Bernard et Christian

petisaintleu

Ils ne furent pas ce qu'ils auraient pu ou dû être, tout au moins dans l'imaginaire collectif. Pourtant, les exemples ne manquaient pas, de Romulus à Remus, de Caïn à Abel. La complémentarité ou la fusion n'était qu'un fantasme pour ceux qui ignorent que la jalousie, la haine et la frustration habitent les univitellins comme tout un chacun, même envers leur moitié.

Dans leur prime enfance, Bernard et Christian comprirent qu'on les présentait comme une attraction. Ils s'en accommodèrent et s'en amusèrent dans un premier temps. Les avantages étaient bien plus nombreux que les inconvénients. On leur pardonnait tout, sous couvert de leur ressemblance dont ils savaient parfaitement jouer. Même si cela coûtait cher de devoir tout acheter en double ou qu'il était usant d'avoir à mesurer le moindre bout de pain pour respecter la plus stricte égalité.

C'est à l'adolescence que les choses se compliquèrent. Ils ne supportaient plus que personne ne fût en mesure de remarquer leurs différences. On restait attaché à leurs seuls physique et faciès qui demeuraient strictement identiques. Les apparences sont trompeuses. Prenez l'exemple de deux droites. De près, elles peuvent paraître parallèles mais, dans une perspective infinie, peut-être finiront-elles par se croiser. Dans leur cas, c'était l'exact opposé. Si, a priori, rien ne les séparait, ils s'étaient forgés, jour après jour, leurs propres expériences, ressentis et points de vue qui finiraient par les éloigner à jamais.

Un équilibre s'était pourtant instauré. À Bernard de se mettre en avant, de privilégier l'instant, son homozygote préférant rester dans l'ombre. Dès qu'il s'agissait de prendre une décision qui exigeât de se projeter sur le long terme, les rôles s'inversaient. Christian se montrait brillant pour donner le cap. Son frère s'accrochait alors à lui, bien qu'il sauvât son incapacité à réfléchir sur le long terme, toujours prompt à l'écraser pour sauver les apparences de sa médiocrité.

Les poussées hormonales, particulièrement de testostérone, ne vinrent pas arranger les choses. Ce fut la course à l'échalote à qui planterait en premier le poireau. Tout était bon pour jouer au joli cœur et pour se distinguer face à celui qui désormais pouvait être qualifié d'adversaire. Ils n'hésitèrent pas un instant à s'humilier. Le résultat était quasi-nul, les adolescentes dont ils se disputaient les honneurs étant dans l'incapacité de les départager. C'était pitoyable de les voir s'affronter à coups d'insultes dont ils étaient eux-mêmes les victimes (les « Fils de pute » ou les « Nique ta mère » étant parmi leurs quolibets favoris).

Christian tenta de s'extraire de cette toxicité. Il essaya de prendre ses distances en se créant son propre cercle d'amis. C'était négliger le fait que son alter ego se refusait que fût percée la bulle gémellaire. Pour Bernard, il était hors de question que quiconque s'intercalât entre eux. Il fit alors tout pour, au mieux, s'intégrer dans le groupe créé sans son accord voire tout faire pour le détruire. Avec les amours de Christian, ce fut pire. Bernard s'arrangeait toujours pour les lui piquer, s'empressant de les plaquer pour montrer qui était le patron.

La fin du calvaire débuta par le biais de leur entrée dans la vie active. Christian parvint à décrocher un emploi à Lyon. Bernard préféra rester à la capitale qui, à ses yeux, lui offrait plus de possibilités pour se construire un parcours d'opportuniste. C'est ce qui permit à Christian de couper le fil. Il décida que sa carrière serait provinciale à tout jamais, certain que son jumeau ne franchirait jamais les portes du périphérique.

Christian a connu une renaissance, il y a dix ans. Il a définitivement coupé les ponts. Il était fatigué de recevoir des mails qui contenaient autant d'injures que de fautes de français. Ils sont désormais aussi éloignés que deux mondes similaires dans des multivers qui ne se croiseront jamais. Une question vient toutefois le titiller de temps à autre dans ses introspections. Qu'adviendra-t-il le jour ou l'autre restera seul en ce bas monde ?

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