BKK 1

Jerry Milan

Il est difficile de ne pas haïr...les gens, les choses, les institutions. Quand ils brisent votre esprit et prennent plaisir à vous voir saigner...seule la haine donne encore un sens. Mais je sais ce qu'elle fait à un homme: elle le démolit, elle le transforme en ce qu'il n'est pas, en cette "chose" qu'il s'est promis de ne jamais devenir. Il est alors très dur de ne pas crouler sous le poids de ce qui nous noircit le coeur...

J'ai repris un vol pour la Thaïlande encore une fois. Peut-être le dernier. Je voulais éviter Bangkok à tout prix, mais je ne pouvais faire autrement car je n'avais pas assez de dollars pour prendre un vol direct vers le sud. Et puis, j'adore cette ville même si les souvenirs qui m'y attachent ne me font pas que du bien. Il faudra que beaucoup d'eau coule sous les ponts du Chao Phraya avant que je puisse y retourner sereinement.

BKK est incroyablement extraordinaire. Je n'ai jamais visité un autre endroit comparable et pourtant, j'ai parcouru plus du monde qu'un homme ordinaire peut le faire au cours de sa misérable vie. C'est un mélange de contrastes terribles et inimaginables où se mêlent le beau avec l'horrible, le grandiose avec le minuscule, le parfum avec la puanteur, la saveur avec le dégout, la richesse extrême avec la pauvreté obscène, l'obésité avec la maigreur, le bien-être avec le malsain, le céleste avec le sordide, la couleur avec la cécité, la blancheur avec la noirceur, la nuit avec le jour, le clinquant avec le sobre, la lumière avec les ténèbres, le smart avec le laid, la propreté avec la crasse, le paisible avec le grouillant, le mystique avec le matériel, le silencieux avec l'assourdissant, la technologie avec le moyenâgeux, le soleil avec la grisaille, le brûlant avec les glaçons et la chaleur étouffante avec les douches tropicales lors de la mousson. Un cocktail détonant et explosif qu'aucune autre ville au monde n'est capable de vous servir sur un plateau d'argent. Cette place est une potion magique et un flash permanent.

Après plusieurs visites d'exploration, j'avais enfin trouvé un coin tranquille ou je me logeais dans un petit hôtel familial à un tarif très correct et équipé d'une piscine ce qui est indispensable à mon goût pour se rafraichir d'une chaleur souvent étouffante et fatiguante. Bien situé géographiquement et assez près de tous les endroits intéressants car Krung Thep est une capitale immense s'étendant sur plus de 1500 kilomètres carrés ce qui en fait une des plus grandes villes au monde. Son nom d'origine bat aussi tous les records car il est tellement long, qu'il a été inscrit dans le Guinessbook des records. Bangkok, pour les étrangers, se nomme en Thaï: Krung Thep mahanakhon amon rattanakosin mahintara ayuthaya mahadilok phop noppharat ratchathani burirom udomratchaniwet mahasathan amon piman awatan sathit sakkathattiya witsanukam prasit, ce qu'il veut dire à peu près ceci: ''Ville des anges grande ville résidence du Bouddha d'émeraude ville imprenable du dieu Indra grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses ville heureuse généreuse dans l'énorme Palais Royal pareil à la demeure céleste règne du dieu réincarné ville dédiée à Indra et construite par Vishnukarn''. Ce nom a été composé à partir de deux anciennes langues indiennes, le pali et le sanskrit. Je laisse donc aux Thaïlandais de l'appeler ainsi ou alors juste Krung Thep et moi, je vais continuer à l'appeler Bangkok tout simplement.

Mon petit hôtel se trouvait être bien desservi par les transports multiples utilisés par les touristes et mises à la disposition des dix-huit millions d'âmes errantes. Taxis aux couleurs flashy, tuk-tuks bariolés, moto-taxis ou plutôt mobs-taxis, pun pun bikes, bus, Sky-train BTS, Airport link ou métro MTR et surtout, à cinq minutes de marche, les Chao Phraya Express boats. Ces longs bateaux-bus aux moteurs surpuissants, rapides, frais, pratiques et économique avec le folklore de leurs mousses sifflants et sautants sur les pontons et que j'adorais.Ce coup-ci, j'ai décidé de changer d'endroit car je n'avais pas la force d'y revenir dormir après ce que j'y ai vécu de bonheur pendant mes trois derniers voyages en couple.Une de mes meilleures amies avec qui j'ai eu quelques relations intimes dans le passé et que j'ai retrouvé par hasard après ma séparation m'a fait une proposition avant de partir pour me l'épargner.

Et quelle proposition ! Une offre d'une grande générosité apparentée à un cadeau de Nl que je ne pouvais refuser. Elle aussi devait se rendre à Bangkok pour y régler quelques affaires et me proposa de partager sa suite au Mandarin Oriental. Un des plus beaux et plus cher hôtel de la ville et une de ses meilleurs tables. Je lui avait confié lors d'un repas au restaurant avant de partir que cet hôtel me faisait fantasmer à chaque fois que je passais devant pour rejoindre mon logis familial lors de tous mes précédents séjours dans la cité aux senteurs. Un arrêt du Chao Phraya Express se trouvant à quelques dizaines de mètres. Oh, extérieurement, l'immeuble ne cassait pas une patte à un canard laqué ; une tour quelconque d'une laideur tout à fait banqkokienne, mais à l'intérieur, quelle splendeur. Et quel extrême niveau d'un service impeccable. J'ai toujours rêvé d'y passer au moins une nuit et à défaut, d'y manger sur une de ses tables réputées et célèbres au moins une fois. La dernière fois qu'on est passé devant avec mon amoureuse, je le lui ai promis et c'était prévu pour ce même voyage...Je n'en ai pas eu le temps car le sort en a décidé autrement.  

Et voilà que mon rêve allait s'exaucer et pour couronner le tout, on m'en faisait cadeau ! Mon amie, pas rancunière pour des ronds et s'occupant de moi depuis ma séparation essayant de me ramener de l'état de loque à la vie m'en faisait cadeau ! J'étais son invité pendant trois nuits dont celle de la Saint Sylvestre. Et quelles nuits...Des deux chambres séparées de la suite, une n'a servi que la première. Nous avons surtout navigué, en dehors des Express-boats, du lit king-size à la salle de bains, de la salle de bains à la terrasse avec vue sur la rivière, de la terrasse à la piscine et de la piscine aux restaurants puis retour sur le lit royal. La première soirée, celle du 31 décembre était de grande classe. Même crevé après trois vols et 16 heures de voyage, j'ai ressuscité comme d'un coup de baguette magique, réveillé par des effluves délicates et odeurs diverses de l'art d'une sublime cuisine thaïlandaise flattant tant le palais. Madame était resplendissante de beauté dans sa robe de soirée moulante ses fesses rebondies et se nichons hors normes. Pour sûr qu'elle aurait ressuscité un mort même en décomposition. Nous nous sommes gavé de thaï food/sea food arrosé au champagne, mangé des déserts aux piments et dansé aux cotillons lancés par une chanteuse de jazz ce qui ne m'arrive jamais ! Je déteste ça. Pendant les deux dernières nuits restant nous n'avons pas seulement consommé du champagne et sucé les glaçons des jus de fruits exotiques, mais aussi gouté un max des plats d'une exquise délicatesse et surtout, fait les cons. Deux gamins lâchés en colo par leurs parents !

Bonne recette à la déprime concoctée par mon infirmière perso en chef. Merci chica...   

Une matinée consacrée aux rendez-vous de madame et les deux après-midi à la visite des temples et du chinatown au pas de course. Trois jours sans dormir à faire les crétins écervelés et les lapins baiseurs Duracel. Et pas de yaba ou du laddu pour tenir le coup comme les tuk-tuk men. Le troisième jour un petit avion privé attendait à Don Mueang airport puis un Lonprayah speed catamaran direction Koh Phangan. Koh Clodo, dixit mon pote Bruno qui détestait les raveurs et leurs fool moon parties. Je n'ai pas vu grand-chose du voyage. Je me suis écroulé comme une bouse.   

Après un séjour de trois semaines à trainer chez les amis et sur des voiliers, traversant les paysages de rêve du pays des sourires d'est en ouest et du sud au nord, le retour à Bangkok n'a pas été du même calibre. Seul, la gorge noué, lâché dans le Babylon du Khao San, les démons sont revenus hanter mes nuits. Heureusement que j'avais des choses à faire : récupérer mon Iphone sur lequel j'avais roulé avec ma voiture avant le départ et que j'ai laissé à un bricolo du Pantip Plaza sans grand espoir de le revoir un jour. La même chose avec mon Macbook dont le disque dur et la batterie ont rendu l'âme. Faire des emplettes de bondieuseries bouddhistes au marché aux amulettes du coté du Wat Saket puis d'autres courses aux épices et sauces thaïes pour mes mets concoctés à la casa. Visiter des temples que je n'ai pas encore vu et il y en a à moudre. Passer chez Turbo Pikun pour lui déposer quelques bijoux en argent à réparer. Séances de piscine sur le toit de l'hôtel. Pas le même qu'à l'aller, ça non. Celui-ci, bruyant et grouillant d'une population des travellers cosmopolites et mondos tatoués sans leurs chiens. Le retour à la réalité avant celle, bien plus dure, du retour au pays. Ce pays que jadis j'avais choisi, mais où ma petite famille se trouvait à l'autre bout et que je ne voyais jamais et cette ville qui me faisait de plus en plus chier où plus personne ne m'attendait car mon amour a bâché ma vie et mes amis sont tous partis loin, très loin. Je n'avais plus aucun plaisir d'y retourner. Et, la seule personne qui m'a fait encore rêver pour la dernière fois dans ce décor de théâtre à l'orientale, allait quitter cette putain de ville définitivement dans quelques jours, elle aussi.

Le rêve était en train de se casser la gueule et le réveil risquait d'être cruel. Je crois que si j'ai encore un avenir, il va certainement être ailleurs car je ne pourrais plus supporter de continuer à vivre dans un endroit où mon rêve s'est transformé en cauchemar et où ma vie a perdu définitivement tout son sens quand mon amour a retrouvé l'amour de sa vie et moi, j'ai perdu le mien...         

Alors, machinalement, j'ai marché dans les rues de Bangkok en réfléchissant à tout ça sans vraiment trouver une solution. J'aurais encore tout le retour, 16 heures et trois vols pour y penser car en avion, je n'arrive pas à dormir, même étant bourré.     

J'ai fait mes courses, déposé les bijoux et récupéré mon Iphone refait comme neuf pour quelques bahts. Décidément, ces petits thaïs, ils assurent finalement bien plus qu'ailleurs. Il me restait une chose à faire : aller me faire pardonner et demander à bouddha de m'aider à me sortir de tout ce foutu merdier qu'est devenue ma vie. J'ai marché jusqu'au temple Yanawa, le temple du bateau, celui qui se trouve au bord du Chao Phraya, celui où je vais toujours en dernier avant de partir, celui où je suis allé la dernière fois en tenant ma vie par la main. Cette main qui aujourd'hui ne tenait que quelques baguettes d'encens .    

L'enceinte de Yanawa est incroyable et énorme. Elle abrite plusieurs temples, un espace de cérémonies, deux écoles dont une pour moines bouddhistes, un atelier de massage, un petit parc, un café, un ponton pour accoster les Express boats et surtout pour venir nourrir des milliers des carpes qui grouillent, une télévision religieuse et un parking. Curieusement, dans une ville qu'est saturé par des millions de véhicules, on ne galère jamais pour se garer. Il y a des parkings partout, pratiquement chaque immeuble en possède un. Une fois le portail d'entrée franchi à la droite est situé le temple le plus imposant à deux étages avec une vue sur la ville. Au rez de chaussé de l'édifice se trouvent un autel avec un bon nombre de statues comme dans quasiment tous les temples, mais surtout, des reliques et quelques restes corporels de Bouddha lui-même, étant certifiés pour authentiques. Interdit de prendre des photos. Au centre de la cour, juste après un grand espace de cérémonies, trône majestueusement un temple en forme d'une jonque chinoise, d'où son nom, le temple du bateau.

Tout le côté gauche est occupé par des bâtiments administratifs et l'école bouddhiste. En face, une école primaire et tout au fond, coincé entre le temple-jonque, l'école, un petit parc et le Chao Phraya se trouve un petit temple, le plus ancien, datant du 13ème siècle environ. C'est là, que je vais me recueillir. Le bâtiment est assez délabré extérieurement, on sent bien le travail des siècles et absence des moyens. Il est protégé par un échafaudage le couvrant des intempéries par un toit supplémentaire en tôle ondulée. L'intérieur est très beau et la statue de bouddha avec son autel est magnifique. C'est dans ce lieu, que les moines viennent tous les jours à la même heure chanter et prier. Ce jour-là, je me suis pointé juste à l'heure. L'appel à la prière venait à peine de commencer par un chant et des litanies. Je me suis posé sur un banc, j'ai regardé les monks arriver et entrer dans ce temple en enlevant leurs chaussures. Je n'y suis pas entré par respect. J'entendais tout parfaitement bien dehors. Cet endroit est particulièrement chargé en émotions, en tout cas en ce qui me concerne. Je les capte, les ressens très puissamment. La réaction n'a pas tardé et les larmes ont inondé mon visage.

J'étais scotché là, incapable de bouger, secoué par des sanglots profonds en pensant à tout ce qui c'est produit dans ma vie ces six derniers mois. Toute cette galère, ces souffrances profondes, la haine, la douleur, l'incompréhension, le mal-être, la tristesse, la déception et le mépris sortaient de mon corps par mes yeux. Je crois, que je n'ai jamais autant chialé depuis mon enfance, même à l'enterrement de mon père ou de mon meilleur ami. J'étais en train de tout évacuer, seul, assis sur un banc dans ce lieu sacré à l'autre bout de la planète, rempli de prières et de chants bouddhistes. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi, une heure peut-être, je ne me souviens plus. Je me suis levé et je suis allé à la porte pour filmer la cérémonie et avoir un enregistrement que je me repasserais si le mal me reprenait. J'ai compris enfin que tout était définitivement fini et que la marche arrière m'était désormais impossible. Même si on m'en offrait une nouvelle possibilité. J'ai appris que les regrets et les souvenirs ne sont que du vent. J'ai réalisé, que dorénavant, j'allais marcher seul contre ce vent et ce jusqu'à la fin de ma vie. Tout le reste n'était que du bonus. Le bonheur ainsi que l'amour. Je me suis juré que plus jamais je ne sombrerais, que je ne souffrirais. J'ai demandé pardon et l'oubli, le détachement, la paix de l'âme et la sérénité avant de devenir aussi brillant et dur qu'un diamant qu'une seule chose pourra détruire un jour. La mort. Et c'est moi qui choisirais la date et le lieu. Mon cœur ne sera plus jamais brisé que par une balle d'un Magnum 9 mm. Je ne sais pas si mes veux seront exaucés ou pas. Je me livre aux forces obscures et je ne laisserais plus jamais et à personne d'autre que moi le soin d'influencer le cours de ma vie et encore moins de la diriger. De me prendre mon cerveau. Je ne me laisserai plus jamais atteindre par une émotion destructrice et ravageuse et je rendrais tous les coups qui me seront portés. Plus d'indulgence, de faiblesses et de compassion. Ni plus, ni moins...   

J'ai voulu allumer mes baguettes d'encens que j'ai achetées et apportées avec soin, comme la dernière fois en présence de ma chérie, mais le petit autel prévu à cet effet à l'extérieur n'était plus là. J'ai fait tout le tour au cas où on l'aurait déplacé. Nada...alors, je suis monté dans le minuscule temple se situant et haut de la jonque, et ma cérémonie à moi, je l'ai fait là, en présence d'une vieille femme thaïe qui a vu mes larmes couler. Alors, elle a saisi ma main tout en se demandant ce qu'un farang comme moi foutait dans ce lieu...      Elle m'a fait comprendre en me tenant ainsi, que même si j'avais mis 59 ans à trouver ce que je cherchais dans ma quête de l'amour absolu et, quand enfin j'ai trouvé mon idéal dans LA personne dont j'ai tant rêvé toute ma vie et qui me correspondait en tout points, le bonheur n'était pas venu avec. J'ai eu des moments extrêmement forts et intenses, mais dans l'ensemble, j'étais autant malheureux que heureux et cet amour-là ne faisait pas partie de mon destin. En le perdant, dans ces moments de souffrance terrible, je me suis renforcé et j'y ai gagné quelque chose essentiel à ma vie: la liberté !

J'étais à nouveau un homme libre !   

Alors, je suis rentré à la nuit tombante par le dernier bateau sur le Chao Phraya à Khao San et je me suis fait tatouer une grosse tête de mort sur mon mollet droit.

 Je suis un homme libre. J'ai été, donc je sais être, un homme heureux... Qu'y a-t-il de plus rare au monde ? Je le dis sans orgueil et avec gratitude à l'égard de ceux qui m'ont aidé à me construire ainsi. Car, pour la liberté, j'ai des aptitudes mais peu de dons pour le bonheur...

  • C'est archi-chiant ce site car quand on y publie un texte, il manque toujours des bouts à chaque changement de page. Je ne sais plus comment faire pour y remédier. Alors la seule solution, c'est d'imaginer ce que j'ai voulu écrire...voilà. Bonne lecture quand-même !!! En cliquant sur "lire" c'est moins pire, je crois...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Me

    Jerry Milan

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