Banlieue Est

salesgirl

Lyoubov avait la tête qui tournait. Elle s’enivrait presque tous les soirs depuis que Dima était parti sans lui laisser d’adresse. Elle trainait avec Sergueï qui lui donnait des nouvelles de temps en temps. Lyoubov buvait sa bière à petites gorgées parce qu’elle n’aimait pas trop son goût âpre qui restait collé au palais. Mais elle aimait encore moins la vodka qui lui brûlait la gorge et la rendait carrément malade.

Une chanson remixée de mauvaise pop russe retentissait dans tout le quartier de cette banlieue ordinaire de Moscou, les basses saturaient les hauts-parleurs d’une voiture qui vrombissaient comme s’ils allaient exploser.

Assise en tailleur sur un petit coin de pelouse clairsemée, Lyoubov observait Marina qui dansait sur la musique au milieu d’un petit groupe de garçons et de filles qui s’étaient retrouvés là, en bas de cet immeuble, à défaut d’avoir un autre endroit pour se réunir. Ils avaient presque tous une cigarette à la main et on entendait par intermittence leurs éclats de rire francs couvrir le raffut de la musique.

Sergueï les connaissait tous mais Lyoubov n’étaient pas encore très à l’aise avec eux. Tous avaient la vingtaine, travaillaient plus ou moins et semblaient n’avoir de compte à rendre à personne.

Soudain, elle vit débarquer un garçon qu’elle connaissait bien. Nikolaï avait son âge et ils fréquentaient tous les deux la même école. Il ne lui adressait pour ainsi dire jamais la parole. Elle avait pourtant l’impression que cela allait changer. Il se dirigeait droit vers elle.

Lyoubov se sentit rougir mais moins qu’elle ne l’aurait pensé. Elle se sentait étrangement sûre d’elle et c’était nouveau. Peut-être que c’était un effet de l’alcool bien qu’elle en ait pas ingurgité tant que ça ce soir. Peut-être était-ce le fait de sortir avec Dima qui la rassurait, bien qu’il ne soit pas à ses côtés. Elle ne savait pas très bien mais elle sourit à Nikolaï qui lui répondit d’un sourire plus grand encore.

- Salut Liouba, je ne savais pas que tu connaissais ma sœur.

Il désigna du doigt une amie de Marina. Elle s’appelait Lia ou Inna, Lyoubov n’avait pas fait très attention au moment des présentations avec Sergueï. Elle portait un jogging et des baskets de marque et riait très fort en dansant avec deux garçons.

- En fait, je connais surtout Sergueï et un peu Marina, répondit-elle d’une voix qu’elle voulait assurée mais à peine assez forte pour couvrir le vacarme que faisait la musique.

Elle ne savait pas s’il avait entendu sa réponse mais il ne la fit pas répéter et s’assit sur l’herbe à côté d ‘elle. Ils parlèrent de choses et d’autres, partagèrent une bière et quelques cigarettes en regardant le reste du petit groupe rire et danser dans cette arrière cour qui d’habitude servait de parking.

Après un long silence, Nikolaï se leva brusquement et tendit la main à Lyoubov:

- Viens.

Elle le regarda, un peu hésitante et lui prit finalement la main pour le suivre.

Il l’entraîna vers le bois. Elle regarda en arrière, aperçut Sergueï qui les regardait partir et se demanda si elle n’aurait pas dû refuser. Elle décida que non. Elle s ‘amusait bien en sa compagnie. Et en l’absence de Dima, elle n’avait pas beaucoup d’autres occasions de se distraire.

Ils traversèrent ensemble le petit bois par un chemin de terre et arrivèrent de l’autre côté, près de la rangée de garages qui longeait la voie ferrée. Ils marchèrent quelques minutes encore le long des bâtiments bas en briques. Nikolaï, qui tenait encore Lyoubov par la main s’arrêta devant le garage 232. Il sortit une grosse clé de sa poche et ouvrit le cadenas non moins imposant qui bloquait la porte fermée. La porte grinça quand il l’ouvrit. Lyoubov regardait le jeune homme, amusée et perplexe à la fois, ne sachant si elle devait entrer. Il lui fit signe que oui.

Dans le réduit, il faisait sombre mais on distinguait quand même une vieille Lada rongée par la rouille qui semblait avoir rendu son dernier souffle il y avait des années de cela. La voiture occupait tout l’espace. Lyoubov se glissa entre le mur et le véhicule. Nikolaï lui ouvrit la portière avec cérémonie. Elle lui sourit et se glissa dans l’espace restreint que lui laissait la portière collée au mur.

Nikolaï fit le tour du véhicule, ouvrit la porte du garage en grand et s’installa à son tour côté conducteur. Il lança un coup d’œil à sa voisine qui semblait l’interroger du regard. Il crut bon de préciser:

- Elle est à moi. Mon grand-père me l’a donnée parce qu’il ne peut plus la conduire. Elle roule encore bien.

Il démarra en faisant ronfler le moteur fatigué qui semblait rechigner à la tâche. Il roula lentement avant de s’engager sur la route. En accélérant, Nikolaï demanda à Lyoubov:

- Tu conduis?

- Non.

- Je t’apprendrai. Tu verras c’est facile.

Ils roulaient depuis un petit moment et avaient déjà quitté la ville quand Nikolaï s’engagea dans un chemin de terre caillouteux. Lyoubov se mit à rire car la voiture grinçait et à chaque nid de poule, elle la secouait tellement fort qu’il lui semblait que la vieille carcasse allait se désintégrer sur place.

Lyoubov connaissait ce chemin qui menait à la rivière toute proche. Elle aimait cet endroit qui était bien connu de tous les jeunes de son quartier. Elle y venait souvent. Ce samedi soir, les rives du cours d’eau étaient désertes. La voiture arrivait au bout du chemin et commença à rouler sur l’herbe tassée au bord de l’eau. Nikolaï longea doucement la rive pendant quelques minutes et arrêta le véhicule prêt d’un grand arbre dont les branches basses éclairées par les phares plongeaient profondément dans l’eau.

L’air était maintenant lourd et moite et l’orage menaçait. Lyoubov sortit de la voiture et marcha un peu pour se dégourdir les jambes. Nikolaï la suivait de près. Sans le regarder, Lyoubov lui dit:

- Je sais que tu as déjà une copine.

- Oui, et alors? Masha est en Ukraine jusqu’en Septembre. Toi aussi tu as quelqu’un, non?

Elle ne dit rien. Elle se contenta d’un demi-sourire parce qu’en fait, il avait raison. Il continua:

- On peut être ensemble juste pour l’été…

Elle sourit. La proposition était tentante. En attendant de savoir ce que fabriquait Dima. C’est lui qui était parti après tout. En la laissant ici. Seule. Et elle n’aimait pas trop ça. Elle fit semblant de réfléchir mais en réalité elle savait déjà ce qu’elle allait répondre.

- D’accord.

Elle lui tendit la main pour sceller le pacte. Nikolaï la prit dans la sienne en regardant la jeune fille droit dans les yeux. Il lui sourit puis finalement, l’attira contre lui pour l’embrasser.

Et à cet instant précis, dans les bras de ce garçon qui lui avait parlé pour la première fois à peine deux heures auparavant, Lyoubov se rendit compte qu’elle ne pensait déjà plus à Dima et qu’après tout, elle s’en fichait pas mal. Elle se sentait bien avec Nikolaï et se dit que, finalement, l’été qui s’annonçait n’allait pas être aussi pénible qu’elle le redoutait.

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