Bertha
Jeff Legrand (Djeff)
Jean se réveille habité d'une force rare. Il connait son plan et son objectif le porte. Ce week-end, De Lattre et ses sbirs se passeront de lui. Monique l'attend, quelque part dans le bois de Bure. Elle doit être seule après avoir déposé ses louveteaux étoilés à Porrentruy.
En ce début d'été 1944, la vie est rythmée par ces actes héroïques banalisés par leurs nombres et leurs secrets. Et alors que la bataille des Vosges se dessine, certains trouvent la force de s'aimer.
Montbouton, 12 Juillet 1944
— T'es sûr mon Jeannot ?
— Ouais.
— C'est de la folie. Les boches sont partout.
— Non, pas partout. Ils se concentrent sur les crêtes du nord.
— T'es pas sain d'esprit mais bon, j'te comprends, elle est aguichante la Monique !
— Ouais. On va se marier après tout ce merdier. Salut Maurice, à lundi.
Jean parlait un peu l'allemand et s'était dégoté un uniforme de la Wehrmacht. Il ne portait ni casque ni casquette, pour que ses amis résistant ne l'abattent pas sur la route. Le moteur de sa Ardi VF 125*1 vrombit alors qu'il s'allume une nouvelle clope. Si tout va bien, il sera dans les bras de son aimée dans trois ou quatre heures.
Le vent lui caresse le visage alors que son destrier file sur les routes vides. Les parfums de cette époque lui rappellent les folles parties de foot et de pêche qui rythmaient son quotidien avant tout cela. Avant qu'il ne rejoigne la résistance et qu'il mette sa vie de côté. Avant que sa vie commence alors qu'il plongeait ses yeux dans ceux de Monique, pour la première fois. Ils s'étaient rencontrés dans le maquis. Elle cherchait de l'aide pour trouver un passage à la frontière Suisse, huit petits juifs habillés en scout dans les jupons. Leurs vies s'étaient liées depuis ce jour.
Il arrive à Croix un peu avant midi. Le village est calme, sans réaction face aux pétarades de l'Ardi. Une nouvelle note détonne dans la sérénade mécanique. Le pneu arrière éclate, envoi le pot d'échappement brûlant sur le mollet gauche de Jean, et couche la moto au sol. Jean est groggy, la jambe bloquée sous l'engin. Il n'a pas le temps de reprendre ses esprits que deux Lebel et un Chauchat*2 lui sont pointés dessus.
— Alors le boche tu fais plus l'malin sur ta bécane là hein ?
— J'suis sûr que c'fils de pute pensait pas crever aujourd'hui !
— Jean reprend ses esprits et distingue enfin les silhouettes de ses agresseurs.
— Du calme les gosses, j'suis pas un boche.
— Ha ouais ? T'es avec le moustachu alors ?
— Où sont vos parents ?
— Ta gueule ! Qu'est-c'tu fous là habillé comme ça ?
— Je vais voire ma fiancée en Suisse. Je suis du maquis les p'tits, y'a pas d'embrouilles.
— Mon père à moi aussi il est du maquis !
— Il s'appelle comment ?
— René. René Nonnotte.
— Oh ! T'es l'grand de « Tête de Nonnotte ». Les chiens ne font pas des chats.
Les présentations et autres convivialités terminées, Jean est invité à se faire soigner et à partager le déjeuner de cette bande d'ados, maitres de Croix en l'absence de leurs ainés.
— On est vraiment navré m'ssieur Jean...
— Arrêtez de vous excuser, vous avez fait ce qu'il fallait, avec courage.
— Heureusement qu'Henry sait pas tirer, c'est votre tête qui visait !
La bonne humeur et les éclats de rires de ces gamins étaient une bien belle manière pour Jean d'oublier ses soucis. Mais le palliatif ne soigne pas.
— Les enfants, vous savez si y'a une meule qui marche dans l'coin ?
— Oh ben non m'ssieur Jean, c'est des jouet d'grand ça...
— Moi j'peux vous prêter ma Bertha, mais faut m'la ramener dans un bon état par contre...
La joie de Jean disparait à l'instant où il découvre l'engin. Les vingt derniers kilomètres se feront en Solex, contusions et bandages comme passagers. Sans déguisement. Ultime épreuve pour savourer un week-end de paix. Le premier depuis quatre ans. Un objectif reléguant la quête du Graal à un pari idiot entre amis.
Ami de la pédale, Jean se prend au jeu que Bertha lui propose. Il l'aide à se relancer sur les plats, la chevauche en monté puis la love en descente. Jean ne s'en rend pas compte mais il crie, les jambes tendues devant lui, zigzaguant sur un chemin de traverse. Du haut de ses vingt ans il se prend pour l'enfant qu'il devrait être.
Il passe la frontière à travers champs, via la crête de Grütli. Il se rapproche, plus que quelques kilomètres à travers bois pour arriver à destination. Le vaillant Solex n'assiste plus guère alors que la côte se corse, Jean pense à la transpiration qui risque de casser l'effet de son arrivée mais ne cesse sa danse effrénée. Il l'aperçoit au loin. C'est leur moment. Mais le premier geste de Monique n'est pas pour lui alors qu'il gare son acolyte fatigué. Il voit alors une dizaine de marmots sortir du bois et rejoindre son aimée.
— Oh Jean, je suis si heureuse de te voir.
— Moi aussi mais...
Monique l'interrompt d'un baiser délicat.
— Je n'ai pas pu faire autrement. Les S.S. sont en ville, l'ambiance y est tendue. Désolée mon amour mais nous ne serons pas seul. Viens, le camion est là, nous dormons dans un gîte en contrebas.
— Tant que je suis avec toi, la guerre est loin de moi. Et puis j'adore te voir avec autant d'enfants autour de toi...
Un nouveau baiser et ils montent dans le camion qui s'ébroue dans un nuage gris foncé. Une nouvelle fois, un héros se retrouve oublié au bord de la route, sans espoir de rentrer à la maison. Bertha ne reverra pas le petit Henry et ses camarades, son parcours s'arrête là. Son ultime mission accomplie avec brio. Un dernier road trip champêtre comme épitaphe d'une existence sacrifiée à servir les autres, pour le bien de tous.
*1 modèle de moto utilisé par la Wehrmacht
*2 Le fusil Lebel 1886 M93 et le fusil mitrailleur Chauchat sont des armes répandues utilisées par les français durant la seconde guerre mondiale.
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