Biographie négative d'un William Faulkner imaginaire

anaxagor

 

Un calendrier perpétuel en buis accroché au mur donne la date du 24 novembre 1957. Il est sept heures du matin et cette nuit, un homme est mort. Il s'appelait William Faulkner. Suspicion de suicide. Mal de vivre, médicaments et single malt. Laphroaig, 35 ans. Rien que ça. Mais après tout on ne meurt qu'une fois. Un suicide en novembre, là où les journées sont si courtes et l'air si visqueux en ville. Ça fera quatre lignes dans le Morningside Heights Neighborhood Information. Quatre lignes. Ni plus ni moins. L'inspecteur Kaplan, le sait. L'inspecteur Kaplan y pense chaque fois qu'il dépose un scellé sur le clapier de ces vies minuscules qui ne laissent de traces que le temps qu'on nettoie au plus vite le sang sur la moquette, histoire de relouer illico le logement à un autre surnuméraire. C'est toujours le même refrain, ça fait toujours le même froid dans le dos. Mais après on passe à autre chose. Ou pas. L'inspecteur Kaplan hausse les épaules. William Faulkner, pense-t-il, tu parles d'un nom ! Force est de constater que le William Faulkner tout raide sur la civière du légiste n'avait rien du William Faulkner, prix Nobel de littérature 1949. Promenant son regard sur le salon encombré et sombre- en dépit de ces multiples fichues lampes à globes en pâte de verre qui diffusaient une lumière de maison close - l'inspecteur Kaplan comprend qu'on ne peut pas s'appeler William Faulkner impunément. Cela doit avoir des conséquences. En l'occurrence, tragiques. L'inspecteur en a la ferme intuition. Quelle identité se construire et revendiquer quand un autre a fait de votre état-civil une marque déposée dont vous ne pouvez espérer aucune royaltie ? Aucun droit dérivé ? Quelle blague, se dit Kaplan. Quelle dépossession ! Quelle abjection ! Pauvre type. Le moins qu'on puisse dire, est qu'il n'a pas tiré les bonnes cartes. L'autre en revanche, il s'en sort bien. Quelle ironie ! Pulitzer, Nobel et jolies femmes pour l'un. Soupe aux vermicelles et joint de baignoire moisi pour l'autre. Allez, dit Kaplan, ne croupissons pas ici. Il est frappé de constater à quel point le prestige du nom célèbre ne rejaillit pas sur le mort. Loin d'en usurper ne serait-ce qu'une paillette de gloire ou une once de splendeur, le mort semble au contraire plus insignifiant que n'importe qui d'autre. Il a l'air minuscule. Et pourtant il a vu des minus, l'arme à gauche, dans leurs petits meublés pourris où, invariablement, les mouches mortes se momifient depuis des lustres à l'intérieur des plafonniers en verre dépoli.  L'inspecteur Kaplan, qui a de l'imagination, conçoit alors l'idée que, si ça se trouve, chaque fois que William Faulkner a brillé de mille soleils, William Faulkner s'est altéré, oxydé, comme un vieux bronze à la cave. Qu'au prestige de l'un répondait le ratage de l'autre. Que le ticket gagnant donnant accès au destin lumineux du William Faulkner n'a pu être remis qu'à l'un des deux candidats. Désolé, c'est un modèle unique. Soyez quelqu'un d'autre. Cette biographie est déjà prise. Veuillez refaire la queue. Peut-être pas possible  de faire autrement. Peut-être que si.

L'inspecteur Kaplan jette un œil indifférent aux notes préliminaires du brigadier Lynch. « Constatation à 7h du matin du décès de Mr. William Faulkner (pas l'écrivain) au 1229 Amsterdam avenue,  Morningside Heights, NYC, survenu dans la nuit. La concierge a vu de la lumière ce matin et s'est inquiétée qu'il ne réponde pas à la sonnette. La concierge, Mrs Larrabee a déclaré apporter tous les matins son petit-déjeuner + le journal à Mr. Faulkner (pas l'écrivain). C'était un arrangement entre eux depuis plus de vingt ans, Mr. Faulkner détestant faire la cuisine et sortant trop peu pour faire ses commissions, explique Mrs Larrabee. Suicide par overdose médicamenteuse à confirmer. Passer chez Bob, acheter un filtre à air pour la Chevy et de l'anti-poux pour Martha. Profession de feu Faulkner : écrivain public. »

 Ecrivain public ? Allons, bon ! L'inspecteur Kaplan n'en revient pas de tant de mesquinerie. Quelque chose le fout en rogne dans cette histoire. D'un coup, le bruit et la fureur lui remplissent la tête. Il s'allume une menthol répugnante. Il fume des menthols répugnantes pour se dégoûter lui-même de la cigarette. Il toussait trop. Ça marche. Il écrase sa cigarette dans un cendrier en émail immaculé, sur le rebord duquel est inscrit « Souvenir de New Albany, Mississipi » avec la tête d'un imbécile local au milieu, un écrivain peut-être. Kaplan fixe le cendrier perplexe. Une intuition fulgurante qu'il n'a pas su saisir vient de lui traverser la tête. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Il grogne puis met ses collègues à la porte, il a besoin de réfléchir. Tous ses types en képi qui zonent et se prennent pour Perry Mason, ça le parasite. Il a besoin de se concentrer pour répondre à une question devenue essentielle sans qu'il sache trop pour quoi : « Qui pouvait bien être ce William Faulkner,  ? » Aujourd'hui, le type est mort et rejoint désormais la morgue en ambulance. Aujourd'hui, plus grand monde pour répondre à la question : le type était peu loquace et plutôt mystérieux d'après la concierge. Elle désespérait tout à l'heure qu'une telle tristesse pût gagner un homme si doux et si poli.

L'inspecteur Kaplan se laisse tomber sur les capitons grinçant du vieux Chesterfield. Il examine attentivement la pièce à la recherche d'une identité en creux. Il interroge l'absence, l'observe, déduit. Tout est encombré par manque de place, mais tout semble rangé, trié, antique mais propre. Rien n'est laissé au hasard. William Faulkner était un homme méticuleux et soigné. Des piles du supplément littéraire du New-York Times recouvrent la table basse. Curieux. Une quantité non négligeable de livres en français encadrent le bow-window. Bizarre. Sur une table, une boite entamée de strudels au pavot et un bocal de cornichons malossol. Une gravure biblique représentant la mort d'Absalon est accrochée au mur au-dessus d'un bureau à cylindre en bois sombre. Absalon ! Absalon ! L'inspecteur Kaplan s'approche et relève le capot du cylindre. Une Remington rutilante apparaît ainsi qu'une parure de S.T. Dupont en platine. Renversant ! L'écrivain public est drôlement bien équipé pour gribouiller reconnaissances de dettes faramineuses et lettres d'amour chagrinantes pour les analphabètes fauchés du coin. Il y a quelque chose de pas logique. La Remington et la parure S. T. Dupont sont une énigme parmi ces doubles-rideaux pelucheux et la moquette râpée. L'inspecteur Kaplan découvre le portefeuille de William Faulkner. Cuir fin, élégant, épais, dégageant une forte odeur de cigare. Il le dissèque. Une carte d'identité nous apprend que William Faulkner est né en 1890 dans le Maine à Bangor, qu'il faisait 1m78 et pesait 70 kilos. Ses yeux était bleu foncé et ses cheveux châtain foncé. Il avait une cicatrice dans le dos. L'adresse renseignée à la date de délivrance  de sa carte en 1933 était à West Rogers Park à Chicago. La photographie montre un bel homme encore jeune au regard intense faisant légèrement la moue. Un permis de conduire délivré en 1948, donne l'adresse actuelle. L'homme sur la photo est à la fois le même et différent. Ses joues sont creusées. Son regard est vague. Une autre photographie glissée dans un soufflet du portefeuille le montre jeune diplômé enjoué embrassant sur la joue une belle femme riant aux éclats qui pourrait être sa mère. Au dos de la photo était inscrit « Rutgers Univeristy, New-Jersey, 1922. Diplomé ! » L'inspecteur Kaplan poursuit l'inventaire : le talon d'un billet d'avion de la Pan America pour un vol Los Angeles-Paris en 1951, un billet d'entrée pour un concert de Vladimir Horowitz au Carnegie Hall en 1931 probablement conservé en souvenir, de la menue monnaie argentine, française et ainsi que quelques dollars australiens. Le mort était-il voyageur ? Beaucoup plus surprenant : des factures d'hôtels et des notes de pressings aux noms d'Ernest Hemingway, Mathew Prescot (le fameux et controversé National Book Award de 1955) et même Edith Wharton. Sapristi ! L'enquêteur n'en croit pas ses yeux. L'intuition fugace qui avait tout à l'heure traversé le cerveau de l'inspecteur resurgit avec plus de clarté. Un feu traverse son regard noir et il ouvre la bouche stupéfait. Et si… Et si… Mais, oui. Bien sûr. Il vient de comprendre. Fiévreux, Kaplan ouvre tous les tiroirs, déverrouille une grande malle dissimulée sous un plaid et la réalité le frappe de plein fouet. Des manuscrits. Des tonnes de manuscrits et d'épreuves corrigées classés par auteur et par année. Des souris et des hommes de Steinbeck, Babbit de Sinclair Lewis, Manhattan Transfert de Dos Passos, Le dégoût du chien de Dora Samuelson (Kaplan avait dévoré ce roman), L'hygiène des bannis de Francesco LaFleur-Maravillosa et le scénario de Sept ans de réflexion annoté par Marylin Monroe. Et ce n'est pas encore fini. La malle et les tiroirs regorgent de liasses de manuscrits. Tous les textes semblent d'abord écrits à la main dans leur première version puis tapés à la Remington dans leur second jet. La graphie nerveuse et élégante que l'on trouve en marge des textes tapés à la machine et exactement la même que celle que l'on trouve sur les manuscrits. Mais là où l'inspecteur Kaplan chancelle de vertige, c'est lorsqu'il constate que la graphie se révèle strictement la même d'un manuscrit à l'autre et que tous, d'Hemingway à Warthon, sont l'œuvre d'un seul et même homme. Et cet homme est mort dans la nuit, dans un trois pièces minable de Morningsight Heights avec son strudel entamé et son bocal de cornichons marinés.

 Cela fera d'abord quatre lignes dans les journaux. Ou cinq :

« Cette nuit, un démiurge est mort. Dora Samuelson, Edith Warthon, Ernest Hemingway, John Dos Passos, Francesco LaFleur-Maravillosa, Sinclair Lewis, Mathew Prescot et John Steinbeck ont été brutalement arrachés à l'affection de leurs plus fidèles lecteurs. Le président Eiseinhower informe la population américaine d'un deuil national de trois jours à compter de demain matin 9h. Les drapeaux devront être mis en berne. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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