Betty comes back
Séverine Capeille
Lucien n'était jamais parti, contrairement à Betty qui avait fait carrière au Lido de Paris. Il avait toujours été là, campé derrière la caisse de son magasin, tenant minutieusement ses comptes avec un stylo Bic bleu. Il était de ces personnages dont on dit qu'ils sont à la fois « d'une autre époque » et intemporels. Caricaturé à l'extrême avec ses bretelles et ses poches pleines d'objets aussi hétéroclites que nécessaires à son quotidien, il avait cette simplicité des gens qui vous racontent le Monde sans jamais avoir dépassé les frontières du village voisin. Ses mains étaient fripées au point qu'on aurait dit qu'elles étaient faites d'une dentelle prête à se déchirer au moindre mouvement, au moindre geste un peu trop brusque, et c'était peut-être pour ça qu'il était lent. D'une lenteur absolument stupéfiante, totalement insupportable pour ses clients. Mais tout le monde l'aimait bien, Lucien. Il connaissait les histoires de tous les gens du coin. En gros. Parce que pour les détails, sa mémoire flanchait un peu, il fallait bien le dire. Il comblait les vides par des anecdotes rocambolesques ou croustillantes, trop heureux de pouvoir « discuter un peu », disait-il tout le temps et à tout le monde. Il ne ressemblait à rien, avec ses pantalons trop larges et son allure débraillée, mais il avait l'inégalable élégance de la bonté. Le « cœur sur la main », comme on dit. Un quidam qui ne faisait « pas de mal à une mouche » ; un gentil qui adorait les phrases toutes faites et les vieux proverbes populaires. Au plus noir de ses journées, il se raccrochait à l'idée que « demain il fera jour ». Quand les comptes étaient mauvais, il pensait que « l'argent ne fait pas le bonheur ». Persuadé que « l'avenir appartient aux gens qui se lèvent tôt », il prenait tous les jours son petit-déjeuner à six heures du matin. Vingt minutes plus tard, exactement, il jetait les miettes de pain aux moineaux.
Ses yeux avaient brillé d'un étrange éclat quand il avait parlé de Betty. Sa voix avait vibré. Très légèrement. Juste un instant. Mais c'était évident : Lucien avait aimé cette star de la région qui avait collectionné les aventures avec les vedettes de son époque. Elle était rentrée « au pays » depuis trois mois, et à chaque fois qu'elle venait acheter quelque chose dans le magasin, Lucien remontait machinalement ses bretelles, s'asseyait derrière sa caisse et attendait qu'elle se présente devant lui. Il l'attendait gentiment, patiemment, assis sur son tabouret depuis des années, depuis toute une vie. Ils avaient été ensemble à l'école, il y avait même eu ce bal de fin d'année… Et elle était partie. Comme les moineaux savent s'envoler. Partie à Paris. Il avait lu tous les articles qui évoquaient son nom. Ah, elle avait réussi, Betty. Elle avait eu tellement raison de partir d'ici. Qu'aurait-elle fait avec un pauvre type comme lui ? Et puis, Betty était revenue. Et ces bretelles qui tombaient tout le temps…
Lucien aimait Betty en silence, ou plutôt en sourires d'une maladroite délicatesse. Tandis qu'il enregistrait chacun de ses articles avec une émotion non dissimulée, elle minaudait et jubilait encore un peu de son pouvoir de séduction sur celui qui était à la fois son tout premier et son tout dernier fan. Paris a ce pouvoir, aussi étrange que répandu, de faire croire à ceux qui y vivent, même un court moment, qu'ils sont à jamais auréolés d'une prestance naturelle, qu'ils ont l'élégance de la « Capitale ». Mais Betty n'avait plus rien. Que son Lucien qui la faisait encore briller le temps d'un passage en caisse dans un magasin.