Bitchie

Pop Ism

Avant toute chose sachez que nous sommes des princesses, des vraies, et ce postulat est non négociable. Si ensuite vous visualisez Cendrillon, ou je ne sais quel personnage, c’est que vous faîtes fausse route.  A croire que le mythe de la femme docile se perpétue au delà des siècles avec comme seule variante une déclinaison esthétique différente. Qu’elles se dandinent avec une démarche robotique au détour d’un clip d’électro, se rabaisse au statut d’objet malléable dans un film porno, incarnent un produit sur une affiche, ou servent gentiment la plâtrée à l’homme dont l’autorité succède à celle de leur père, une même idée prévaut : le sexe forcément faible soumis au capricieux désir masculin. Les mères comme la mienne acceptaient ce principe aussi vieux que la famille ; Les autres se réincarnaient en félines peu avant la ménopause et chassaient sur les terres de leurs filles. Le vieux combat du féminisme prenait sérieusement la poussière et nécessitait un coup de torchon. Justement, je connus une fille qui entreprit cette mission quelques années auparavant et que jamais Disney ne vous narrera. Vous voulez son prénom ? Et bien je vous le donne dans le mille : Antigone. Pareil prénom prédestine forcément son possesseur à une vie aussi intense que douloureuse.  Je crois à l’influence d’un prénom sur une vie. La sienne comporta un nombre incroyable d’excès, de conquêtes, et de mépris abritant finalement les contradictions, nombreuses, de ce que nous nommons « Morale ». Si à princesse vous avez associé Cendrillon, ou je ne sais quelle gourde malléable, il se peut que vous tombiez d’accord avec tous ceux qui l’affublèrent de la qualité de « salope ». Pour ma part je la considère comme un messie, un messie féminin, même si le mot est masculin. Alors vous la nommerez Bitchie.

Notre première rencontre eût lieu dans une boîte de Londres où exceptionnellement nous avions pu nous incruster avec des copines de la fac. Fraîchement débarquées de nos campagnes britanniques 4 ans plus tôt, le grand méchant loup nous croqua très rapidement pour notre plus grand plaisir. Dès lors, chaque weekend, chacune se transformait en petit chaperon rouge afin de ramener un mec à qui on certifiait un peu honteusement le caractère unique de cet élan afin d’apaiser sa crainte de ne pas l’être. Intérieurement nous nous sentions un peu coupable car aligner les mecs restait mal vu ; mieux valait couvrir cette attitude sous un pieux voile de discrétion et de repentance, alors que le canidé, lui, rugissait de son plaisir carnivore. L’injustice des genres… Mais que voulez vous, j’aime les hommes et j’aime le sexe ! Mais revenons à la rencontre.

 Je me souviens de sa tenue dont le caractère véritablement provocant ne cédait en rien au raffinement le plus exquis. La première chose qui me frappa fut la photo d’Oscar Wilde sur son long T-shirt blanc. Elle discutait avec un beau brun qui ne cessait de ponctuer la conversation de chuchotements dans le creux de son oreille auquel un sourire féminin complice, appuyé d’un regard provocant, répondaient avec assurance. Sa gestuelle, vouée à l’embrasement des sens masculins, soulignait une aisance à séduire. Puis tous deux disparurent dans les toilettes homme pour n’en ressortir que 15 minutes plus tard. Ce fut à ce moment qu’elle s’accouda au bar, tout près de moi, et me lança langoureusement, presque épuisée : « qu’il est bon de baiser sous coke. Encore un que les cougars ne se dévoreront pas ce soir. »

Mais avant de vous narrer notre aventure, laissez-moi-vous présenter la sienne.

Antigone naquit à Ibiza à la fin des 70’s au sein d’une communauté mystique s’adonnant à la théologie, au sexe libre, et à la (sur)consommation de produits hallucinogènes. Cette expérience tissait un ésotérisme nouveau fondé sur l’excès dont l’usage, censé les rapprocher du divin, les éloignait tout du moins du réel. Aucune autorité ne régentait leur groupe qui fonctionnait sur le bon vouloir de chacun. Pour le coup l’adage « vivre d’amour, d’eau fraîche et de LSD »prenait tout son sens ! Il n’existe pas ? Alors il faut l’inventer.

Antigone ne connu jamais l’identité de son père, bien qu’elle le côtoya probablement durant toute son enfance. Mais pour sa mère cette absence se révélait sans importance car personne ne peut jamais vraiment nommer son père. Avant l’avènement de la génétique tout du moins. Or la mère demeure la première certitude, et la plus forte, car la grossesse ne trompe pas. Cependant, un vieux monsieur d’origine italienne nommé Marco, l’un des membres fondateurs de la communauté, l’éleva comme sa fille, bien qu’il certifia ne jamais avoir couché avec sa génétrice. Cet ancien résistant, adepte du Christ, de Marx et d’Elvis, lui enseigna un savoir extrêmement vaste et hétérogène, ainsi qu’une injonction de jouissance sans bornes. Sa mère lui apprit le tantrisme, le taoïsme et la salsa afin que son esprit puisse se mouvoir avec force et grâce dans un monde qui lui apparaissait chaque jour un plus hostile à mesure que le groupe, et leurs rêves, se dissolvaient sous les acides et les MST.

Antigone ne fréquenta donc aucune école et sa connaissance de l’extérieur se limita à quelques excursions sur le continent traversé à cette époque par le spasme orgiaque de la Movida. La qualifier de décalée euphémisait la conséquence d’une éducation en marge et lorsqu’à 16 ans elle se décréta prête à quitter la communauté, il eût été légitime de douter de son émancipation. Pourtant sa mère lui accorda sa bénédiction car selon elle jamais il ne fallait brider un désir, comparable à une fleur dans la volupté de son éclosion. Délire de hippie.

Elle rejoignit donc Madrid où elle trouva un emploi dans un club très réputé du centre. De préalables expériences estivales à Ibiza développèrent un sens aigu du service et de nombreux contacts. Hélas, malgré tout son savoir, la belle se brûla rapidement les ailes. Sexe, drogues, proxénètes et dealers sont des produits extrêmement inflammables auprès desquels la belle s’amusait à craquer des allumettes en pensant côtoyer une communauté similaire à celle de son enfance. Mais la coke et l’héro venaient de remplacer la marijuana et les champis, et les billets poussaient comme de la mauvaise herbe. Aussi étrange que cela puisse paraître, sa mère lui refusa toujours l’accès aux psychotropes. Selon elle, la consommation avant l’âge de 18 ans bouleversait la construction de l’esprit. Quant au sexe, la barre descendait à 13 ans. Elle l’autorisa à fréquenter un Dj qui mixait l’été sur une plage d’Ibiza et à qui Antigone confia sa virginité. Durant 3 ans ils passèrent leurs étés ensembles, jusqu’à ce que le beau rejoigne une autre fille en Californie. Première expérience du chagrin et du sexe. Mais ce ne fut rien en comparaison du drame qu’elle vécu un soir après son service.

A son arrivée à Madrid, elle tomba amoureuse d’un Mac, Juan, qui à défaut de lui faire vendre son corps lui fit vendre de la poudre. Elle se débrouilla plutôt bien, et le patron, moyennant finance, accepta de détourner son regard. Elle commença alors à se faire un petit paquet d’oseille, fréquenta les marginaux Madrilène et traîna dans les bars branchés de la capitale espagnole où un photographe lui proposa de poser pour un magasine de mode, ce qui déplu fortement à Juan. Elle eût beau lui expliquer qu’il n’avait pas à s’en mêler, ce dernier ne concevait pas une fille pouvant s’émanciper de sa tutelle économique et revendiquer une inaliénable indépendance. Et pour punir son insolence, il la viola.

Jusqu’alors l’affection et la bienveillance entourèrent l’existence d’Antigone ; L’utopie la berça de son sein candide en l’illusionnant sur la nature humaine et son idéal de bonté se dissipa alors qu’une main vengeresse brusquait son entrejambe. Durant un an elle resta cloîtrée chez elle, oscillant entre crises d’anorexie ou de boulimies, et tenta même d’attenter à ses jours lorsqu’elle apprit la mort de sa mère et la dissolution de la communauté. Les fleurs venaient de faner.

Puis elle repensa aux leçons de Marco dont les théories prirent soudainement une portée nouvelle. De prolifiques lectures, le visionnage de l’œuvre complète d’Hitchcock, ainsi qu’une thérapie auprès d’un psychanalyste lacanien l’aidèrent à se reconstruire psychiquement et moralement. Etrangement, ce dernier lui enseigna les règles de la normalité en n’oubliant cependant pas la façons de les détourner. Abandonnant la métaphysique, la belle s’adonna à un matérialisme surprenant avant de partir à Cannes pour retrouver une ancienne amie qui l’introduisit dans la jet-set locale. Cette dernière, une semaine plus tard, lui avoua exercer la profession d’escort, terme plus noble que prostitué, et lui proposa de rencontrer de potentiels clients alors que ses finances fondaient sous le soleil mondain. Au début réticente, celle-ci accepta rapidement lorsqu’un soir, alors qu’elle se trouvait au Carlton, un riche producteur lui proposa 2000 euros pour passer la soirée en sa compagnie. L’argent ne constitua pas sa motivation première. Ce qui la poussa à accepter fut la recherche du grand frisson par la transgression. Le lendemain ce dernier la demandait en mariage, lui promettant une existence pavée de richesses, ce qu’elle refusa. Non pas qu’il se révélait laid ou trop vieux, mais plutôt parce qu’elle ne voulait nullement aliéner sa liberté au profit d’une existence trop aisément garnie. La richesse oui, mais acquise par ses soins. Elle se remaquilla, embrassa une dernière fois son client, et sortit du palace en adoptant cette démarche pleine de nonchalance assurée que le photographe madrilène lui avait enseigné. Amusé par cette insolence nourrie d’un intense désir de puissance, l’homme la baptisa Bitchie. 

Grâce ses nombreuses connaissances, Antigone voyagea aux quatre coins de la planète. Authentique apatride, son épais réseau comportait un panel véritablement diversifié du genre humain : riches, pauvres, beaux, moches, vicieux, angéliques, féminins, masculins ou même les deux, la belle s’adaptait à tous les milieux.

Elle se trouvait justement à Londres pour achever le tournage d’un film porno où, contre toute attente, son rôle ne se limitait pas à celui d’actrice mais bel et bien de productrice. En effet, Antigone possédait une petite boîte de production réalisant quatre ou cinq films par an qui, à défaut de couvrir la totalité de ses besoins financiers, lui apportait la satisfaction d’appartenir à la communauté très restreinte des productrices de hard. Maitriser le hard revenait à maîtriser les fantasmes masculins et à en tirer profit, ce qui n’était que justice. Forcément lorsque je lui confessai mon statut d’étudiante en philosophie, l’écart entre nos deux existences devint vraiment palpable, bien que deux années seulement nous séparaient. Pourtant elle ne me méprisa pas, bien au contraire. Après avoir viré le type que le post coït rendait terriblement collant avec une sévérité aussi déconcertante qu’admirable, elle m’offrit un verre. Le loup arborait à présent une allure de toutou apeuré.

Nous discutâmes jusqu’à la fermeture du club, puis elle m’invita à dormir dans sa chambre d’hôtel. Sur le coup j’hésitai fortement, sa proposition n’étant pas dénuée d’intentions lubriques. Mais l’attraction qu’exerçait Antigone sur moi eût raison de mon appréhension.

Son logement, situé dans un splendide palace londonien, lui avait été gracieusement fourni par l’un de ses clients adepte du service après vente. Sa pratique du métier d’escort se limitait à présent à de rares occasions que l’argent seul ne motivait plus seulement. Un certain plaisir un peu pervers provoqué par la domination la poussait à prolonger son contrat avec la mauvaise vie. Elle ne se donnait non plus à un client, mais accordait un peu de son temps et de sa personne moyennant finance, ce qui, selon elle, constituait l’unique condition du respect et de la compréhension de la psychologie masculine ; sorte d’entraînement en sorte. Elle se dirigea vers le mini bar et me proposa à boire.

-       Fais-toi plaisir, il y a tout ce qu’il faut pour se saouler avec élégance. J’ai également un peu de cocaïne si tu veux. 

-       Je prendrai un martini si tu as.

-       Bien sur. Alcool féminin. Je prendrai un whisky sec pour ma part.

Son anglais était excellent, ainsi que son espagnol et son italien, langues apprises durant son enfance dans la communauté. Nous discutâmes jusqu’à 6h du matin. Elle me raconta sa vie, riche en expériences extrêmes à côté desquelles mon existence de petite étudiante native du nord paru bien terne. Elle affirmait croire en Dieu, en son idée du moins, et n’avoir aucun but ultime autre que la jouissance perpétuelle. Son récit me fascina tant que je lui demandai, après un 4ème martini, de me prendre sous son aile. Elle remplit le fond de son verre de scotch, me fixa de ses beaux yeux noirs et posa sa condition :

-       Très bien, j’accepte de te prendre sous mon aile à condition que tu écrives mon histoire.

-       Très bien, lui répondis-je satisfaite et excitée. Et puis je commence à en avoir marre de l’université, je n’arrive même pas à trouver un sujet de thèse.

Nous scellâmes notre partenariat au bourbon et dans une nuit d’amour dont le frisson me parcoure encore au moment même où je vous l’énonce. Moi aussi je souscrivais un abonnement auprès de la mauvaise vie.

  La personnalité d’Antigone déteignait sur la mienne à mesure que je perçais ses secrets. J’adoptai sa démarche, son style et son irrésistible ascendance sur les hommes résultant d’un incomparable savoir sur le désir masculin. Cependant il ne me fut pas aisé de coucher avec mon premier client en raison d’une certaine morale incluant le commerce du corps comme un échange profondément dégradant. Mais, à l’image du meurtre, tout devient plus aisé le seuil du premier franchi. Elle m’enseigna également la danse car, selon ses propres mots, « maîtriser la parade revient à maîtriser son partenaire. » Sa conception de la relation amoureuse ressemblait à une lutte permanente ce qui expliquait la durée très courte de ses relations et leur nombre élevé. Son plaisir consistait à dominer de façon extrêmement subtile le sexe fort et à s’enrichir, mais non en envisageant l’argent comme une fin en soi mais plutôt comme un moyen d’indépendance. Elle ne cessait de me répéter l’importance de l’autonomie financière en citant les théories de Marx ou de de Beauvoir. Hélas, malgré mes observations pointilleuses et ses conseils avisés, jamais je ne parvins à me draper de son aura ; au mieux je brodais. Car la belle possédait quelque chose d’unique, de fantastique même, dont le rayonnement envoûtait quiconque se situait à sa portée. Le physique seul ne suffisait pas à en localiser la source. La moindre parcelle de sa personne se chargeait de cette puissance sacrée la rendant irrésistible et faisant plier n’importe qui sous le poids de sa volonté princière. Lors d’un dîner, la belle jamais ne s’asseyait ; non, les autres convives le faisaient. Elle, trônait. Certains parfois la confondaient avec la maîtresse de maison auprès de laquelle son humour et sa maîtrise de la rhétorique faisaient des merveilles et permettaient de rétablir l’ordre des choses. Les filles ne la détestaient pas, au pire ils la jalousaient. Sa grande intelligence sociale l’aidait à flairer l’atmosphère de chaque situation pour mieux s’y incorporer et jouir au maximum des possibilités offertes. En réalité Antigone appartenait à la classe des wannabe, vous savez ces personnes que vous croisez dans chaque évènement mondain sans réellement connaître la raison de sa célébrité ; ni artiste, ni riche, ni top model mais pourtant célèbre ; et fondamentalement mystérieuse, comme une divinité.

Je participai à des fêtes incroyables au sommet de buildings gigantesques ou dans de paradisiaques villas conçues par les architectes les plus célèbres. Je bus dans des verres en cristal Saint Louis, posai mon royal fessier sur les canapés conçus par les designers les plus célèbres de la planète et enfilai des robes de grands couturiers ! Pas besoin de vous dire que ma vie prenait une tournure bien différente de celle que je menais ! Et dire que mes parents me croyaient encore en étude à Londres… Les pauvres, s’ils avaient su la vérité je pense qu’ils se seraient défenestrés ! En tout cas ils cessèrent à cette période de m’envoyer de l’argent car l’activité d’escort, associée à divers petits boulots, subvenaient largement à mes besoins. Je réussis d’ailleurs à accomplir mon rêve : écrire pour le compte d’un grand journal de mode. Hélas mon rôle se borna à celui de nègre car j’étais la plume d’Antigone. Cette dernière, lors d’une soirée à New York, rencontra la rédac chef qui tomba sous son charme et lui proposa de tenir une chronique. Voyant au travers de cette offre une manière de pénétrer l’univers des fashionistas, elle accepta d’apporter sa contribution sous le pseudo de Bitchie, et moi de faire exister sa facette littéraire. Elle était le messie et moi l’apôtre. « La mode est le language de notre société. Le maîtriser revient à se faire comprendre » me répétait elle. Honnêtement, son attrait pour la mode me surprenait quelque peu alors que son éducation se battit contre sa logique même. Mais, pour mieux désamorcer la contradiction, elle ajoutait aussitôt « n’y vois là aucun jugement de valeur, mais un simple constat. »   

Grâce à ce job nous assistâmes à de grands défilés dans les plus grandes capitales du monde où la belle dit approfondir sa connaissance de l’iconographie. « Plus que des fringues on nous vend un mode de vie et des gens à aduler. Un nouvel Olympe même je dirais » s’exclamait elle lors des cocktails sous le regard amusé des convives ne sachant comment recevoir une telle affirmation. Finalement, chacun y voyait là un moyen de confirmer son idée.

Antigone revendit également sa boîte de production au moment où celle-ci devint célèbre grâce à la réalisation d’un film pornographique philosophique. Il est vrai que les deux termes peuvent sembler antinomiques mais ceci n’empêcha en rien le produit de bien se vendre. Certains des magazines les plus érudits traitèrent de ce qu’ils qualifièrent « une approche originale », qu’un certain doute tempéra néanmoins par «  même s’il demeure étonnant de traiter d’ontologie en usant de l’esthétique pornographe. »   

Pavel Michikov, célèbre artiste russe, lui proposa alors de poser pour l’une de ses œuvres, ce qu’elle accepta avec grand plaisir. Tout comme Dorian Gray, en dépit de lacunes artistiques évidentes, son existence même devenait un chef d’œuvre qui commençait à intéresser quelques écrivains, peintres et photographes branchés. Bitchie bâtissait progressivement sa renommée et une petite fortune personnelle à laquelle je contribuai bien évidemment ; et même si mon aura s’arrêtait là où s’élevait celle de mon mentor, je tirai profit de son existence en rencontrant quelques éditeurs et libres penseurs influents. L’écriture de son histoire avançait lentement mais surement. Etrangement Antigone refusa catégoriquement d’en lire le moindre paragraphe, ce qui me gêna car j’avais peur de trahir le récit de son existence ; « le but est que tu me trahisses chérie » me répondit-elle mystérieusement. Sur le moment je ne compris pas et décidai de m’affranchir définitivement de son avis.

Nous passâmes quelques mois à Moscou où Antigone vécu une relation intense avec son artiste de boyfriend qui jura de faire d’elle une icône moderne. Son indépendance le fascinait, lui habitué à serrer des mains et peloter les fesses d’apprenti starlettes prêtes à tout pour ne serait ce qu’un peu de lumière. « Tu es l’essence de la femme post moderne, de la beauté venimeuse, de l’inatteignable. Que tu le veuilles ou non, tu es ma muse ! » Ne cessait il de lui répéter. Je méprisais profondément cet hypocrite mondain ne concevant l’art que comme une valeur d’échange et le savoir un langage d’exclusion. Cependant grâce à lui la photo de Bitchie arborant une pose langoureuse s’afficha sur des milliers de T-shirts qui se vendirent miraculeusement bien auprès de la jeunesse dorée russe. Antigone devenait maintenant une marque, un concept marketing vendeur grâce à Pavel. Mais fidèle à sa réputation, la belle partit un beau matin en lui laissant une lettre rédigée par ma plume avisée lui expliquant les bienfaits d’un amour déçu dans le processus de création. Elle me demanda justement de lui glisser un poème de Yeats, le bien nommé Sorrow of Love pour appuyer son (mon) propos. Quelques mois plus tard celui-ci produisait l’œuvre de sa vie, sobrement intitulée « BITCHIE ».

 Puis arriva Ange, qu’au début je détestai. Mais d’abord recontextualisons. Nous le rencontrâmes à Milan lors d’une soirée privée dans l’un des clubs les plus selects de la ville où se retrouvait la fine fleur de la couture et un beau bouquet de VIP. Nous devions y rester une semaine afin de rédiger un article sur la Fashion Week. Charmant le type, il faut l’avouer : grand, musclé, regard ténébreux et costume de playboy ; une campagne de pub pour Armani à lui tout seul. On sentait le mondain car le bellâtre se trouvait entouré d’un groupe bien garni, ce qui ne l’empêcha pas de nous proposer de le rejoindre à sa table par le biais d’un serveur à qui il glissa probablement un beau billet de 100. Je réalisai très rapidement qu’Antigone seule l’attirait, sans me retrouver exclue pour autant.  Le bonhomme savait y faire, et remarque en avait le temps puisqu’il exerçait la noble profession d’héritier-rentier. Très vite la belle annonça la couleur en refusant le moindre verre offert pour lui montrer son aisance financière. Elle commanda même une bouteille de vodka avant de lui offrir un des célèbres T-shirt à son effigie.

Deux heures plus tard il nous emmenait à bord de sa vieille jaguar jusqu’à la villa de ses parents qui, disait-il, possédaient les plus luxueux centres commerciaux d’Italie. Frimeur, il n’en demeurait pas moins mystérieux tant ses affects s’exprimaient avec parcimonie. Son regard, sombre, se chargeait d’une malice ténébreuse dont Antigone respirait le souffle ardent et parfumé. Le stéréotype du latin d’une certaine façon. Nous sabrâmes le champagne en dansant tous les trois jusqu’au petit matin, moment où Antigone et Ange s’éclipsèrent dans l’une des nombreuses chambres. Je n’avais jamais vu la belle se donner aussi facilement et en fus presque agacée car ceci laissait trop de crédit à cet homme dont je percevais la vanité sous jacente.

 Je lui en fis la remarque dés le lendemain mais, bien qu’abritée derrière ses grosses lunettes, perçu la présence d’un plan dans notre conversation :

-       Ne t’inquiète pas, ce n’est pas la première fois que je couche avec un homme le premier soir d’ailleurs. Serais tu jalouse ?

-       Bien sur que non ! Mais je ne voudrais pas qu’il se sente pousser des ailes, répondis-je fermement, bien qu’en réalité quelque chose m’attirait dans son comportement.

-       Parfait. Ne t’inquiète pas, j’ai de grands projets pour lui, et tu as un rôle à jouer justement.

-       Lequel ?

-       Tu verras bien…Ange propose de nous emmener au lac de Como, ça te dit ?

-       Pourquoi pas. Mais il faudra que je rédige l’article.

-       Ne t’inquiète pas pour ça, tu le feras en début de soirée.

-       Au fait, pourrais-je te poser une question ?

-       Vas-y.

-       Souhaites-tu avoir des enfants ? Je veux dire que tu approches de la trentaine, cela doit te démanger…

-       Des enfants ? Jamais de la vie, de la mienne du moins. Vois tu, je ne pense pas que la solution à nos malheurs soit d’enfanter. L’espèce humaine prolifère beaucoup trop et je conçois le refus de la maternité comme un acte profondément subversif. Sans doute un vieux reste de Marx et de Malthus.

-       Vraiment ? Je trouve ta conception un peu triste…

-       Faner est triste. Je préfère accoucher d’une existence digne d’une œuvre d’art plutôt. Et cela ne constitue en rien un signe d’égocentrisme. Au fond je suis une véritable pessimiste, je ne pense pas que le monde puisse s’améliorer. Nos sociétés vivent un déclin certain alors profitons avant la fin. Puis viendra un temps où les hommes porteront le fœtus, tu verras…

La journée nous nous rendîmes au lac où je profitai de la quiétude méridionale pour avancer sur mon hagiographie tandis qu’Antigone et Ange batifolaient dans les flots bleus de Como.

Notre séjour milanais se prolongea de deux semaines durant lesquelles la Dolce Vita s’offrit à nous sous la forme d’une trinité étrange. Notre hôte et elle vivaient une relation amoureuse où mon rôle se cantonnait à celui de spectatrice active. Nous sortions, et parfois couchions ensembles. Un soir d’ailleurs Antigone m’accorda l’exclusivité d’Ange qui me traita avec des égards princiers. Je pense que mon amour pour lui remonte à ce fameux soir. Je me croyais l’actrice d’un vieux film italien et commençai à me prendre au sérieux. Contrairement à elle, j’étais beaucoup plus enclin au romantisme mais je savais que son amour se portait sur la belle, ou peut être son versant machiavélique, Bitchie. Les hommes aiment ce qui les fait souffrir. Les femmes aussi d’ailleurs.

Puis, sans motifs apparents, elle devint plus distante. Lorsque j’essayai d’en connaître la raison, elle me demanda si l’ouvrage avançait car le dénouement approchait. L’ambiance si joviale du début se dissipait dans la lourdeur d’un caniar où l’unique refuge demeurait le confinement sombre et froid des chambres ornées de pièces luxueuses, mais dépourvues de fraîcheur. A la fin de la troisième semaine, Ange décida de partir pour Madrid, sans préciser le motif de son voyage, mais nous proposa de l’attendre dans la villa familiale de Sardaigne. Sur le moment j’hésitai, las de l’étouffante chaleur et de l’angoissante distance les séparant de moi, mais elle me convainquit de l’y suivre, sous peine de manquer le dernier chapitre de l’ouvrage.

Antigone, que je croyais amoureuse, profita de son absence pour ramener des hommes dans la splendide demeure où elle s’adonna aux excès de l’amour multiple, ce qui ne manqua pas de m’agacer. En fait je devenais chaque jour un peu plus jalouse. Jalouse de son audace et son émancipation ; et surtout jalouse de l’amour que lui portait Ange. La veille de son retour d’Espagne je m’agaçai de son attitude et lui fis remarquer de la sorte :

-       Antigone, pourquoi te comportes tu de la sorte ?

-       Comme quoi ? Me répondit-elle faussement surprise.

-       Nous logeons chez Ange, qui t’aime, et tu profites de son absence pour le tromper allègrement.

-       Quoi ça te choque ? Je te croyais bien plus émancipée que cela.

-       Oui mais là je sens quelque chose d’étrange, de malsain même. On dirait que tu veux le détruire.

-       Mais c’est exact ma chérie.

-       Mais pourquoi ? Que t’a-t-il fait ?

-       Vois-tu, ce genre d’hommes baise l’humanité entière et on le respecte presque pour cela, alors pourquoi une fille ne le pourrait elle pas ? En réalité des hommes comme lui sont tellement repus de leur lâcheté que seul l’excès peut réveiller leur sincérité et la passion. Je vais justement lui donner l’opportunité de l’atteindre à un niveau quasi divin.

-       Mais comment ?

-       Tu verras. Fin de la conversation. Je dois rejoindre Pavel à la plage pour une séance de jet ski.

Antigone n’avait rien trouvé de mieux que d’inviter l’artiste moscovite à passer quelques jours en Sardaigne en lui précisant bien qu’elle logeait chez son nouvel amant. Séduit par une situation complexe, ce dernier accepta volontiers l’invitation et se jeta dans le premier avion le menant à sa muse.

Je ne cessai de repenser à Antigone toute la journée durant, à son parcours, son univers et la futilité de son existence. Je me remis en question également et réalisai à quel point je m’éloignais de mes aspiration initiale. J’étudiais la philosophie pour comprendre les fondements de l’humanité et modestement contribuer à améliorer sa condition. Or je me retrouvais au milieu du sexe marchand, de l’ineptie, et de l’orgueil provoqués par la richesse et un détournement utilitaire du savoir. Ce n’était plus le carnaval mais bel et bien la foire. Je commençais à avoir la nausée.

 La belle découcha plusieurs nuits pour ne réaparaître que quelques heures avant le retour d’Ange. Je perçu immédiatement que quelque chose ne collait pas à peine eût il franchi le seuil de la porte. Terriblement nerveux, à peine me salua-t-il avant d’embarquer Antigone dans la chambre où ils discutèrent plusieurs heures. Durant le dîner, personne ne dit mot hormis elle qui feignait ne pas percevoir l’atmosphère terriblement oppressante. Lui avait-elle avoué son infidélité ? En tout cas elle n’hésita pas à sortir sans lui dont le regard arborait la fureur contenue d’un fauve aux abois, ou le désarroi d’une bête blessée ; je ne sus dire.  

Durant une semaine je vécu recluse dans ma chambre tant l’ambiance devenait irrespirable. Je ne percevais la vie extérieure qu’au travers de fragments sonores se dégageant d’occasionnelles éruptions colériques. Je compris qu’il était question d’amour, de mariage, d’infidélité, et de mort. Ceci ne présageait rien de bon. Puis un soir Ange se rendit dans ma chambre pour me faire l’amour. En cet instant, je détestai Antigone qu’il essayait d’atteindre par mon biais. Puis celle-ci disparu soudainement, sans donner de nouvelles. En réalité je connaissais son refuge, la chambre d’hôtel de Pavel, ce que je confiai d’une manière non dénuée de perversité au pauvre italien que la jalousie consumait lentement. Ce dernier encaissa la nouvelle avec beaucoup de tact, partit dans sa chambre et quitta la maison en empruntant sa jaguar.

Le remord se disputait le plaisir de voir Bitchie punie pour toutes les souffrances délibérément commises dont elle se nourrissait, et la décadence de son existence. Je ressentis alors l’amère satisfaction de provoquer le chatiment d’un destin trop libre.

Ange ne revint que quatre heures plus tard, sans mots dire. Il s’installa sur le canapé, accompagné d’une bouteille de whisky. Je lui demandai des nouvelles sans obtenir la moindre attention de sa part. On eût dit qu’il se plongeait dans l’autisme dans l’attente de quelqu’un. Je compris lorsqu’une voiture de police se gara. Cela ne l’étonna nullement car il termina tranquillement son verre, se leva, et rejoignit les officiers qui l’arrêtèrent sans difficultés. Soudain tout devint clair : Ange venait de tuer Antigone.

Il me fallut quelques jours d’investigation pour clarifier l’affaire et prendre conscience de l’habileté d’Antigone, et son machiavélisme. Tout était planifié depuis le début, nous n’étions que des pions dans son jeu.

Jamais elle n’oublia le traumatisme de son viol qui mua en un obsessionnel désir de vengeance. Mais au lieu de tuer directement son bourreau, elle préféra inclure son châtiment dans une mise en scène bien plus esthétique, Hitchcokienne même. La revanche devait s’appliquer non seulement à une personne en particulier, mais à la nature masculine en générale, incarnée à la perfection par Ange. Elle s’appliqua d’abord à rendre ce dernier fou amoureux, au point qu’il la demanda en mariage au bout de seulement une semaine. Elle posa cependant une condition, preuve ultime de sa dévotion : qu’il tua celui qui la viola 10 ans plus tôt. Une habile manipulation persuada le riche héritier de se rendre à Madrid pour accomplir sa funeste mission. Pendant ce temps Antigone préparait la jalousie future de son protecteur pour mieux l’attiser le moment venu. Lorsque celui-ci revint, bouleversé par la réussite de sa tâche, elle se montra distante et se joua de lui avec une grande perversité. Le sachant capable de tuer une seconde fois, celle-ci s’afféra à devenir la seconde victime. Mais ne voulant pas partir seule, elle décida d’emporter Pavel dans la mort, symbole, de la cupidité et de l’orgueil dont les symptômes rongèrent la communauté de sa mère et leurs idéaux. La tragédie exécutait ainsi son dernier acte : Ange découvrit son aimée dans les bras d’un autre, et, saisit par la rage, les abattit d’une balle chacun. Rongé par le désespoir de s’être fait manipulé et d’avoir souillé le nom de sa famille, il se suicida dans sa cellule.  

Je me demandai cependant quel avait bien put être mon rôle, et sa fascination pour le Christ et le personnage de Dorian Gray me revinrent en mémoire. Car qu’adviendrait pareille création machiavélique sans trahison ni psaume ? Tout juste un banal fait divers ou une tragédie mondaine. Antigone me fit donc endosser, et bien malgré moi, le rôle de Judas et de Saint Paul en me poussant à avouer à Ange l’adresse de son amant puis, la tragédie accomplie, de narrer son existence pour en faire une épopée séraphique, ce que j’entrepris. A la fois traître et apôtre. L’affaire fit grand bruit dans les milieux mondains tandis que je diffusai son écho en rédigeant un ouvrage mettant en scène sa vie. Celui-ci connut un succès surprenant auprès de la jeunesse aspirant à « rêver comme si elle vivait éternellement et vivre comme si elle mourrait demain », dixit James Dean ; beaucoup de filles, à défaut de se reconnaître dans la vie de la défunte, applaudirent son audace et sa volonté. Les conservateurs la prirent en horreur et virent en elle la convergence de toutes les perversions modernes. Antigone devint alors le symbole d’un féminisme nouveau, et l’objet de vifs débats auxquels je pris part un peu partout dans le monde où on brandissait mon livre comme un objet de lutte. Des groupes se créèrent pour lui rendre hommage et poursuivre son combat même si personne n’en connaissait vraiment les contours.

Même après sa mort je demeure un pion en continuant son exégèse. Et moi qui cherchais un sujet de thèse, je produisis à la place l’un des ouvrages majeurs des dernières années. Ouvrage que j’intitulai sobrement Bitchie.

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