BLACK-OUT

Pierre De Gerville

Deuxième partie de Black-Out. La première partie est déjà publiée sur ma page. Toujours 1977, toujours New-York sous la canicule, mais maintenant la nuit est tombée et le black-out commence...

PARTIE II – SNAFU

La rue a disparu dans la nuit. Autour d'eux, il n'y a plus rien – disparue aussi la skyline éternelle à l'horizon et c'est comme si une montagne venait de s'évanouir.
« C'est con, balbutie Stock. Un instant, j'ai cru que c'était de ma faute. »
Il ne reste plus que les braises du barbecue et leurs briquets : un réconfort de naufragés. En contrebas, des applaudissements retentissent, accompagnés de cris de joie.
« Soirée aux chandelles ? propose Lance. Ce sera pas la première.
- Ville de merde, grommelle Abbott. On se demande où part notre fric.
- Demande à Stock, dit Bella. »
Suivie de Lance, elle descend à tâtons jusqu'à l'appartement. Ils croisent quelques voisins sur leur palier. L'ambiance est bonne, finalement. Les petites catastrophes rapprochent les gens. Lance et Bella se repèrent tant bien que mal à la flamme vacillante du briquet et finissent par dénicher, enfoui dans un placard, leur matériel de camping : ils remontent quelques lampes de poche et la lampe à pétrole sur la terrasse.
« Bon, dit Stock. Sans musique, alors.
- On va devoir parler, dit Bella. C'est con, quand même.
- Il m'est arrivé un truc étrange, hier soir, commence Abbott en regardant Sam d'un air bizarre. Je rentrais chez moi, un lampadaire sur deux était cassé, donc il faisait assez sombre. Je marchais au milieu de la rue, donc, en évitant soigneusement les poubelles, les junkies et les clochards disposés sur le trottoir, et j'ai entendu quelque chose grogner dans un recoin. Un recoin bien noir. Je me suis approché. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis approché. Le grondement grandissait. Un grondement de bête. De chien, sûrement, mais la masse que j'ai finie par distinguer était beaucoup trop grosse pour un chien. Et tout d'un coup, deux yeux se sont allumés, comme ça ! Comme deux braises dans la nuit noire. Deux yeux méchants et malins qui me fixaient comme s'ils voulaient m'avaler, me consumer, me posséder totalement. Et le grondement s'est arrêté et une voix douce, presque une voix d'enfant, s'est mise à murmurer : Sam, Sam, Sam… »
Ils éclatent de rire alors que Sam se lève furieux et gueule :
« Je veux plus qu'on m'appelle Sam ! Ca me fait peur ! Ca me crispe ! Je veux plus qu'on parle de ça !
- Comment tu veux qu'on t'appelle, alors ? Demande Bella. »
Sam réfléchit un instant.
« Attends, dit Abbott. J'ai vu des mecs courir dans la rue.
- Arrête, dit Lance. Une histoire, ça suffit.
- Je déconne pas, dit Abbott. Regarde. »
En dessous, des formes fugitives glissent le long des murs. Et brusquement, des cris retentissent un block à l'est. Une sirène déchire la nuit et une voiture de police passe en trombe juste en dessous d'eux.
« Oh putain, dit Lance. Il se passe quoi ? »
La sirène se tait. Là-bas, quelque chose vient d'exploser.

Maintenant, l'air est plein de bruits et de cris et de lueurs d'incendie. Des voitures de police et des camions de pompiers déferlent dans les rues toutes sirènes allumées. L'odeur du feu et de la fumée monte jusqu'à la terrasse et Lance se dit que ça y est, c'est la guerre. Un homme traverse la rue, courbé sous le poids d'un fauteuil.
« Qu'est-ce qu'il fout ? demande Abbott. Il déménage ?
- Oh non, dit Bella. Il pille. »
Derrière l'homme, un groupe suit, portant un canapé et des matelas.
« Putain ! S'écrie Sam. Le magasin ! »
Et il se précipite dans la cage d'escalier, une lampe à la main.
« Sam ! »
Stock s'est jeté à sa suite. Abbott, Bella et Lance restent un instant interdits. Les deux hommes font irruption dans la rue, Sam courant toujours quelques mètres devant Stock avec une vitesse et une agilité insoupçonnables, au milieu des pillards qui passent sur la chaussée comme des zombies.
« Abbott, dit Lance, tu restes avec Bella et vous barricadez l'immeuble. Moi, je vais les chercher. »
Lance n'a même pas réfléchi : dans le danger, c'est toujours lui qui a donné les ordres. Il se précipite à son tour dans le gouffre de la cage d'escalier sans même attendre de réponse et une pensée traverse son esprit – un peu rouillé. Ou un peu trop excité par l'action. Dans sa poitrine, la grosse pompe s'est remise en marche et fait battre ses tempes en cadence.

Plus loin, Stock a enfin rattrapé Sam. Autour d'eux, des silhouettes s'attaquent aux grilles des magasins à coup de barres de fer et de battes de baseball. Projetées par la lueur des poubelles en feu, des ombres de sabbat dansent sur les façades. Sam a dû s'arrêter de courir mais marche tellement vite que Stock peine à le suivre, au-delà de la fin du monde.
« Sam ! crie Stock. On devrait retourner chez Lance. Je le sens pas.
- Mon père est au magasin, dit Sam. De toute façon, on y est. »
Une centaine de mètres devant eux, une petite foule est rassemblée devant le déli des Cohn. Sam jure parce qu'ils ont brûlé la camionnette. La foule, ce sont des jeunes – blacks, blancs, hispanos – en T-shirts et jeans, l'uniforme du New-Yorkais, et devant eux se tient le père de Sam, rabougri et décharné, dont la tête de vieille pomme  fripée flotte au-dessus d'un étrange peignoir rose comme celle d'une tortue au-dessus de sa carapace. Sam et Stock se faufilent sans que personne ne les remarque. De toutes façons, de nouvelles silhouettes s'agglutinent continuellement à la masse, comme attirées par de la confiture. Monsieur Cohn brandit un balai et tient un respect les émeutiers assez indécis.
« Papa ! Crie Sam . Il se passe quoi ?
- Ils veulent la caisse ! Beugle le vieux d'une voix suraigüe. »
Quelques quolibets antisémites fusent. Un immense Jamaïcain qui semble être le chef improvisé crie :
« Donne-nous la caisse ! Et on touche pas au magasin !
- Jamais ! Braille le vieux. Crève ! Enculé ! »
Et avant que personne n'ait pu réagir, le balai s'abat sur le crâne du Jamaïcain qui tombe sur les fesses.
« Oh putain ! S'exclame Sam. »
Le Jamaïcain s'est relevé et décoche un coup de poing monstrueux à Monsieur Cohn qui vole inanimé contre la grille du magasin. Il y a une sorte de flottement et Stock et Sam n'ont que le temps de tirer le vieux à l'intérieur, frapper de toutes leurs forces les doigts qui déjà s'agrippent à la porte, pousser enfin la barre de sécurité alors qu'un hurlement terrible retentit de l'autre côté.
« Je crois qu'on a arraché un doigt, dit Stock. »
La porte tremble sous des coups furieux. Une pierre explose la vitre du magasin. Des mains secouent les grilles.
« Ca va pas tenir longtemps ! Dit Stock. Il y a une autre sortie ?
- Non, dit Sam. Juste la trappe. »
Sam, qui traîne toujours son père derrière lui comme une lionne son quartier d'antilope, pousse un tapis et dévoile une trappe, derrière le comptoir.
« C'est là que mon père planque le cash ! dit Sam. »
La trappe dévoile un simple trou à peine plus grand qu'un placard. Ils déposent le vieux au fond, s'y glissent tant bien que mal, en refermant la trappe sur eux et en tirant le tapis. Ils baignent dans un noir total. Dehors, la rumeur enfle.

Bella et Abbott se retrouvent presque seuls dans l'immeuble. Les deux vieux du premier sont évacués vers Wyckoff Heights par les voisins du second, ceux qui restent entassent ce qui leur tombe sous la main dans des sacs et se ruent vers les voitures pour se réfugier ailleurs, là où ils ont des proches, les plus chanceux vers Long Island, les vraiment maudits choisissant la direction des tunnels sans savoir qu'ils sont déjà coupés. Bientôt, ils ne sont plus que trois : Abbott, Bella, et Chebyshev, l'étrange voisin du troisième, coincés dans l'immeuble comme dans la carcasse déserte d'un paquebot naufragé.
Ils barricadent la porte d'entrée alors que dans la rue, quelques policiers frappent autour d'eux à grands coups de matraque mais reculent mètre après mètre devant la foule qui grossit. Abbott, Bella et Chebyshev se réfugient dans l'appartement du second. Bientôt, la flamme bleue du gaz luit sous la cafetière italienne. Bella sert trois tasses qu'ils boivent en silence. Bella et Abbott ne connaissent pas bien Chebyshev. Chebyshev travaille la nuit et dort le jour, sauf lors de ses repos qu'il passe à bronzer en slip devant sa fenêtre. Chebyshev ne dit jamais un mot, porte une barbe sale et broussailleuse et a des yeux rouges et exorbités qui luisent fiévreusement dans le halo de la lampe à pétrole. Dehors retentit une explosion. Chebyshev sourit. Il ouvre la bouche comme s'il voulait parler mais ne se rappelait plus comment et finit par articuler :
« C'est enfin la nuit »
Il parle si bas que Bella parvient à peine à comprendre.
« J'aime beaucoup la nuit, continue Chebyshev. La vraie nuit. La nuit sans lumière. Ca doit être que je travaille la nuit. »
Il ricane. Il a un rire haut perché et désagréable.
« Je vais fumer sur le pallier, déclare lâchement Abbott. Quelqu'un veut venir ? 
- Je préférerais un autre café, dit Chebyshev. En si bonne compagnie. »
Bella ne veut ni abandonner son appartement, ni rester seule avec Chebyshev. Elle dit :
« Je vais me laver les dents. Reprenez du café, si vous voulez. »

Sur le pallier, Abbott termine sa cigarette. Il se demande ce que deviennent les autres. Il sursaute : derrière lui, la porte vient de claquer.
On a donné deux tours de clé dans la serrure.

Une sorte de silence s'est installé à l'extérieur du déli.
« Tu crois qu'ils sont partis ? chuchotte Sam.
- Je ne crois pas, dit Stock. Ton père ?
- Il respire bien, dit Sam. Il est juste sonné, je pense.
- C'est quoi, ce peignoir ? finit par demander Stock.
- Celui de ma mère, dit Sam. Il l'a gardé.
- Qu'est-ce que tu fais ? dit Stock. »
Sam se tortille bizarrement contre son entrejambe.
« J'essaye de trouver de la place, dit Sam. Je suis claustro.
- T'es sûr que ça va ?
- Ecoute Stock. Le prends pas mal, hein ? Mais j'aime pas les pédés. Mais toi je t'aime bien. C'est juste le placard.
- Ben moi j'aime pas les gros, dit Stock. Comme ça t'as pas à t'inquiéter. »
Il y a un tintement métallique dehors. Un moteur de voiture se met à ronfler. Les émeutiers ont attaché une chaîne entre le pare-choc d'une Pontiac et la grille et la voiture patine un instant et brusquement la grille cède et est traînée triomphalement dans la rue, dans la clameur de la foule. Quelques mètres plus loin, Lance assiste à la scène, et se rend compte qu'il n'est même pas armé.

Pendant ce temps, Bella a posé la lampe sur le rebord des toilettes et se lave les dents au petit évier. La lumière se reflète durement dans le miroir écaillé et lui blesse les yeux mais elle n'a pas trouvé mieux. Elle a refermé derrière elle la porte de la salle de bain et maudit Lance de n'avoir pas installé le verrou qui traîne depuis six mois dans le tiroir du meuble d'entrée, maudit Lance de l'avoir abandonnée, maudit Abbott d'être sorti sur le porche et se maudit de ne pas l'avoir suivi.
Et soudain, elle entend Abbott tambouriner à la porte de l'appartement et décèle un mouvement vif derrière elle et clic – la lampe s'éteint.

La grille arrachée du déli des Cohn repose au milieu de la chaussée. La foule s'est précipité dans la petite épicerie, des formes ont dansé entre les rayonnages en saccageant tout sur leur passage avant de délaisser leur jouet cassé et de se tourner vers le magasin de chaussures en face. Les deux magasins de Hi-fi sont déjà en proie aux flammes et des silhouettes passent chargés d'enceintes, de tables de mixage et de postes de télévision. Un homme titube vers Lance : une tache sombre grandit sur son flanc. Lance ramasse une planche sur le sol et court vers le déli.
Au milieu des rayonnages dévastés, il n'y a plus que le grand Jamaïcain qui ne se résout pas à abandonner sa proie. Il casse des bouteilles d'alcool à brûler et met le feu et crie : « Je sais que vous êtes là ! Vous allez cramer ! » alors que le sol du déli commence à fumer. Puis Lance lui fend la tête d'un coup de planche et le Jamaïcain git sur le sol et ne crie plus.  

La porte de la salle de bain s'est refermée sans bruit. Bella attend dans le noir total, le souffle coupé. Un tintement : la lampe éteinte déposée sur la faïence des toilettes. Puis un mouvement d'air furtif et un pas léger à sa droite. Bella écarquille les yeux : elle a sombré dans le néant. Elle avance lentement la main vers l'évier et cherche à gauche du robinet – le rasoir de sécurité de Lance.
Juste derrière elle, un souffle se rapproche. Chebyshev halète d'excitation. Les doigts de Bella se referment sur l'acier glacé du manche du petit rasoir. Deux mains avides la saisissent soudain et la plaquent contre le mur et sa tête heurte la céramique et elle flotte au-dessus de son corps, au-dessus d'Abbott qui frappe la porte d'entrée comme un dément, au-dessus des carreaux froids et lisses qui s'incrustent dans sa joue, au-dessus des mains qui soulèvent sa robe et arrachent sa culotte et saisissent ses fesses, elle ne sait plus qu'une chose, le contact du petit manche en acier qu'elle dévisse fébrilement pour extraire de la tête la minuscule lame, et au moment où la tête se désolidarise enfin du manche, Chebishev la plaque à nouveau contre le mur et la lame lui échappe et tombe à côté d'elle avec le son cristallin d'une clochette et elle sait que c'est fini.

Lance, Sam et Stock sortent du déli en flamme, tirant derrière eux le vieux et le Jamaïcain. Sam dispose son père en travers de ses épaules et ils abandonnent le Jamaïcain au milieu du trottoir. La rue toute entière s'est embrassée. Dans la chaleur du brasier, des pompiers s'agitent comme de petites fourmis et arrosent les bâtiments sans faire reculer la fournaise, des émeutiers passent entre les camions, un peu partout des bagarres éclatent : chacun dispute sa part de butin. 
Stock s'aperçoit que son bras est brûlé et que sa peau s'effrite comme un tronc pourri – comme celle des gosses qu'ils récupéraient en masse à l'infirmerie, là-bas.
Le block entier est noyé dans la fumée âcre. Le petit groupe bat péniblement en retraite. Une éternité plus tard, Lance se retrouve devant la porte grande ouverte de son immeuble. Lance se précipite dans l'escalier et au second la porte est elle-aussi béante et à moitié fracturée à coups d'extincteur et il y a une flaque de sang dans la salle de bain, ses semelles collent contre le sol et le faisceau de la lampe révèle une traînée gluante et moirée qui traverse le séjour et le pallier. Stock n'a trouvé personne dans tout l'immeuble et Lance sait qu'il a tout perdu et dévale l'escalier et court dans la rue après le fantôme de Bella, dans la lueur des voitures incendiées, et Stock et Sam ne peuvent plus rien faire, sinon allonger le vieux dans le canapé et placer sur son front un linge mouillé.  



(To be continued... Parties III et IV à venir)

 

 

 

 

 

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