Bicyclonomicon

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, ma cliente,  Nathanielle P est innocente des faits qui lui sont reprochés.
Mademoiselle P travaille depuis près de 10 ans dans la société Leerlequint, basée à Euratechnologies à Lomme. Ses supérieurs l'ont notée comme quelqu'un de « calme et méthodique. Ponctuelle, appliquée et à l'origine d'initiatives pour améliorer », je cite toujours « l'esprit d'entreprise et la cohésion des personnels de la firme».
Elle est d'ailleurs un des co-conceptrices du site de co-voiturage « Auto-vélo-boulot-dodo » créé il y a presque un an à ce jour.
Dans le PV du 21 juin de cette année, elle a expliqué au gardien de la paix qui a recueilli son premier témoignage après son interpellation qu' « elle utilisait ce service depuis qu'elle avait déménagé car son travail étant trop loin de son nouveau domicile pour y aller en vélo comme jusqu'à présent et les horaires SNCF ne collant pas avec ceux de son service, elle ne pouvait même pas mettre sa bicyclette dans le train ».

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, je propose que nous entendions le premier témoin Monsieur Patrick B.

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Monsieur B, pouvez vous répéter ce que vous avez déclaré lors de votre audition du 21 juin ?

- Maître, j'ai dit que nous « co-voiturions » avec bonheur depuis plus de 6 mois. A tour de rôle, c'est à dire chaque semaine, nous échangions les rôles. Les semaines paires, nous prenons ma voiture, les impaires, son véhicule. Nous nous donnions rendez-vous chaque matin au même endroit pour aller au travail ensemble.

- Où ça ? Et comment vous y rendiez-vous ?

- A l'entrée de l'Auberge de la grande bouche. C'est à 2 pas de chez moi, j'y allais donc à pied. Nathanielle, plus éloignée, y allait sur le vélo pliable qu'elle avait acheté à cette occasion et qu'elle mettait dans le coffre. Je vous le répète Maître, Nathanielle est une amoureuse des gens et de la nature. Elle est incapable de faire ce dont elle s'est accusé.

- Que s'est-il passé le 6 juin ?

- Pour moi rien car j'étais cloué à domicile suite à une mauvaise chute avec mon club de cyclotourisme. La veille, lors de la sortie dominicale, j'ai été envoyé au fossé par un 4x4 noir aux vitres fumées qui ne s'est même pas arrêté. Nathanielle est venue me voir à l'hôpital dans l'après-midi. Sur mon plâtre, elle a même écrit ; « La bécane, c'est trop important pour laisser ça aux sportifs du dimanche☺».

- Si vous avez des questions, Monsieur l'avocat général, mon témoin est à vous.

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Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, je me nomme Henriette Perminat Hemaert et je suis psychiatre. Les tests toxicologiques pratiqués sur  Mademoiselle P n'ont rien révélé. Je l'ai rencontré à 3 reprises. Voici l'enregistrement vidéo de la seule et unique fois où elle tiens un discours cohérent.

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- Patrick étant immobilisé par sa blessure et ne pouvant me résoudre a utiliser ma voiture seule, je me suis mis à la recherche d'un autre « co-voitureur » pour les semaines à venir. Que j'ai rapidement trouvé via le site oueb créé à cette occasion. Malvina de Vermiis m'a donc donné rendez-vous sur le parking du « Thuluch », un garage situé sur la route du port de Villeneuve du Burry. C'est un 4x4 noir de marque Keziah aux vitres fumées qui m'y attendait le premier jour. Dans l'habitacle, une odeur de lavande comme si l'on cherchait à masquer les remugles de vieux moteur diésel mêlés à la puanteur du cigare froid. Malvina de Vermiis était une jeune femme blonde, d'allure sportive et portant des vêtements fluo qui mettaient son bronzage en valeur. Un tatouage symbolisant une tentacule entourait son bras droit. Nous avons fait connaissance ; elle était courtière en véhicules automobiles de luxe pour le garage Mason et n'aimait plus voyager seule depuis un récent accident m'a t elle dit.

- Etait ?

- Je dois me résoudre à en parler au passé car je l'ai tué, Docteur.

- Comment cela est-il arrivé ?

- Dès le premier jour, nous avons sympathisé. Des traditionnelles constatations sur la météo, nous sommes rapidement passés à de longues conversations sur nos métiers respectifs. Puis à échanger nos points de vue sur les prochaines élections. Un soir, je me suis mise à lui parler d'un article que j'avais lu dans la journée à propos de l'empreinte écologique.

- ??????

- Elle est entrée dans une rage folle ; Insultant les écolos, les cyclistes, les journalistes,... que sais-je encore. Pour elle, le dérèglement climatique n'était qu'une vaste conspiration mise au point par les mêmes afin d'empêcher l'industrie automobile de trouver une solution rapide à la déplétion des matières premières.

- Et alors ?

- J'ai bien tenté de lui parler de décroissance & du pic de Hubbert mais elle était dans une telle crise de fureur que nous sommes restés silencieuses sur la route du retour. Le lendemain matin, c'était la semaine où nous utilisions son véhicule, je suis arrivée légèrement en retard à cause d'une crevaison. Elle m'attendait dans un autre 4x4, un Hummer toutes options. Vous savez, ces énormes véhicules de l'armée US qui se sont rendus célèbres en Iraq. On aurait dit qu'elle l'avait fait exprès comme si encore furieuse de notre discussion de la veille, elle cherchait à me provoquer. De plus, elle avait changé de look ; Elle s'était fait teindre en rousse et habillée en sombre pour relever la noirceur de son maquillage. Et toujours ce parfum de lavande afin de cacher comme une puanteur de poisson dans l'habitacle.

Un assez long silence.

- L'auto-radio diffusait une musique étrange ; Un mélange de blues sudiste sur une rythmique techno avec des voix hululantes et gutturales de rap et des mots qui paraissaient prononcés à l'envers. Je me suis aussitôt engourdie, la climatisation étant réglée sur une température tropicale.

Une autre pause.

- Je suis tombée dans un cauchemar sans nom ; J'étais au volant d'un monster truck, ces énormes pick-up des courses de stock-car américaines montés sur roues de camion. J'étais devenu un monstre de la route qui ne respectait plus rien, ni personne. Comme dans ce vieux dessin animé de Disney où Goofy se transforme en mister Hyde dès qu'il monte dans sa décapotable. Je collais un groupe d'enfants d'un vélo-bus à un feu rouge. Je circulais sur des pistes cyclables et dans des artères de zones piétonnes. J'insultais tout ce qui se déplaçait à pied ou à vélo dans une langue inconnue. Je versais au fossé un groupe de cyclotouristes après leur avoir fait une somptueuse queue de poisson. J'écrasais sans vergogne une vieille dame et son chien à un passage piéton,.... Un florilège de comportements primitifs comme si mes bas instincts s'étaient libérés.

A nouveau un arrêt.

- C'est le grelot d'un vélo circulant sur un contre-sens qui m'a sorti de cette folie. Ces grelots de vélos hollandais très sonores et très à la mode actuellement. A mon réveil, Malvina s'était transformée en un poulpe hideux au corps conique dont les innombrables tentacules s'étaient enroulées autour de moi durant le trajet. Je n'ai du mon salut qu'à mon antivol en U resté dans mon sac. Je m'en suis servi pour frapper cette créature grotesque et la réduire en une bouillie informe et nauséabonde, puante comme les gaz de combustion d'un ancestral autobus.

- Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, les deux séances suivantes n'ont été que des suites de phrases dépourvues de sens où Nathanielle P n'a parlé que d'un passé très lointain, dans une cité à l'architecture cyclopéenne ; « Arkham », d'une peuplade d'êtres fantasmagoriques ; Les « Shoggoths », d'un culte ancien et oublié ; « Le Awto » & d'une mystérieuse femme, incarnation diabolique de «Nyarlathotep». Mon diagnostic est qu'elle souffre de délire de persécution. Mais Sigmund Freud lui-même disait que le délire est une tentative de guérison.

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Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, l'enquête de police a démontré que la garage Mason n'avait jamais employé de courtière du nom de Malvina de Vermiis. L'entreprise Keziah n'a jamais fabriqué de 4x4. Qu'aucun corps ,ni véhicule correspondant à la description de ma cliente n'ont jamais été retrouvés. Par conséquent, je demande la relaxe de Nathanielle P.

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Maître Bloch, le tribunal rendra son verdict dans quelques instants.

Patrick Eillum

Les Rives du Luberon

Août 2011