Big Sister is watching me

Dorian Leto

     Accroupis au sol, dans la salle à manger, embusqué dans un coin depuis de longues minutes à observer, je finis par tendre la main vers le buffet en me pinçant les lèvres très fort. Plus que quelques centimètres. J'y suis presque…
- Eïdan Ulrick Hawthorn, il me semblait avoir été très claire à ce sujet.
 Je me fige. Je savais qu'elle dirait ça. Je savais qu'elle me voyait. Elle me voit toujours. Mais l'espace d'un instant, j'avais cru… Enfin bon.
- Suivez-moi.
 Je serre les dents. Je sais exactement ce qui va suivre. Je rougis jusqu'aux oreilles, et me relève pour caler mes pas dans les siens. Elle marche trop vite, mademoiselle Hawthorn, elle n'aime pas perdre son temps, alors moi, je cours presque derrière elle. Je sais qu'elle va me demander de rester debout au milieu du jardin pendant une heure très exactement, sans bouger. Seulement, voilà, aujourd'hui il pleut. Mais elle m'avait dit de ne pas toucher au camion de pompier qu'elle m'avait confisqué. Il faisait trop de bruit, ça la dérangeait. Quand en rentrant ce soir, papa apprendrait à quel point j'avais été insupportable cet après-midi, il me gronderait sûrement aussi. Il la croyait toujours elle. Même quand elle manipulait les mots. Alors je me taisais et je suivais. Cela faisait treize mois et demi qu'elle cherchait du travail et qu'elle passait donc ses journées à la maison. Comme maman était au lit tout le temps à cause de sa maladie, elle s'était fait un devoir de me surveiller dès que je rentrais de l'école. Elle me grondait chaque fois que mon cahier du jour comportait une faute, me punissait chaque fois que j'ouvrais la bouche. C'est pour ta mère, disait-elle. Mais je sais bien que ce n'est pas vrai. Avant, quand elle travaillait encore, je passais des journées entières dans la maison tout seul et maman ne s'est jamais plainte. Ce qui l'inquiète réellement, ce n'est pas la santé de maman –de toute façon, même avant sa maladie, elles étaient en froid perpétuel- mais c'est d'occuper ses journées. Elle voulait « rééduquer ce sale mioche qui ne savait que passer son temps à dessiner et à courir dans le jardin ». Alors me voilà, la tête baissée, les chaussures et le pull détrempés, planté au milieu dudit jardin, une marque rouge sur les fesses. Elle n'utilise jamais ses mains, toujours la baguette en bois flexible qu'elle a acheté dans ce but.
- Eïdan ! Je t'ai dis de ne pas bouger me semble-t-il. Si les gouttes qui te coulent dans les yeux te dérangent, tu n'as qu'à les fermer !
 Mes mollets sont à l'agonie et j'ai des fourmis plein les bras. J'aurais du aller à l'école de musique ce soir, mais je crois qu'elle ne me laissera pas. Je m'apprête à soupirer puis m'arrête net. Elle m'entendrait.

     Je tourne et retourne dans mon lit. Depuis que mademoiselle Hawthorn m'interdit de laisser la lumière du couloir allumée, je dors mal. Ensuite, elle vient me gronder, parce que je remue trop. Je n'arrive pas bien à comprendre ce qu'elle attend de moi. Une fois, au tout début, le noir m'a vraiment fais trop peur, alors j'ai allumé ma lampe de chevet et saisi l'exemplaire d'Harry Potter posé sur ma table de nuit, celui que j'ai déjà lu un millier de fois au moins et qui à les coins cornés. Elle est arrivée en furie, à pris ma lampe de chevet et mon livre et a fermé ma porte à clé. Nous étions vendredi soir. Elle ne m'a laissé sortir que le dimanche matin et je n'ai plus jamais relu Harry Potter à l'école des sorciers. J'ai reçu trente coups de baguette pour avoir uriné par la fenêtre.

     J'avais songé à écrire un journal, une fois. Mais quand je lui ai demandé un cahier, elle m'a dit qu'elle « verrait à Noël ». Nous étions le 4 janvier. Au Noël suivant, j'ai reçu une maquette d'avion. Je déteste les avions. Mais j'ai souris parce que mademoiselle Hawthorn m'aurait puni sinon. Mademoiselle Hawthorn, c'est ma sœur. Je crois que papa l'appelle Maïwen. Mais moi, je n'en ai pas le droit. Elle a 27 ans et me répète sans cesse que je suis une erreur, que mon papa –qui est musicien et presque toujours absent- et ma maman –atteinte d'une sévère sclérose en plaque- m'ont conçu un soir où ils étaient trop éméchés et ne se sont rendus compte de ma présence que trop tard pour opter pour une IVG. Je ne sais pas si ce qu'elle dit est vrai. A vrai dire, je ne savais même pas ce qu'était une IVG. Mais ses longues robes noires et sa manière de m'observer par-dessus ses lunettes m'effraient trop pour que j'aie osé lui posé la question. Elle m'interdit aussi d'aller voir maman. Je ne dois pas la déranger. Je ne peux qu'aller lui déposer un vague baisé sur la joue avant d'aller dormir. Si je m'attarde, elle confisque mes crayons le lendemain. Et comme je n'ai pas le droit de sortir jouer avec Paul, le voisin, je m'ennuie. Alors je ne reste jamais vers elle.

     Si j'avais eu le droit d'écrire ou de dessiner sans qu'elle ne reprenne tout derrière moi, je crois que j'aurais commencé à composer des poésies illustrées. Mais je n'ai jamais pu. Ma grande sœur me regarde. Tout le temps. Elle sait où je suis et ce que je fais en permanence. Sauf quand je suis à l'école de musique ; elle n'y a pas encore d'espion, je crois. D'où mon actuelle requête. Je la prépare depuis des mois et j'ai prévu et répété des dizaines de fois la manière dont j'allais l'amener. Je sors de l'école. J'ai une trentaine de mètres à traverser avant de rejoindre sa stricte silhouette sombre, posté entre le banc et les hautes herbes plantées sur la place par la mairie. J'inspire très fort. Plus que dix pas. Ensuite, elle se retournera et je devrai lui courir après. Maintenant. Je me mets à trotter dans son sillage.
- Qu'avez-vous fait aujourd'hui Eïdan Ulrick Hawthorn ?
 Elle me pose toujours cette même question, sans jamais changer ses mots. Et elle m'appelle toujours par mon nom complet. Ma réponse à cette question n'a aucun intérêt, je vous l'épargne donc.
- Bien. Avez-vous autre chose à me dire ?
 Cette question-ci aussi, est systématique. J'y réponds toujours par la négative.
- Eh bien… J'aurais aimé vous demander quelque chose, mademoiselle.
- Je vous écoute.
 Je pensais qu'elle serait surprise, mais elle n'a pas sourcillé.
- Voilà plusieurs mois que mon désir de prendre des cours de chants se fait sentir, y consentiriez-vous ?
 Elle s'arrête de marcher et se retourne, me regardant de très haut.
- Vous n'avez pas l'impression que nous en faisons assez comme cela pour vous ? Je me démène pour faire votre éducation, vous cherche moi-même tous les jours à l'école, vous fais manger le midi, vous emmène chaque mercredi à vos cours de guitare et vous avez le culot de m'en demander plus ? Bien, monsieur l'insatisfait ! La réponse est bien évidemment non mais vous n'irez pas du mois à l'école de musique et ce, pour avoir trop ouvert la bouche, du haut de vos dix ans. De plus, apprenez à vous exprimer bon sang, vous parlez comme un enfant pompeux.
J'ai baissé la tête et rougi. Mais elle me regardait et j'ai reçu une tape sous le menton. « Restez droit, tenez-vous bien. »

     Aujourd'hui, je rentre au collège. J'ai un trac fou. C'est stupide, je sais. Je suis assis sur le siège passager de la voiture de mademoiselle Hawthorn. Elle s'arrête juste devant l'entrée et me fixe longuement.
- Vous savez ce que je vais dire. Je vous regarde, Eïdan Ulrick Hawthorn. Ne l'oubliez jamais.
 Je hoche la tête, les lèvres pincées, et descend rapidement, claquant un peu trop fort la porte au passage. Tout mon corps frissonne et je ne parviens pas à sortir de ma tête ses yeux qui semblaient regarder au travers de moi. Mon sac trop grand pour moi sur le dos, je me dépêche de passer le seuil du collège. Je suis un groupe d'enfant-tortues pour rejoindre les autres sixièmes.

      Mes paupières sont closes. J'inspire. J'expire. Trois. Deux. Un. J'ouvre les yeux. J'ai eu 23 ans hier. Cette salope de Maiwen en a donc 41. Elle a finit par se trouver un taf. Elle est partie de la maison. J'avais quatorze ans. Il m'en a fallu encore deux pour comprendre qu'elle ne reviendrait pas, pour que mes crises d'angoisse cessent, pour que j'arrête de me sentir coupable à chaque mot de travers. Quand j'ai compris que plus personne ne me regardait, j'ai piqué une crise. Big Sister was watching me, aurait dit l'autre. J'ai consulté un psy pendant quatre ans, après la mort de maman, quand je me suis retrouvée seule avec l'autre dingue. Merde. Elle me suit partout. Il m'arrive presque chaque nuit de me réveiller, transpirant après un cauchemar, et de la voir, postée dans un coin de ma chambre, prête à me tomber dessus. Ça ne dure qu'un instant, mais il me faut une heure pour me remettre de ma frayeur et me rendormir ensuite. Connasse. Tu t'es trouvée un mec, en plus. Et merde, tu as un gosse. Mais après tout, même s'il ne le saura sans doute jamais, je vais seulement lui éviter le pire. Il est prêt de 18 heures. Tu ne vas pas tarder. Je me suis entraîné pendant des années pour ce moment. Personne ne saura jamais. Je vais détruire ma haine à la racine.
 Te voilà, tu rentres à pied, comme toujours. J'enfile les poings américains acheté quand j'ai pris la décision de te détruire, au moment où je me suis rendu compte que tu m'avais tout pris : ma liberté de penser, mon amour pour la musique et le dessin, ma douceur, les rares amis que j'avais. Tout. Tu m'as tout ôté. Il ne me reste plus que ma haine, elle m'étouffe. Je sors de l'ombre. Je ne me suis pas masqué le visage. Tu vas devoir supporter mon visage encore une fois, désolée.
 J'hésite un instant, en entendant les froissements de ta longue robe noire. Et si ton gosse te regrettait ? Ne suis-je pas le premier à avoir conscience de la difficulté de grandir sans parents ? Je ne voudrais pas… Stop. Libère-toi. Je m'approche par derrière. Un direct à la mâchoire, tu tombes. Je te roue de coup de pieds, de poings. Il me prend même l'envie de te mordre, mais je ne dois laisser aucune trace d'ADN. Tu n'as même pas eu le temps de pousser un cri. J'ai réduit ton immonde visage en bouillie. Ton sang glougloute en s'écoulant de ton crâne défoncé. Je devrais partir, mais je n'y arrive pas. Ma haine a grandit en moi. En aucun cas elle ne s'est apaisée. C'est pire que jamais. Alors je cogne, je cogne, je cogne. Chaque craquement de tes os résonne dans ma tête comme une nouvelle brûlure de souffrance, comme le glas de mon innocence. Toute ma force physique s'évapore au fur et à mesure que la neige se tâche. Ton sang est partout, j'en ai plein les mains, jusque sur le visage. La neige a commencé à fondre sous sa chaleur. Tu n'es plus qu'un tas d'immondice puant dans une robe noire. Je tombe à genou. Les sirènes hurlent au loin. Je n'ai plus la force de me relever.
 J'ai neuf ans et me voilà debout sous la pluie, tremblant, et toi sur la terrasse. J'ai dix ans et je vais pour la première fois au collège. J'ai douze ans et maman vient de mourir, mais tu m'interdis de pleurer. J'ai quatorze ans et tu es partie, je suis perdu. J'ai seize ans et tu m'obsèdes toujours. J'ai vingt et un ans, un BTS en poche, et je cauchemarde à cause de toi la nuit. J'ai vingt-trois ans, je suis champion national de Free Fight et vice-champion européen de boxe Thaï. J'ai encore vingt-trois ans, je suis recouvert de ton sang, immobile, à genou dans la neige, ton ombre derrière moi. Big sister is watching me.

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