BLACK-OUT

Pierre De Gerville

New-York, 1977 : l'année de Star Wars et de Rocky, de la mort d'Elvis, des Yankees, de l'été caniculaire et des assassinats du Son of Sam. L'année du Black-out, aussi.

PARTIE I – Lance, Bella et les autres.

« Sérieusement – c'est vraiment de la merde. »
Lance tire nerveusement sur sa cigarette : une habitude qu'il a contractée voici sept ans. Ce n'est pas vraiment que le tabac le détende. Mais il doit brûler ses cinq clopes par jour, sous peine de se mettre à défoncer quelque chose à coups de poings. Lance n'a pas besoin de regarder Abbott – il sait que le petit brun râblé bout à sa gauche, les mains crispées sur la peinture écaillée de la rambarde. C'est un sanguin, Abbott. Nerveux et excité comme un écureuil de Prospect Park : ceux  au pouls si rapide qu'ils semblent constamment au bord de la crise cardiaque. Toujours en alerte, comme si un prédateur devait lui tomber dessus, ou pire encore lui piquer sa noisette, un homme miniature obligé de s'agiter pour occuper son territoire.
« On – on peut pas dire ça – que c'est de la merde,  balbutie Abbott avec émotion. Il lutte pour garder un ton égal et gérer le problème entre adultes. On peut pas. »
Abbott marque une pause pour bien marquer son argument, puis reprend :
« Star Wars, c'est le meilleur film que j'aie jamais vu, et d'ailleurs c'est la meilleure chose qui m'est arrivée en dix ans. Voilà. »
Lance sent qu'Abbott atteint doucement son point de rupture et se refuse à le pousser plus à bout – et puis il joue avec ses nerfs depuis une bonne demi-heure et se lasse de sa proie et est à cours de bière. Il concède :
« Comme tu voudras. »
De toute façon, il n'a jamais vu Star Wars.

Il est plus de vingt heures et la chaleur n'a toujours pas relâché son emprise. Lance sent la sueur perler dans son dos et imprégner sa chemise.  Comme s'il se dissolvait lentement dans l'air saturé d'humidité. Crown Heights s'est transformé en forêt tropicale – la ville entière suinte, d'ailleurs. Les gens sans boulot ni argent ni futur gisent sur leurs porches, le jean collé à la peau moite des cuisses, et les gouttes de sueur tiède dévalent les fronts, les cous, les poitrines et s'écrasent sur le béton - ploc, ploc, ploc.
Lance perd son regard au-delà de la rivière invisible, dans les tours roses de Manhattan luisant dans la gloire du crépuscule, barrées par l'antenne râteau de l'immeuble d'en face comme d'un coup de crayon. Des nuages de tempête se massent dans le ciel en champignons noirs et des éclairs fusent au loin. Lance se demande si l'orage viendra jusqu'à eux. Le toit terrasse sombre petit à petit dans l'obscurité : ce n'est pas encore la nuit, juste le calme qui la précède, la journée qui s'endort et quand tout devient bleu. Les cheminées et les tuyaux et les câbles qui encombrent le toit se fondent en une masse fantastique. En contrebas, des morceaux de rue émergent dans le halo des réverbères. Il reste encore beaucoup de monde dehors. Les gens fuient les appartements étouffants. De toute façon, rentrer, c'est mettre fin au jour, et personne ne veut dormir, l'été. Deux gamins jouent à Rocky. Comme ils sont noirs, Lance penche pour Apollo Creed. Le plus petit finit par se prendre une droite et pleure. Leur mère sort de sa torpeur et se met à leur crier dessus.
Lance sent sous ses pieds la ville grouiller de richesse et de pauvreté, de chaleur insoutenable et de crimes infâmes, il entend son cœur battre, il sent son pouls dans les vibrations du métro, il voit son sang circuler dans les caniveaux remplis de vermine, il sent son haleine dans les bouches d'égout et les eaux pourrissantes de la rivière.  La ville a chaud. La ville sue comme un corps. La ville crève de misère – et l'air brûlant attise les braises.

Abbott a disparu dans le petit bunker qui abrite le nécessaire de survie : un frigo avec les bières et la viande et un sac de charbon pour le barbecue.  Lance l'entend siffloter. Probablement Ma Baker. Ou Dancing Queen. Avec Abbott, c'est toujours dur de savoir. Il a tendance à emmêler les titres.
Lance ne parvient pas à se rappeler d'où lui vient ce surnom – Abbott – ni même s'il le portait déjà lorsqu'ils se sont connus. Abbott est Mexicain ou Italien, en tout cas basané, et donc probablement catholique. Ca doit venir de là, se dit Lance. Il ferme les yeux et se laisse envahir par la rumeur des grillons. Lance est à moitié Blanc et à moitié Noir et à moitié Cree – il ne veut pas se laisser aller à des pourcentages hasardeux – mais aucune de ses races n'apporte de réponse à l'absurdité de la vie. Dans son dos enfle le souffle de taureau de Sam qui vient de signer l'ascension héroïque des six étages de l'immeuble. Lance se retourne et Sam l'étreint (ou s'effondre sur lui) et l'enveloppe de son odeur âcre. Comment Sam peut rester aussi gras en perdant autant de sueur reste un mystère pour Lance. Sam se laisse choir sur une chaise Adirondack qui titube sous le choc mais tient bon.
« B-Bière ? Articule-t-il péniblement. »
Lance acquiesce. La canette irradie une fraicheur apaisante dans sa paume.
« Ca va, au magasin ? Demande Lance.
- Ca va.
- Ton père ?
- Il m'emmerde. Je l'emmerde.
- Comme d'hab.
- Comme d'hab. »
Depuis le bunker, Abbott active les spots et la terrasse se dévoile dans leurs faisceaux un peu durs : quelques chaises longues, une petite table, le barbecue. Des papillons de nuit se mettent à tourbillonner dans la lumière et des geckos se faufilent sur les cheminées.
Il ne manque plus que Stock – et Bella, évidemment. Stock s'appelle Stock parce qu'il n'avait que ce mot à la bouche quand ils se sont croisés pour la première fois à Bethesda il y a une éternité de ça, tous les cinq, encore un peu gauches dans leur nouvel uniforme. Les autres ont cru qu'il parlait de bétail et qu'il devait être une sorte de fermier, même s'il n'avait pas le physique pour. Sauf qu'il parlait d'actions, qu'il habitait l'Upper East, que son père était riche et qu'il avait choisi d'être là, pas comme eux, Lance, Sam et Abbott, les grands gagnants de la loterie à l'envers, ou Bella – Bella n'avait pas vraiment eu le choix non plus, apparemment, et n'avait jamais expliqué pourquoi. En tout cas, le surnom était resté.
« Stock ? Demande Sam.
- Il doit arriver. Il devait prendre Bella à la sortie du boulot. »
A ce moment, un énorme vrombissement emplit la rue et la Lotus de Stock apparaît un block à l'ouest, accélère inutilement et pile juste devant l'immeuble.
« Putain, siffle Sam. La même que dans Vanishing Point.
- Dans Vanishing Point, c'est une Dodge, corrige Lance. C'est juste qu'elles sont blanches toutes les deux. L'Esprit, c'est celle de James Bond. »
Lance ne sait même pas d'où il sort tout ça. Les détails les plus futiles s'accrochent à sa mémoire comme sur du papier à mouche. Sam rétorque qu'il préfère la moto, dans Vanishing Point, celle avec la fille à poil dessus, avant de rougir fortement : Sam est un grand romantique et essaye de le cacher.
Stock porte un carton sous le bras. Stock est très grand et excessivement mince. Blond aux yeux bleus. Il raconte quelque chose à Bella qui rigole. Ils disparaissent dans la cage d'escalier.
Comme toujours, Stock embrasse tout le monde et en fait des tonnes pour tromper sa timidité. Il dépose triomphalement son paquet sur la table et claironne : « Pour plus tard ! » tandis que Bella ondule comme une déesse au milieu de ses adorateurs. Depuis sept ans et à de rares passades près Bella est la seule fille du groupe. Abbott a trop de copines pour avoir le temps de les présenter. Sam est prisonnier d'amours impossibles. Stock, deux options : gay ou amoureux fou de Bella qu'il ne peut pas avoir. Et Lance – marié à Bella depuis leur retour à New York. Mais ça, c'était évident.
« Mai Tai ? Crie Stock.
- Mai Tai ! Crie tout le monde. »
Tandis que Stock s'active aux cocktails et qu'Abbott et Sam lancent le barbecue, Lance plaque vite fait Bella contre lui et lui vole un baiser. Bella se dit d'ascendance française, même si elle ne parle pas un mot de Français. En tout cas, ça contribue à son aura. Lance s'imagine les Françaises à son image : fines, distinguées et pleines de mystère, avec du rouge à lèvres vraiment rouge et du Channel n°5, et des fois un béret. Bella s'échappe et Lance découvre Stock qui lui tend un verre.
« Cheers.
- Au moins on aura appris à faire des cocktails. »
Stock sourit.
« Surtout à les boire. 
-C'est quoi, dans ta boîte ?
- Tu verras. Bella m'a dit que tu broyais du noir ?
- Moi ? Non.
- Jamais.
- Jamais. »
Stock a une moue dubitative.
« Elle se trompe rarement, Bella.
- Je te jure. C'est juste que là-bas, j'avais pas l'occasion de penser et j'étais utile.
- Là-bas, c'était il y a cinq ans. Il faut passer à autre chose.
- Je sais. Je dis juste ce que je pense.
- Ton problème, Lance, c'est que tu te crois fait pour l'action et le malheur. Et le bonheur, tu ne sais simplement pas quoi en faire.
- Merci.
- C'est juste ce que je pense.
- T'as l'air de bien t'amuser, toi, avec tes bagnoles et ton bateau.
- Ce n'est pas pareil, dit Stock toujours en souriant. Moi, j'essaye d'oublier.
- Tu fais toujours des cauchemars ?
- Tout le monde ne peut pas recoudre des hommes éventrés à longueur de journée comme si de rien n'était.
- J'ai jamais trouvé ça normal. Ca avait juste plus de sens que bosser pour GM.
- Comme tu voudras. Et Bella ?
- Tu la connais : elle parle pas beaucoup. Mais la nuit, elle me tabasse et elle crie.
- Elle me parle, à moi.
- T'as de la chance.
- Elle se fait du souci pour toi.
- Je sais.
- Tu devrais te reprendre en main. Bella mérite mieux.
- Je sais. »
La fumée des grillades emplit la terrasse, et avec elle le rire de Bella. La chaleur est devenue presque tolérable. Ils s'installent et engloutissent hot-dogs et cuisses de poulet enveloppés dans de l'essuie-tout, à l'exception de Bella qui ne mange jamais sans assiette et couverts. La nuit est tombée : une nuit noire et dense de tropiques. Les grillons sont toujours là.
« On manque de musique, dit soudain Stock.
- Sam pourrait aller au second chercher la radio, suggère Abbott avec un sourire sadique.
- Enculé, grommèle Sam. Et arrête de m'appeler Sam. Je veux plus entendre ce nom.
- J'ai mieux que la radio, » dit Stock imperturbable.
Il ouvre son carton comme si une colombe devait en sortir.
« C'est un Luxman, annonce-t-il en exhibant un ampli. Je le ramène de Tokyo. »
Abbott marmonne quelque chose sur la mort de l'emploi américain et Stock fouille encore dans son carton et en sort un vinyle.
« Et ça, c'est Mungo Jerry. »
Stock descend chercher les enceintes et la platine et Bella se prépare un second Mai Tai.
« Pourquoi tu veux plus qu'on t'appelle Sam ? demande-t-elle. T'es le seul de la tribu avec un vrai nom.
- Lance a un vrai nom, dit Sam.
- C'est pas mon vrai nom, dit Lance.
- Merde, dit Sam. Je savais pas.
- Et pourquoi plus Sam, alors ? S'impatiente Bella.
- Parce que le Son of Sam, gronde Sam comme s'il venait de réveiller le diable. J'en dors plus la nuit, de ce psychopathe. Et chaque fois qu'on dit mon nom, je me crispe. C'est mauvais pour mon cœur.
- Drôle d'année, dit pensivement Bella. Entre la canicule et la crise et ce maniaque.
- Et Star Wars et Rocky, ajoute Abbott.
- En tout cas, ajoute Bella en direction de Sam, t'as pas à t'en faire. Il butte que les brunettes.
- Moi je trouve que Sam fait une brunette tout à fait acceptable, rétorque Abbott. Tu devrais te teindre en blonde.»
Lance observe quelque chose dans la rue.
« Tu regardes quoi ?
- Un pigeon. Il retourne des feuilles mortes. Il cherche quelque chose. »
Stock est de retour et finit de tout brancher. Tout le monde crie :
« Trois ! »
Stock lève au dessus de sa tête le vinyle de Mungo Jerry.
« Deux ! »
Stock dépose le vinyle sur la platine.
« Un ! »
Stock allume l'ampli.
« Zéro ! »
Stock dépose le bras sur le disque. Et la ville entière bascule dans le noir.

(To be continued... Parties II, III et IV à venir)

 

 

 

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