Bicycanthrope

patrick-eillum

 Je m'appelle Wanda et vais vous raconter mon histoire, la partie intéressante du moins... car je doute que mon enfance ou mon adolescence soient dignes d'être relatées. Je suis une femme simple et discrète, tant dans mon métier d'enseignante que dans ma vie de célibataire non-pacsée et sans enfants. Ma seule passion est l'astronomie. Et cette nuit noire d'Août était une magnifique opportunité d'observer les étoiles.

Je me promenais dans la forêt de Martiel, rendue terrifiante par le manque de lumière à proximité de la grotte des Trois-Frères. La lueur de l'astre sélène, caché par les nuages, cherchait à percer à plusieurs endroits sans pourtant y parvenir. Des animaux hurlaient dans la pénombre laissant un frisson me parcourir l'échine.

J'arrivais dans une clairière, éclairée par un halo de lumière lunaire, ne parvenant pas à croire ce que mes yeux voyaient. Là, sur l'herbe obscure, trônait un vélo de marque Jacob comme on n'en voyait plus depuis des années. La rouille ne laissait pas deviner la couleur de laquelle il avait pu être dans le temps où il roulait encore mais il était bien évident qu'il n'avait pas fait un mètre depuis une éternité. Je m'approchais, fascinée par la présence d'une chose si vieille en cet endroit mystérieux. Tel un enfant dopé par l'adrénaline, je tendis la main, m'apprêtant à toucher la bicyclette pour me prouver qu'elle était bien réelle. Soudain, ma main dérapa sur un rayon détérioré par les ans et une goutte de sang perla au sommet de la coupure, comme s'il m'avait mordu. Pour une raison que j'ignore, cette gouttelette me fit froid dans le dos. Puis cette perle d'hémoglobine se transforma en un petit torrent.

Je revins sur mes pas jusqu'à l'entrée des bosquets afin de rentrer chez moi en quatrième vitesse et de pouvoir désinfecter la plaie, mes rappels de tétanos remontant à la saint-glinglin. J'espérais de tout mon être ne pas avoir attrapé une saloperie à cause de ce bout de métal amoché. J'avais faim, ma tête tournait. J'avais de plus en plus mal. Une douleur atroce me parcourait le corps tout entier, similaire à celle d'une étape de montagne du Tour de France, ne laissant aucun muscle ou os à l'abri. Elle me déchirait comme on déchire une feuille de papier. Je voulais hurler mais n'y parvenais pas. Je sentais mon anatomie se transformer à la clarté de la lune qui montait. Mes yeux se trouvaient plus bas, je ne pouvais pas me relever. C'était comme si on me forçait à me mettre à quatre pattes. J'étais tel un poulain qui apprend à trotter et galoper, j'étais incapable d'effectuer plus d'un pas sans devoir faire une pause pour reprendre mon souffle. Analogue à la fringale lors d'une compétition sportive.

Je me dirigeai vers un ruisseau qui coulait quelques mètres plus loin. Cela me prit plusieurs minutes pour y arriver. Je me penchais pour me rafraichir et ce que je vis m'horrifia. Ce n'était plus mon reflet que je voyais mais bien une bicyclette, semblable à celle que j'avais vu lorsque j'étais dans la forêt. J'étais devenue un vélo ! Et lorsque j'essayais de parler, aucun son ne sortait. J'étais en train de cauchemarder, cela ne pouvait pas être réel !

C'est le chant des oiseaux qui me réveilla au crépuscule. Je m'étais évanouie et j'avais passé la nuit sur place. J'avais retrouvé mes deux bras et mes deux jambes mais me sentais patraque et anxieuse. La dépendance aux endorphines ou aux anabolisants. Sans comprendre pourquoi, plutôt que de regagner mon logis pour me précipiter vers la pharmacie et prendre un médicament, je décidais d'aller vers l'endroit où j'avais aperçu la bicyclette en espérant, au plus profond de moi pouvoir y trouver quelque information. Qui était son propriétaire ? Pourquoi & depuis quand était-elle là ? Et de quoi avais-je peur ? Ça me prit un certain temps pour y arriver, mais lorsque j'y parvins, elle était toujours là et n'avait pas bougé. Pourquoi l'aurait-elle fait vu son état de délabrement ?

Tout en la regardant, un pan de mon enfance ressurgissait soudain; La torpeur des après-midi de vacances d'été passées chez mon grand-père paternel, rivé à son poste de télévision diffusant les étapes de ce bon vieux Tour tout en égrenant les noms des coureurs reconnus grâce aux maillots et aux dossards. Ce vélo, j'avais l'impression d'être en communication avec lui. Comme si c'était le mien depuis toujours. Un Jacob avec braquet de 51x45. Roue libre 5 vitesses. Selle cuir. Je me vois dessus, de chaque côté de la route, défilent les haies de spectateurs nous acclamant. Du sac que j'avais sur le dos, je sortais mon ordinateur. Parfait; Non seulement, ce bon vieux mac fonctionnait toujours, mais de plus j'avais une connexion internet de bonne qualité. Quelques clics me permirent d'apprendre que les vélos « Jacob » étaient des engins de courses et que le constructeur avait du cesser la fabrication en 1960 suite à une sombre histoire de dopage du sprinter-vedette de la marque, Hans von Trotha surnommé « Hans Trott ». Ce nom me disait vaguement quelque chose. La cadence imposée sur le long plat initial le long de l'Olt, qui serpente sur huit kilomètres au flanc d'un délicieux vallon me permet de m'échauffer progressivement avant d'entamer la montée vers Saint Parthem.

C'est alors que je me souvins. Lorsque j'étais gosse, Hans Trott était le nom donné dans mon village au croquemitaine, celui que tous avaient vu mais que personne ne voulait décrire. Drôle de coïncidence !

Concentré sur mon allure, je n'entends pas venir derrière moi un cycliste sur une bécane qui date de Mathusalem et qui me dépasse prestement, non sans m'avoir, en penchant ironiquement la tête, lancé un clin d'oeil narquois qui signifie: "Prends ma trace si tu peux, mon pote! Tu me relayeras quand je serai fatigué!" Il porte le dossard 666 sur un maillot rouge orné de la Croix de saint Olaf.

Un tremblement parcourut mon corps tandis que je me remémorais les racontars du village au sujet de Hans Trott. Qu'il dispense des coups de fouet aux vilains garnements ou vient corriger les enfants turbulents. Qu'il peut se dissimuler aux abords d'un cours d'eau ou d'un étang, afin de noyer les imprudents. Qu'il mange le nez des bébés lorsque l'hiver est rigoureux. Ou qu'il passe par la cheminée pour manger les doigts des bambins qui sucent leur pouce. Le bougre tricote comme une bête! Surpris par son dépassement en trombe, il me faut deux ou trois bonnes minutes pour refaire une partie des vingt mètres qu'il m'a collés dans la vue. Cela dit, je constate avec une certaine satisfaction qu'il accuse le coup de la pente croissante. Il passe fréquemment, sur une cinquante de mètres à chaque fois, en position de "danseuse".

Mes angoisses de jeunesse refaisaient surface; Cette impression quasi-perpétuelle d'être égarée, plus seule que jamais. Personne avec moi pour me protéger de tout ce qui pouvait m'attaquer. Ou ce sentiment qu'une chose impossible allait m'arriver. Le pressentiment qu'un assassin ou un voleur m'attendait, souhaitant plus que tout planter un couteau long comme une épée dans ma chair et me voir me vider de mon sang alors qu'il ricane dans l'opacité de mon habitation.

Involontairement, j'ai ralenti mon allure. Mais la conscience que j'en prends me fait replonger brusquement dans la réalité... Surprise! Bien que ma vitesse ait chuté, la distance avec mon prédécesseur n'a pas augmenté... C'est donc que lui aussi a ralenti! En effet, je note dans son comportement quelques signes de faiblesse. Il s'est assis, un peu tassé, même, sur sa selle. Sa tête est basse, et semble bientôt pendre entre ses épaules. Sa trajectoire n'est plus rectiligne: il fait des écarts importants et incontrôlés...Je reconnais bien tous ces symptômes, pour les avoir moi-même éprouvés: c'est la Sorcière aux Dents Vertes! Par cette expression imagée, les cyclistes désignent le coup de pompe, la panne sèche, l'hypoglycémie...

Un tremblement parcourut mon corps malgré la chaleur étouffante de ce début d'après-midi. Comme si un courant d'air me glaçait le sang jusqu'aux os. Au-dessus de moi, se trouvait une ombre immense avec un long chapeau. Effrayée, ne pouvant dévisager cette chose, je restais comme paralysée. Sans un mot l'apparition se pencha, toucha le vélo qui reprit aussitôt son aspect neuf, avant de disparaître dans le vent noir du Sud.

Rien de grave, mais des mesures rapides s'imposent. Maintenant, il zigzague carrément devant moi. Il va tomber... Je le dépasse rapidement, freine, jette mon vélo sur le bas-côté herbu, et accours vers lui. J'empoigne le guidon pour le stopper, et je l'aide à se libérer de ses cale-pédales pour l'assoir sur l'accotement. Tandis que j'essaye de l'adosser au panneau de l'entrée du hameau de Montesquieu-Avantès, j'observe sa figure. Mes jambes semblent se dérober sous mon poids tandis que je réalise à quel point ce moment mérite de figurer dans un film d'horreur.

C'est alors que le vélo se mit à parler. A ME parler. Il se nomme Patrick Brissot. Lui aussi a été un humain, il y a bien longtemps et son aventure a commencé en 1903. Il a participé aux premières courses cyclistes et notamment, au premier Tour de France. A l'époque, et à la différence d'aujourd'hui, un coureur qui abandonnait lors d'une étape, était autorisé à prendre le départ de la suivante, bien qu'il ne soit plus classé au général. C'est ce qui lui est arrivé. Le soir de son abandon, un petit homme avec un long chapeau est venu le rencontrer au relais de montagne qui hébergeait les coureurs pour lui proposer un marché. Son âme en échange du talent et de la célébrité dans le monde du cyclisme, ainsi que l'amour et la fortune. Dans son désespoir et sa fatigue, il a accepté. Et le lendemain, il a remporté l'étape dans un fauteuil. Et les suivantes. Avec les victoires sont venus l'amour, la gloire et l'argent. Puis quelques temps plus tard, le petit homme en noir est venu réclamer son du. Mais Patrick Brissot qui avait pris goût à sa nouvelle vie, lui refusa. Le Diable, car c'était lui, reprit immédiatement tout les pouvoirs de Patrick Brissot qui du avoir recours ensuite aux produits dopants pour continuer à gagner dans des courses de moindres envergures. Satan pour se venger, le transforma en vélo. Comme dans les contes de fées, le seul moyen de briser le sort étant de le transmettre un soir de pleine lune.

Ce visage, c'est le mien. Mais il change sans cesse. Il prend tour à tour les traits de Arthur Linton, le premier coureur cycliste mort du dopage, ceux de Tommy Johnson, décédé par insolation suite à une prise d'amphétamines lors de la Vuelta ou de Knud Enemark Jensen, victime d'une consommation excessive de Ronicol au cours des 100 km contre la montre par équipe lors des Jeux olympiques d'été de 1960 à Rome. Mais aussi de dizaines d'autres que je ne reconnais pas.

La fortune, l'amour, la célébrité, le talent. Qui refuserait ?

La journée avait passé et déjà la pleine lune brillait dans le ciel me rappelant que nous étions à la fin de la journée. Et dire que je n'avais jamais cru aux loups-garous ! Mais qui croirait que j'étais mi-femme, mi-vélo... que j'étais une bicycanthrope ?

Patrick Eillum

Lady Cixi 5012

Flagnac- Montredon du Larzac- Mont de Terre

Août-Décembre 2010

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