphone qui relie la maison au monde, deux corbeaux me regardent.